7. Trouble du contrôle ou usage nuisible volontaire ?

L'ensemble des critères diagnostiques regroupés ici sous le thème du trouble du contrôle (dyscontrol) font appel à plusieurs notions que nous allons discuter.

Mais avant d'aborder la question du trouble du contrôle de l'usage de toxiques en lui-même, notons que l'usage contrôlé d'opiacés est un phénomène plus répandu qu'on pourrait le croire. En effet, il est un fait bien établi que non seulement les personnes qui consomment des opiacés avec contrôle sont nombreuses, mais que parmi elles se trouvent d'anciens toxicomanes, c'est-à-dire des sujets ayant réussi à modifier durablement leurs schémas de consommation sans pour autant verser dans l'abstinence112.

De plus le toxicomane considéré comme "accro" n'est pas un sujet complètement aliéné, en proie à des besoins sans limites l'amenant à se procurer son produit à tout prix. Contrairement à ce stéréotype du drogué possédé par une passion destructrice, l'étude des conditions réelles de recherche et de prises d'opiacés montre qu'elles obéissent à un ensemble de règles même chez les plus dépendants. De plus, les héroïnomanes ont généralement une consommation faible à moyenne qui reste stable au fil des ans113.

N. Zinberg114 a montré que la communauté des usagers de drogues produit un ensemble de règles, rituels et sanctions (social setting) qui déterminent des modes d'usages spécifiques en fonction des substances concernées. Ces règles de consommation (concernant le rythme, les lieux et les effets de l'usage de drogues) sont apprises dans le cadre du groupe des pairs, une fois intériorisées elles vont rendre le sujet capable d'auto-contrôle115.

Dans certains cas on pourrait même parler de dépendance contrôlée, au même titre que chacun de nous contrôle sa dépendance envers les objets propres à satisfaire les besoins physiologiques. On peut considérer qu'une dépendance est contrôlée lorsque les contraintes qu'elle engendre sont acceptées et assumées 116 par la personne, même si cette acceptation doit s'accompagner d'une souffrance subjective.

Ainsi, les contraintes et inconvénients liés à la nécessité de se nourrir sont habituellement totalement acceptés par les individus. La nécessité de se plier à des horaires pour prendre les repas et d'y consacrer du temps et de l'argent constituent des inconvénients mineurs face à l'enjeu vital que représente le besoin de s'alimenter. On ne saurait de plus oublier tous les aspects positifs qui accompagnent cette activité tels que le plaisir gustatif et les échanges conviviaux qui compensent largement les côtés négatifs.

Il apparaît donc clairement que la dépendance n'implique pas nécessairement la perte de contrôle et qu'il s'agit donc de deux phénomènes relativement autonomes. C'est donc beaucoup plus l'idée de contrainte que de trouble du contrôle qui caractérise la dépendance en elle-même. De plus, le diagnostic DSM-IV de dépendance à une substance peut être posé en l'absence des critères se rapportant au contrôle de la consommation.

La question du contrôle et de son évaluation est capitale puisqu'elle est intimement liée à la notion de trouble mental. En effet, la manifestation d'un tel trouble, comme pour toute autre maladie, est par définition involontaire et donc hors du contrôle de l'individu117. Il en irait donc de même pour la toxicomanie lorsqu'on l'envisage sous l'angle de la maladie... Une telle conception repose sur l'idée d'une instance de contrôle interne, le Surmoi du sujet, qui serait prise à défaut sous l'effet d'une contrainte externe à celui-ci118.

Toute la question est par conséquent de savoir dans quelle mesure l'usager de drogues choisit ou non lorsqu'il persiste dans sa pratique risquée. Schématiquement, deux conceptions théoriques s'opposent face à cette question : l'approche psychiatrique, qui tend à y répondre par la négative, et l'approche relativiste119 pour laquelle il s'agit d'un choix délibéré. Comme nous allons le montrer, il en découle un regard très différent sur l'addiction selon qu'est adoptée l'une ou l'autre de ces approches.

L'approche psychiatrique, pour sa part se heurte à certaines difficultés quant à une définition du trouble du contrôle. En effet, comme le relèvent T. A. Widiger et al.120, il n'existe pas de critères infaillibles pour évaluer le trouble du contrôle, aussi celui-ci peut-il être considéré comme un construit hypothétique. De plus, ce trouble ne se conçoit pas en tout ou rien, mais s'étend sur un continuum de gravité121.

Lorsqu'on envisage la question du contrôle sur l'usage de substances psycho-actives et de l'absence de critères véritablement fiables permettant de l'évaluer, les auteurs du DSM-IV proposent d'adopter un raisonnement probabiliste qui consiste à dire que plus un individu cumule les critères de non-contrôle (cf. plus haut), plus ce diagnostic aura de chance d'être exact. Cette démarche va de pair avec l'évaluation du degré de gravité du trouble, laquelle renvoie à la notion de continuum entre pathologie et normalité. Cette façon d'envisager les troubles amène des éléments de réponse à la difficile question de la distinction entre un usage nuisible volontaire et un usage incontrôlé 122, mais en dernier recours, il s'agit d'une question philosophique qui touche au problème de la liberté humaine123.

L'élément le plus convaincant qui pousse à considérer la toxicomanie comme une perte de contrôle de l'usage du produit est probablement le fait que l'usager s'adonne à cette pratique en dépit des conséquences graves qu'elle peut avoir pour lui et son entourage (critère sept du DSM-IV). Le fait que malgré la connaissance et la survenue de ces conséquences négatives le sujet persiste dans ce comportement d'allure autodestructrice pousse à considérer un tel acte sous l'angle du pathologique, de la maladie et donc de la perte de contrôle. La rationalité scientifique (de même que la rationalité intuitive du profane) tolère mal qu'une conduite apparemment aussi aberrante qui menace l'existence même du sujet puisse être choisie délibérément. De plus, l'approche psychiatrique positiviste considérant la santé comme une valeur universelle et absolue, toute conduite allant à l'encontre de celle-ci ne peut pas être considérée différemment que comme pathologique.

Nous voyons qu'à partir de schémas de pensée obéissant à certaines valeurs (par exemple le maintien de la santé), l'observateur, de son point de vue, juge la conduite addictive comme hors du contrôle du sujet. Le choix d'une telle conduite est incompatible avec les valeurs de la discipline de l'évaluateur qui sont également celles de la culture dominante, notre société étant fortement médicalisée. Or, comme nous allons le voir, le résultat de ce jugement pourrait être tout autre si le point de vue du consommateur était adopté.

L'approche relativiste quant à elle, privilégie le point de vue de l'usager pour rendre compte du degré de liberté qui caractérise le geste toxicomaniaque. Cette approche va nous permettre d'aborder deux aspects liés à la question de la perte de contrôle, à savoir d'une part les valeurs sous-culturelles responsables de l'adoption d'un style de vie qui pousse à choisir l'abus de toxiques et d'autre part l'influence des représentations sociales de la toxicomanie propre à la culture dominante qui conduit tant les usagers que les professionnels de la santé à expliquer les prises de drogues compulsives en terme de dépendance et de perte de contrôle, donc en terme de phénomène subi. Explication qui représente une construction socioculturelle et non un reflet fidèle de la réalité du phénomène toxicomaniaque.

Il est un fait que dans la plupart des cas l'usager est guidé par des normes et des valeurs sous-culturelles que l'observateur ne partage pas. Ainsi, ce sont les bénéfices à court terme qui intéressent l'usager (plaisir lié à la prise du toxique), alors que les effets négatifs, généralement différés dans le temps, passent au second plan. Dès lors ce qui est considéré comme une perte de contrôle pourrait en fait n'être que l'expression d'un choix basé sur la prééminence des avantages immédiats sur les inconvénients. Il s'agirait donc d'un choix effectué par une personne dont les normes et les valeurs l'amènent à minimiser l'importance des conséquences négatives de la consommation de drogues.

Ainsi lorsqu'un usager poursuit la consommation malgré les conséquences graves pour sa santé, ce pourrait très bien l'être parce qu'il attribue peu d'importance à sa santé et non parce qu'il a perdu le contrôle. Car la personne qui valorise la recherche du danger et du plaisir immédiat et qui choisit une pratique de consommation de drogues vit en accord avec les principes véhiculés par son groupe d'appartenance. L'environnement social familier s'avère donc déterminant quant à l'adoption de certains comportements.

Par ailleurs, on ne peut se limiter à la dichotomie : point de vue de l'observateur - point de vue du consommateur, car le constat de la perte de contrôle de l'usage d'une substance est une construction élaborée conjointement par le spécialiste et le consommateur qui fournit à travers son discours une part essentielle du matériau de base nécessaire à cette conceptualisation, principalement à l'occasion de contacts avec les organismes psychosociaux124. La conceptualisation de l'expérience de la prise compulsive de toxiques est donc une déduction faite à partir du comportement de l'usager, tel que celui-ci se le représente et surtout tel qu'il le relate verbalement à son interlocuteur.

Le constat d'échec face au contrôle de la consommation implique la présence d'un état d'esprit particulier chez l'usager, puisque celui-ci doit en quelque sorte désavouer sa pratique ou plus précisément subordonner son désir de continuer à celui d'arrêter sa consommation. Cette attitude peut de plus n'être présente que le temps d'un entretien diagnostique... Le sujet sera ainsi poussé à reconnaître qu'il prend son toxique souvent en quantité supérieure ou sur une plus longue durée que ce qu'il avait envisagé (critère trois du DSM-IV), que son désir pour la substance persiste ou qu'il n'a pas réussi à arrêter sa consommation (critère quatre du DSM-IV) et enfin qu'il reconnaît continuer l'usage du produit malgré les conséquences négatives que cela engendre dans sa vie (critère sept du DSM-IV).

Le vécu de la perte de contrôle suppose l'exécution d'un comportement qui va à l'encontre du désir du sujet. Or, toute la difficulté vient du fait que ce désir est ambivalent. Il y a toujours désir du produit et désir de s'en passer, d'où conflit inéluctable. Aussi, parler de perte de contrôle implique une approche réductionniste où seul un des termes du conflit est envisagé (désir de renoncer à la substance). En effet, lorsqu'on considère le second terme de l'ambivalence (désir de consommer), l'idée de perte de contrôle tombe d'elle-même. Le concept de perte de contrôle ne serait donc qu'un artefact pour expliquer la transition d'une attitude où prime le refus de la substance à une attitude où prime le désir de celle-ci. Quant à la raison de privilégier l'aspect refus du toxique permettant l'élaboration du concept de perte de contrôle, on peut y voir l'expression d'une morale socio-médicale ambiante.

En effet, avec J. B. Davies125 on peut aller jusqu'à considérer la perte de contrôle, et de manière plus générale la dépendance elle-même, comme un leurre dans la mesure où elle n'est que le pur produit d'un auto-étiquetage socialement fonctionnel destiné à rendre plus acceptable un comportement que la morale réprouve. L'usager de drogues recourt ainsi à une explication de sa conduite compulsive par la dépendance et la perte de contrôle afin de réduire la dissonance cognitive tant au niveau individuel en ce qui concerne l'incongruité du choix d'un comportement autodestructeur qu'au niveau social en ce qui concerne son désir constant de céder à la tentation du plaisir facile.

C'est toute la question de la toxicomanie envisagée comme une maladie et par conséquent celle de l'usager de drogues considéré comme un malade passif qui se joue ici. Avec tous les bénéfices secondaires que peut amener le fait d'envisager un comportement déviant sous l'angle de la maladie, notamment quant à la déresponsabilisation du sujet face à ses actes126. Le comportement pathologique devenant en quelque sorte objet d'étude et d'intervention de la médecine psychosociale avec le risque de passiviser le sujet face à ses difficultés en le dépossédant de toute une dimension de sa façon de vivre.

Ainsi, comme le relève J. B. Davies, les représentations de la toxicomanie véhiculées par la société globale favorise l'explication et le vécu de la prise de drogues sous l'angle de la perte de contrôle. Les comportements ainsi dénommés deviennent nettement plus acceptables socialement mais ceci se traduit en contrepartie par une déresponsabilisation des consommateurs face à leur pratique et donc par une diminution des chances de pouvoir modifier de telles pratiques.

Notes
112.

H. Klingemann, Coping and Maintenance strategies of spontaneous remitters from problem use of alcohol and heroin in Switzerland, The international journal of the addictions, 1989, 27 (12), pp. 1359-1388.

113.

F. Vedelago, La carrière sociale du toxicomane, in : A. Ogien et P. Mignon, La demande sociale de drogues, Paris, La documentation française, 1994.

114.

N. Zinberg, Drug, Set and setting, New Haven, Yale University Press, 1974.

115.

La capacité des toxicodépendants à maîtriser leurs comportements de prises de drogues a pu également être observée dans l'abandon très rapide des pratiques d'échange de seringues lorsque les risques de contamination par le virus du SIDA se sont fait connaître.

116.

Nous verrons toutefois plus loin à propos de l'ambivalence face à la consommation, que l'acceptation totale des inconvénients de la toxicomanie est rarement réalisée, même si elle est plus fréquente dans les populations non cliniques de toxicomanes.

117.

On rejoint ici la discussion développée antérieurement à propos du concept d'incapacité qui implique l'idée d'un état psychologique subi par le sujet sans alternative possible.

118.

Cette contrainte externe au moi peut être de nature biologique (ancrage somatique du plaisir), intrapsychique (inconsciente) ou environnementale (pression du groupe).

119.

Nous utilisons ici un terme générique pour englober des approches d'orientation psycho-sociologique ou anthropologique, telles que la théorie de l'attribution ou l'interactionnisme symbolique.

120.

T. A. Widiger et al., op. cit.

121.

 La perte grave du contrôle du produit est particulièrement présente dans les cas d'alcoolisation massive et impulsive de même que lors de prises répétées de cocaïne qui peuvent aller jusqu'à 30 injections par jours.

122.

T. A. Widiger et al., op. cit.

123.

Une telle problématique peut également être développée à propos du suicide. Dans quelles circonstances un tel acte peut-il être envisagé comme un choix rationnel et délibéré ?

124.

Les associations d'usagers de drogues commencent notamment en France à se faire entendre mais restent d'une influence limitée face au pouvoir médical.

125.

J. B. Davies, The mith of addiction : an application of the psychological theory of attribution to illicit drug use, London, Harwood Academic Publishers, 1993.

126.

Il est intéressant de noter avec quelle facilité certains usagers de toxiques en cure de méthadone s'empare de leur statut de malade pour justifier leurs comportements délictueux. L'anecdote suivante en témoigne : des problèmes de voisinage se sont produits aux alentours d'un centre de distribution de méthadone suite aux vols de bouteilles d'alcool dans certains magasins. Or, il s'est avéré que pour justifier leurs actes les patients invoquaient l'effet de la méthadone qui les mettait dans un état second...