2. Place de la toxicomanie dans la nosologie psychiatrique actuelle

Dans notre questionnement sur les aspects volontaires ou non de la toxicomanie, le statut de maladie de celle-ci revêt une importance majeure. C'est pourquoi nous allons nous intéresser maintenant aux caractéristiques générales de la maladie mentale.

Les termes toxicomane, toxicomanie sont couramment utilisés tant par les médias que par les spécialistes de la santé pour qualifier les personnes dépendantes de drogues illégales. Pourtant, on ne les trouve pas, en tant que telles, au titre de catégorie nosologique dans les deux principales classifications des maladies mentales que sont la dixième révision de la Classification Internationale des Maladies (ICD-10 ou CIM-10 pour l'édition française) pour l'Organisation Mondiale de la Santé et le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM-IV) de l'Association Américaine de Psychiatrie. En ce qui concerne l'OMS, cet état de fait remonte à 1965, date à laquelle un comité d'experts a demandé de remplacer le vocable toxicomanie (drug addiction) par celui de dépendance à l'égard des drogues. Au terme de drogue a été par la suite substitué celui de substance psycho-active, considéré comme plus neutre. La catégorie diagnostique finale que l'on trouve actuellement à la fois dans le DSM-IV et la CIM-10 est donc celle de dépendance à une substance psycho-active. Relevons que le statut légal ou non du produit n'est pas du tout pris en compte, puisque les critères diagnostiques sont globalement les mêmes, quelle que soit la substance concernée.

Avant de discuter la pertinence de chacun des critères diagnostiques choisis par les experts, il convient de préciser que si les nosologies officielles considèrent la dépendance aux substances psycho-actives comme un trouble mental, cette prise de position ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes du domaine. Cette question est d'un abord particulièrement difficile, puisqu'il n'existe pas à l'heure actuelle de consensus quant à une définition précise du concept de maladie mentale. Les auteurs du DSM-IV font état de cette problématique non résolue en considérant comme révolu le fondement épistémologique de la distinction corps-esprit sur laquelle est basé le concept de maladie mentale79. On peut en voir un témoignage dans le non recours à cette notion au profit de celle de trouble mental plus vague et moins chargé d'histoire (il en va de même pour l'ICD-10 dont le chapitre psychiatrique est un des rares à ne pas comporter le terme "maladie")80. Les auteurs du DSM-IV précisent également que les entités décrites ne sont pas nettement délimitées les unes des autres et qu'il n'y a pas de discontinuité entre une entité morbide donnée et l'absence de pathologie. Cette dernière caractéristique appliquée à la toxicomanie souligne l'idée d'un continuum allant de l'abstinence vis-à-vis de certaines substances jusqu'à la dépendance la plus intense en passant par toutes les gradations de fréquences d'usages et d'abus. L'idée de continuum pousse donc vers un abord dimensionnel de la toxicomanie au détriment d'un abord catégoriel, ce qui rend d'autant plus difficile l'établissement d'une limite entre le normal et le pathologique.

Aussi imparfaite soit-elle, le DSM-IV donne tout de même une définition du trouble mental (déjà présent dans le DSM-III) qu'il n'est pas inutile de rappeler ici :

‘chaque trouble mental est conçu comme un syndrome ou un ensemble cliniquement significatif, comportemental ou psychologique, survenant chez un individu et associé à un désarroi actuel (symptôme de souffrance), à une incapacité (handicap dans un ou plusieurs secteurs de fonctionnement) ou à une augmentation du risque d'exposition : soit à la mort, soit à la douleur, soit à une invalidité ou à une perte importante de liberté. (...) Quelle qu'en soit la cause, le trouble mental doit être habituellement considéré comme la manifestation d'un dysfonctionnement comportemental, psychologique ou biologique du sujet81.’

La discussion de cette citation dépasse l'objectif de notre travail et nous nous contenterons de faire deux remarques en lien avec la toxicomanie.

En premier lieu, on peut noter que parmi les trois éléments pouvant être associés à un syndrome clinique, à savoir :

  • une souffrance psychique 82 ;

  • une incapacité ;

  • un risque accru,

tous peuvent concerner la toxicomanie.

La souffrance psychique qui découle de l'usage compulsif de drogue est souvent subordonnée aux difficultés d'obtention du produit, aux perturbations de l'humeur liées aux symptômes de sevrage ainsi qu'à la dévalorisation de soi qui peut accompagner le vécu de l'accumulation des difficultés psychosociales (dettes, problèmes avec la justice, chômage, etc.). Si cet aspect est particulièrement visible chez ceux qui consultent dans les institutions de soins, cela n'est pas une conséquence inéluctable de la toxicomanie. Car ceux qui parviennent à gérer une consommation même intensive sans symptômes de souffrance majeurs sont nombreux83.

L'incapacité psychiatrique 84 peut être l'aboutissement d'une longue carrière de toxicomane, elle touche des personnes qui ne s'avèrent plus capable d'adopter un rythme de vie conventionnel. Ceci soulève le problème du choix d'un mode de vie alternatif et de ses conséquences à long terme. Car on ne saurait parler d'incapacité chez une personne qui revendique le droit de vivre selon des normes inhabituelles et qui garde les potentialités d'adaptation nécessaire à un retour à une vie plus conventionnelle ; il y a ici désir et non contrainte de vivre différemment. Par contre, une longue carrière de dépendance peut s'accompagner d'une forme de désocialisation où les modes de faire en vigueur dans la société conventionnelle ne sont plus accessibles à la personne ; il y a alors contrainte à vivre différemment, et donc incapacité à vivre "normalement".

Si l'on observe donc un lien entre pratique toxicomaniaque et désocialisation, il reste très hasardeux d'établir un lien de causalité entre ces deux phénomènes. Car il se pourrait très bien que d'autres variables psychopathologiques interviennent dans cette association.

Quant à l'élévation du risque d'atteinte à la santé physique ou mentale85, cet aspect s'applique tout particulièrement au toxicodépendant si l'on pense à la fréquence des tentatives de suicide, overdoses et maladies infectieuses (hépatite, SIDA) que connaissent ces populations.

On peut néanmoins se demander dans quelle mesure cette notion d'élévation du risque est pertinente pour définir le trouble mental. Car d'innombrables activités sportives ou de loisirs peuvent être qualifiées de risquées (course automobile, parapente, etc.) sans qu'il soit imaginable de les considérer comme des maladies ! De plus l'élévation du risque de mort et d'atteinte à la santé, aussi minime puisse-t-il être, n'est-il pas inhérent à toutes activités humaines et en dernier ressort à la vie elle-même ?

En second lieu, des trois registres possibles de dysfonctionnement propres au trouble mental mentionnés dans la citation (psychologique, comportemental et biologique), relevons que la toxicomanie se caractérise avant tout par un dysfonctionnement comportemental puisque les symptômes se manifestent principalement dans ce registre.

La notion de dysfonctionnement peut être utilisée dans la mesure où le comportement addictif se caractérise par une grande rigidité d'exécution. A l'inverse, les comportements répétitifs normaux sont plus flexibles et peuvent aisément être abandonnés ou remplacés par d'autres en cas de nécessité. Le comportement addictif est dysfonctionnel car la personne qui l'adopte manque d'alternatives et possède donc un répertoire comportemental restreint86. Outre cet aspect de rigidité, il y a également et surtout dysfonctionnement car le comportement addictif entraîne des conséquences négatives pour l'individu et ses proches, c'est pourquoi il peut être qualifié d'inadapté.

Nous verrons toutefois plus loin qu'un tel jugement n'est valable que dans le cadre d'une approche objectiviste qui ne remet pas en question les normes et valeurs qui sont celles de la culture dominante. Une approche relativiste du dysfonctionnement montrera qu'en adoptant le point de vue du sujet, ce qui apparaît comme une inadaptation peut devenir un mode de vie spécifique parfaitement congruent avec l'environnement dans lequel évolue le sujet.

Notes
79.

le terme de trouble mental implique malencontreusement une distinction entre les troubles "mentaux" et les troubles "physiques", ce qui est un anachronisme réducteur du dualisme esprit/corps, DSM-IV, p. XXVII, op. cit.

80.

P. Pichot, Naissance et vicissitudes du concept de maladie mentale, Acta psychiat. belg., 1988, pp. 206-221.

81.

American Psychiatric Association, DSM-III-R, Paris, Masson, 1989, p XXV. Cette citation est sensiblement différente dans l'édition française du DSM-IV, mais comme les termes utilisés nous paraissent moins adéquats, nous avons gardé celle du DSM-III-R.

82.

Cet aspect est sans doute le plus fondamental des trois dans la mesure où H. Ey en faisait l'objet même de la psychiatrie qu'il définissait comme la médecine du sujet souffrant.

83.

S. Peele, The meaning of addiction, compulsive experience and its interpretation, Lexington, Mass., Lexington Book, 1985.

N. E. Zinberg, Drug, set and setting, New Haven, Yale University Press, 1984.

84.

L'incapacité psychiatrique peut être définie comme : une perte ou une restriction de la capacité d'accomplissement des rôles sociaux normalement attendue d'un individu placé dans son contexte familier. in : Echelle OMS pour l'évaluation d'une incapacité psychiatrique, Genève, OMS, 1989, p. 80.

85.

Si les pratiques de consommation des toxicomanes sont généralement risquées pour la santé, relevons que dans de bonnes conditions d'hygiène l'injection d'héroïne régulière présente peu de danger pour l'organisme.

86.

B. P. Bradley, Behavioural addictions : common features and treatment implications, British Journal of Addictions, 1990, 85, pp. 1417-1419.