6. Dépendance physiologique, syndrome de sevrage aux opiacés et phénomènes psychosomatiques

L'étude des phénomènes physiologiques liés à la consommation de drogues a amené les chercheurs à élaborer les concepts de dépendance et de tolérance. La notion de dépendance dans ses aspects physiologiques et psychiques soulève des questions particulièrement ardues dans la mesure où l'on se situe à l'interface du somatique et du psychique. C'est pourquoi nous allons maintenant discuter ces concepts, afin d'aboutir à des définitions opérationnelles utiles pour la suite de notre travail.

Nous commencerons par une brève description de l'action de l'héroïne sur l'organisme ainsi que les mécanismes neurophysiologiques responsables des symptômes de manque.

L'héroïne injectée dans l'organisme agit sur les cellules nerveuses pourvues de récepteurs opiacés. Celles-ci communiquent entre elles par l'intermédiaire de neurotransmetteurs produits par l'organisme : les endorphines, dont la structure est très proche de celle des opiacés. Ces cellules constituent des voies neuronales du système nerveux et sont impliquées dans la perception de la douleur. Par ailleurs, certaines structures sous-corticales du cerveau intervenant dans la gestion des émotions, telles que le système lymbique, se caractérisent par une abondance de récepteurs opiacés. En agissant sur ces structures, la prise d'héroïne se traduit par un effet euphorisant100.

Lorsqu'un opiacé est injecté périodiquement, l'organisme diminue progressivement sa production d'endorphine ce qui provoque un état de dépendance physiologique 101 face à cet agent extérieur102. Lorsque cet apport est diminué ou interrompu, la dépendance devient observable par le biais d'un syndrome de sevrage caractérisé par une envie impérieuse de prendre le produit, des troubles de l'humeur, des douleurs musculaires, de la fièvre, de l'insomnie et des manifestations neuro-végétatives multiples. Certaines manifestations liées au syndrome de sevrage sont à l'opposé des effets de l'héroïne : alors que l'héroïne induit somnolence, euphorie et analgésie, le sevrage provoque hyperexcitation, dépression et hypersensibilité aux sensations douloureuses103.

La notion de dépendance physiologique est donc intimement liée à celle de syndrome de sevrage, dans la mesure où celle-ci constitue la face visible de celle-là. En effet, l'état de dépendance physiologique ne devient observable que lorsque surviennent les dysfonctionnements métaboliques liés à la carence de l'apport en opiacé.

Quant au phénomène de tolérance, il s'agit de l'acquisition progressive d'une forme d'immunité face aux effets du produit. Les cellules cérébrales répondent de moins en moins à mesure qu'elles sont exposées au produit, ce qui pousse le sujet à augmenter les doses pour obtenir un même effet. Ce phénomène explique comment des patients en cure de méthadone peuvent recevoir des doses importantes de cet opiacé de synthèse tout en se sentant parfaitement normaux alors qu'une telle dose serait mortelle pour l'individu non habitué.

Si nous constatons qu'au niveau cellulaire les manifestations du sevrage se traduisent par un bouleversement du métabolisme tout à fait objectivable, il en va différemment du vécu psychique de cet état qui varie beaucoup en fonction du contexte et des individus. C'est sur cette dimension psychologique du syndrome de sevrage que nous allons maintenant porter notre attention.

Lorsqu'elles surviennent dans le contexte d'une toxicomanie, les manifestations psychiques du syndrome de sevrage aux opiacés sont essentiellement de deux ordres :

Le repérage des aspects psychiques du syndrome de sevrage n'est pas une tâche évidente ; en témoigne la modification des critères pour ce diagnostic survenue dans la dernière édition du DSM. Ces modifications sont directement liées à notre propos, aussi allons nous les détailler et discuter les options théoriques qui en découlent.

Une première modification concerne le critère du diagnostic de syndrome de sevrage aux opiacés se rapportant à la sphère psychique105. Alors que pour le DSM-III-R il s'agissait de l'envie impérieuse de prendre un opiacé, celui-ci a été supprimé au profit de humeur dysphorique pour le DSM-IV106. Cette substitution reflète à notre sens un souci d'élargir la notion de syndrome de sevrage aux patients non toxicomanes. Car chez ceux-ci le sevrage aux opiacés ne s'accompagne habituellement pas du désir irrépressible de consommer le produit. Nous voyons donc que la recherche et le besoin compulsif du produit sont loin d'être entièrement déterminés par l'organisme.

Une seconde différence entre les troisième et quatrième éditions du DSM va nous permettre de renforcer cette idée de relative autonomie du comportement addictif face aux phénomènes organiques. Cette modification touche au chapitre dans lequel figure le diagnostic de sevrage à une substance psycho-active. Alors que le DSM-IV classe ce diagnostic dans le chapitre troubles liés à une substance 107, le DSM-III-R répertoriait ce syndrome parmi les troubles mentaux organiques, c'est-à-dire dans la catégorie des troubles psychiques dont l'étiologie est de nature biologique (au même titre que les démences par exemple). Cette modification va dans le sens d'une relativisation du primat de l'organique dans les phénomènes de sevrage.

On peut voir dans le diagnostic DSM-III-R de syndrome de sevrage aux opiacés, l'expression d'un modèle psycho-organique de la dépendance à un opiacé qui tend à considérer la dépendance psychologique comme un épiphénomène de la dépendance physiologique. Selon ce modèle l'origine de ces troubles est essentiellement de nature physico-chimique (la causalité est de type linéaire), puisque les symptômes découlent d'une perturbation biologique subie par l'organisme en manque de son produit. Les tenants de ce modèle font d'ailleurs souvent la comparaison avec les diabétiques qui dépendent de façon vitale de leurs injections d'insuline.

On ne saurait pourtant réduire les symptômes de sevrage à une étiologie purement organique. Les arguments qui vont à l'encontre du modèle psycho-organique de la pharmacodépendance sont nombreux, nous résumerons les principaux d'entre eux.

Premièrement, la dépendance physiologique n'entraîne pas forcément la recherche compulsive du produit. Ce qui revient à souligner que certaines manifestations psychiques liées au syndrome de sevrage, telles que l'envie irrésistible du produit, sont facultatives. En témoignent ces patients opérés ayant reçu un traitement anti-douleur à base d'opiacé qui ont éprouvé une dépendance physiologique sans pour autant exprimer des troubles du comportement de type addictif au moment du sevrage. De même, à l'époque de la guerre du Viêt-nam les soldats américains qui avaient développé une dépendance aux opiacés ont pour la grande majorité cessé spontanément leur habitude une fois de retour au pays natal108. Nous voyons donc que la dépendance physiologique n'est pas du tout synonyme de pression insurmontable à consommer un opiacé, comme le sens commun tend à le croire.

Deuxièmement, on peut compléter ce premier argument par le fait qu'inversement il n'est pas nécessaire de vivre une dépendance physiologique envers un objet pour ressentir un besoin violent à son égard, le jeu pathologique et d'autres formes d'addiction l'attestent.

Troisièmement, on a pu observer chez certains individus des manifestations physiologiques proches des symptômes de sevrage en l'absence de toute prise de substance chimique. C'est le cas des personnes privées d'accomplir une activité compulsive telle que le jeu pathologique ou encore lorsque cesse une relation amoureuse intense (sevrage et processus de deuil présentent des analogies certaines). Ces exemples montrent qu'il existe un retentissement physiologique du vécu psychique du sevrage et qu'on ne saurait faire l'économie de cet aspect dans le cas d'un sevrage d'une substance psychotrope.

Relevons que ces remarques à propos des symptômes de sevrage peuvent également s'appliquer à la question des effets des drogues. A ce propos S. Peele mentionne l'effet placebo où les cognitions créent de toutes pièces les réactions physiologiques attendues. Aussi, tout comme les symptômes de manque, les effets d'une drogue ne peuvent-ils être considérés essentiellement comme une conséquence psychique d'une perturbation physiologique.

Il y a donc bien interaction complexe entre le psychique et le somatique et l'on ne saurait considérer le sevrage des opiacés dans le cadre d'une causalité univoque et linéaire tel que le propose le modèle psycho-organique de la pharmacodépendance. En fait, au même titre que dans toutes autres formes de comportements l'individu agit en tant qu'entité psycho-organique complexe, et l'on ne saurait réduire cette complexité à des schémas de causalité mécaniques et réducteurs.

Ainsi, on peut établir avec S. Peele109 que des phénomènes tels que les symptômes de sevrage et le besoin violent du toxique ne peuvent être considérés comme exclusivement déterminés physiologiquement car de telles manifestations sont fortement influencées par la manière dont l'individu interprète ses sensations corporelles. C'est effectivement la signification donnée au vécu de la prise de psychotropes qui est déterminante ; notamment à travers les attentes, croyances et valeurs avec lesquelles le sujet appréhende cette expérience de modification de l'état de conscience qu'est la prise de drogue. Selon S. Peele le comportement addictif résulte avant tout de la construction d'une expérience, soit d'une attribution de significations à la fois individuelles et culturelles à un ensemble de phénomènes physiologiques et comportementaux. En elles-mêmes les manifestations physiologiques liées à la prise de substance sont d'une importance secondaire quant à la poursuite du comportement addictif.

Nous voyons que les aspects physiologiques et psychologiques de la prise de toxiques sont intriqués à un tel point que la distinction entre dépendance psychologique et dépendance physiologique est considérée par certains110 soit comme impossible à faire soit comme non pertinente. De plus, lors de sa vingt-huitième réunion, le comité OMS d'experts de la pharmacodépendance111 a pris position en faveur d'un abandon de la distinction entre dépendance physiologique et dépendance psychologique, jugeant celle-ci dépassée.

Dans tous les cas, le syndrome de dépendance à une substance ne peut plus reposer sur la distinction dépendance physiologique / dépendance psychologique qui renvoie à un dualisme corps-esprit aujourd'hui dépassé, comme nous l'avons déjà évoqué à propos de la notion de trouble mental.

De plus quel que soit le type de dépendance envisagé, l'idée d'une compulsion irrésistible à consommer le produit qui aurait annihilé toute forme de volonté est un mythe qui repose sur une conception de la dépendance basée sur le modèle de la maladie.

Nous allons aborder maintenant d'autres raisons que celles basées sur l'organicité du trouble, qui concourent à entretenir le mythe de la toxicodépendance envisagée comme une dissolution de la volonté.

Notes
100.

S. Snyder, op. cit.

101.

G. Edwards et al. (op. cit.) ont contesté l'utilisation du terme dépendance physiologique dans la mesure où les symptômes de sevrages peuvent survenir en l'absence du besoin de prendre la drogue. C'est pourquoi, afin de décrire le plus objectivement possible le phénomène, ces auteurs ont proposé le terme de neuroadaptation.

102.

R. L. Akers, op. cit.

103.

S. Snyder, op. cit.

104.

Ce symptôme est généralement considéré comme l'élément central de la dépendance psychologique, que l'on peut définir comme : "l'état émotionnel lié au besoin impérieux d'une drogue soit pour ses effets positifs, soit pour éviter les affects négatifs liés à son absence". R. C. Rinaldi et al. Clarification and standardisation of substance abuse terminology, Journal of the American Medical Association, 1988, 259, pp. 555-557, cité par T.A. Widiger, 1995, op. cit., traduction personnelle.

Nous verrons plus loin que ce concept est toutefois fortement remis en question à l'heure actuelle.

105.

Pour les éditions III-R et IV du DSM, un seul critère sur les neuf proposés concerne la sphère psychique.

106.

Relevons que si le critère du désir impérieux du produit ne figure plus dans le diagnostic DSM-IV de sevrage aux opiacés, on le trouve toujours dans le diagnostic de dépendance à une substance (critère quatre du DSM-IV).

107.

Et plus précisément dans le sous-chapitre troubles induits par une substance. Le terme induit renforçant l'idée de causalité.

108.

Parmi les soldats ayant développé une toxicomanie au Viêt-nam, seuls 7% étaient toujours dépendants entre 8 et 12 mois après le retour au pays. Cf. L. N. Robins et al., Drug use by U.S. army enlisted men in Vietnam : a follow-up on their return home, American Journal of Epidemiology, 1974, 99, 4, pp. 235-249.

109.

S. Peele, op. cit.

110.

R. L. Akers, op. cit.

111.

Comité OMS d'experts de la pharmacodépendance, Vingt-huitième rapport, Genève, Organisation Mondiale de la santé, 1993.