3. La dépendance, un aspect de la condition humaine

Avec le remplacement du concept de toxicomanie par celui de dépendance à une substance dans les grandes nosologies psychiatriques, nous nous trouvons confrontés à un terme bien éloigné du jargon médical et qui recèle un parfum de familiarité. Qui n'a pas une compréhension intuitive du concept de dépendance ? Qui ne perçoit pas que l'ensemble de nos besoins et de nos désirs sont autant d'occasions de vivre une situation de dépendance à l'égard de notre environnement ?

Il nous est ainsi donné d'emblée l'occasion de comparer la toxicodépendance avec d'autres conduites humaines également caractérisées par la dépendance. Toutefois, malgré cette réelle familiarité, le concept de dépendance n'en nécessite pas moins d'être défini et pour ce faire nous nous tournerons vers celui qui mieux que quiconque à su dépeindre les différentes facettes de cette problématique constitutive de la condition humaine, A. Memmi :

‘La dépendance est une relation contraignante, plus ou moins acceptée, avec un être, un objet, un groupe ou une institution, réels ou idéels, et qui relève de la satisfaction d'un besoin87.’

Défini de la sorte, on comprend aisément l'ampleur des activités humaines auxquelles ce terme peut s'appliquer. Les objets de la dépendance sont innombrables : des objets d'amour aux idéologies politiques et religieuses en passant par les biens de consommation tels que voitures, télévisions, etc.

La dépendance est définie comme une relation, ce qui laisse entendre qu'on ne saurait la réduire à un état particulier propre à un individu. En fait, l'auteur fait intervenir trois termes dans l'équation de dépendance : le dépendant, l'objet de pourvoyance et le pourvoyeur. Ces trois termes renvoient à : "‘celui qui en attend quelque bien ; le bien convoité ; celui qui le procure’ 88 ".

Il s'agit donc d'une relation trinitaire faisant intervenir deux partenaires et un objet.

Cette relation est qualifiée de contraignante, second élément clé de la citation. La contrainte étant ce qui entrave la liberté de l'être humain, celle-ci est donc réduite mais pas pour autant supprimée par la situation de dépendance. La suite de la citation précise en effet que la contrainte est plus ou moins acceptée, ce qui suppose une forme de consentement de la part du sujet89.

Dans ce sens la position du dépendant n'est pas du tout la même que celle du dominé, nous dit l'auteur. Si le dominé ne consent en aucun cas à son sort et cherche au contraire à se libérer du joug de celui qui l'opprime, la situation du dépendant est beaucoup plus ambiguë. En effet, bien que son état soit cause de souffrance, il tire des bénéfices de son pourvoyeur et ne cherche donc pas à s'en débarrasser :

‘Si le dépendant persévère dans son esclavage, c'est qu'il y consent plus ou moins90. ’

On ne peut donc réduire la dépendance à un enchaînement passif, il y a dans ce phénomène tout un aspect de recherche active et de complaisance dans l'état de dépendance.

Enfin, la définition lie la dépendance à la satisfaction d'un besoin. Les besoins 91 peuvent être de tous ordres, innés ou acquis, citons les besoins physiologiques comme la faim et la sexualité, les besoins de sécurité, d'appartenance et d'accomplissement personnel. Tous peuvent être l'objet d'une dépendance à l'égard du pourvoyeur qu'il s'agisse de biens matériels (nourriture, drogues, etc.) ou symboliques (idéologie, connaissances, etc.). Par ailleurs la satisfaction du besoin s'accompagne de plaisir, dimension essentielle de la dépendance qui constitue son pôle attracteur.

La nature des besoins qui sous-tendent les différentes formes de dépendances offre par ailleurs une possibilité de classement de celles-ci. Ainsi, puisque la satisfaction de certains besoins s'avère plus impérieuse que d'autres, il en découle que les formes de dépendances auxquelles ils renvoient seront plus ou moins contraignantes.

Dans ce sens, on peut distinguer les dépendances vitales qui reposent sur des besoins physiologiques d'autoconservation tels que la faim92, et des dépendances non vitales telles que la dépendance envers un objet d'amour93 ou la toxicomanie. Pour celle-ci, on peut toujours envisager des processus de sortie par lesquels les personnes se libèrent de leurs dépendances.

En fonction des différentes formes de dépendances, la marge de liberté est donc plus ou moins étendue. Alors qu'il existe une certaine marge de liberté et donc de choix chez les sujets engagés dans une dépendance non vitale, cette liberté est beaucoup plus réduite en ce qui concerne le second type de dépendance.

Notes
87.

A. Memmi, op. cit, p. 32.

88.

A. Memmi, op. cit. p. 36.

89.

Même dans le cas de dépendances vitales telles que la faim, la liberté face à l'accomplissement du besoin ne peut être considérée comme supprimée. Les cas extrêmes de grèves de la faim entraînant la mort en attestent.

90.

A. Memmi, op. cit. p. 96.

91.

Nous utilisons la notion de besoin dans son sens large, comme l'envisage cette citation : Les besoins peuvent être définis comme l'existance d'une condition non satisfaite et nécessaire à toute personne pour lui permettre de vivre et de se développer dans les différents domaines de sa vie (au point de vue physique, psychologique, intellectuel, culturel, social, spirituel). in : M. Jecker-Parvex, Retard mental, Contribution pour un lexique commenté, Bienne, SZH/SPC, 1996, p. 29.

92.

De tels besoins sont habituellement innés, mais ils peuvent également être acquis tels que l'insulinodépendance du diabétique qui revêt un enjeu vital.

93.

A noter qu'en fonction du vécu de l'individu, certaines de ces dépendances non vitales peuvent faire échos avec d'autres situations de dépendances plus archaïques et par là être perçue comme indispensable à la vie. C'est le cas par exemple, lorsque la perte du conjoint est vécue comme un traumatisme qui ne peut être surmonté qu'en se donnant la mort.