8. Dysfonctionnement psychosocial réversible et durable

Le diagnostic de dépendance à une substance comporte quelques éléments liés au fonctionnement psychosocial. Deux critères du DSM-IV peuvent être regroupés sous cette catégorie, il s'agit d'une part de l'importance du temps consacré à la toxicomanie (recherche et consommation du produit, récupération de ses effets) et d'autre part de l'abandon ou de la réduction d'importantes activités sociales (au sens large) consécutives à l'usage de toxiques127.

En ce qui concerne l'héroïnomanie, mentionnons qu'en dehors des éléments généraux spécifiés par le DSM-IV, la nature illégale de cette pratique représente une source supplémentaire de difficultés d'intégration sociale128.

Relevons également que les aspects du fonctionnement psychosocial pris en considération par le diagnostic de dépendance à une substance ne concernent que les perturbations consécutives à l'usage de psychotropes. Or ceci ne doit pas faire oublier que les difficultés d'adaptation sociale que rencontrent nombre de toxicomanes ont souvent beaucoup plus à voir avec un style de vie qui remet en question les normes sociales qu'avec les conséquences directes de l'abus de toxiques. On peut donc envisager la toxicomanie à la fois comme une cause et comme une conséquence des troubles de l'intégration sociale que peut rencontrer l'usager de drogue.

De plus, en dehors de la toxicodépendance et du style de vie qui l'accompagne souvent, le fonctionnement psychosocial peut également être affecté, comme c'est le cas dans la population générale, par toutes les autres formes de manifestations psychopathologiques (dépression, psychose, troubles de la personnalité, etc.) avec toutefois des occurrences plus élevées pour certains troubles comme nous le verrons plus loin à propos de la psychopathologie associée.

Nous nous centrerons ici cependant sur les conséquences psychosociales de la toxicomanie étant donné que le diagnostic DSM-IV s'y limite. Les troubles de l'intégration sociale antécédents aux phénomènes addictifs, qui font notamment appel aux notions de sous-culture et de socialisation, seront traités dans un chapitre ultérieur.

L'ensemble des critères regroupés sous la catégorie du dysfonctionnement psychosocial est primordial dans le diagnostic de dépendance à une substance dans la mesure où ils correspondent à cet aspect de restriction du répertoire comportemental et de désinvestissement progressif du champ des activités habituelles liées à la vie en communauté. L'idée d'envahissement des différents champs de la vie personnelle et sociale par une activité unique amène certains auteurs d'orientation sociologique à placer cet élément au coeur de leur définition de la toxicomanie :

‘Le toxicomane avéré est celui qui organise une part essentielle de sa vie personnelle et sociale autour de la recherche et de la consommation d'un ou de plusieurs produits psychotropes129.’

Cette définition est basée sur une phénoménologie empirique des conduites et présente l'avantage de se situer en deçà d'un recours à la notion de dépendance. En effet, le constat d'un mode de vie particulier organisé autour de la prise de drogues ne préjuge en rien du phénomène de dépendance qui pourrait sous-tendre ce style de vie. Cet aspect n'est de la sorte pas considéré comme essentiel puisque absent de la définition, ce qui peut paraître paradoxal puisque toxicomanie et dépendance sont généralement tenus pour équivalents...

L'incidence de l'héroïnomanie sur le fonctionnement psychosocial reste néanmoins très variable selon les individus. Certains parviennent à gérer cette habitude en la dissimulant à toute une partie de leur entourage. Pour ce faire ils doivent toutefois déployer une énergie considérable afin de maintenir une étanchéité entre les différentes sphères de leur vie130. D'autres, par contre ne parviennent pas à une telle sectorisation de leur style de vie et les sphères professionnelle ou familiale tendent à faire les frais de leur consommation compulsive. Cette catégorie d'usagers est par ailleurs plus encline à faire appel aux structures médico-sociales pour gérer leurs difficultés.

Les conséquences de l'héroïnomanie sur le fonctionnement psychosocial, mentionnées en partie dans le diagnostic de dépendance à une substance, peuvent être catégorisées en deux types suivant leur degré de réversibilité.

Un premier type concerne les conséquences directes de la prise d'héroïne sur le fonctionnement psychosocial (qui ne sont bien entendu pas automatiques). Il s'agit de l'aménagement du temps particulier et de la commission d'activités illégales qui peuvent découler de l'usage d'héroïne. Afin de montrer en quoi ces conséquences peuvent être tenues pour réversibles, une rapide description du mode d'acquisition et de consommation de cette substance s'impose.

Contrairement à d'autres substances faciles d'accès et bon marché telles que l'alcool, l'héroïne nécessite un investissement en temps et en argent considérable pour se la procurer, ce qui pousse à organiser son temps d'une manière bien précise. Ainsi, les consommateurs sans revenu fixe en viennent vite à consacrer l'essentiel de leur temps à la quête du produit, activité où le consommateur se fait souvent revendeur de façon à pouvoir financer le coût exorbitant de son addiction. De plus, certains recourent aux apports financiers additionnels que constituent les crimes et délits lucratifs (vols, cambriolages, prostitution, etc.) ce qui les éloignent d'autant plus du monde conventionnel.

Bien qu'il ne s'agisse pas ici de prétendre que ces phénomènes de délinquance sont essentiellement le fruit de la prohibition de l'objet d'addiction propre à une frange de la population, il serait tout aussi erroné de ne pas prendre en considération le fait qu'une activité illégale en appelle une autre et que l'enchaînement des délits représente une forme de contrainte qui pousse le sujet à répéter les mêmes schémas de comportements. C'est pourquoi, force est de reconnaître que certaines activités illégales commises par l'usager pour financer son habitude ont une forte composante situationnelle. Et c'est justement à cet aspect situationnel que l'on peut assimiler les conséquences psychosociales réversibles de la prise de toxiques131.

Le deuxième type de conséquences possibles de l'héroïnomanie sur le fonctionnement psychosocial du consommateur sont de nature beaucoup plus durables. Nous les avons déjà abordées dans le cadre de la discussion à propos de la notion d'incapacité. Il s'agit des effets à long terme de l'adoption d'un mode de vie en marge de la société conventionnelle lié à l'adhésion au milieu de la drogue. Celui-ci limite grandement les contacts avec les institutions de la société et aboutit chez certains à des pertes de compétences sociales et des mouvements de repli sur soi de façon à éviter le rejet de la part de ces organismes. Ce phénomène de désocialisation132 concerne des personnes qui ne s'avèrent plus capables de s'adapter aux exigences du monde professionnel (ponctualité, productivité, assiduité, etc.) et qui sont destinées à recevoir l'aide de l'assistance publique (rente pour invalidité psychique) avec tout le potentiel d'exclusion symbolique qu'un tel statut peut comporter.

Si différentes formes de psychopathologie sont impliquées dans la dérive sociale de ces personnes, relevons que les facteurs socio-économiques d'exclusion (désagrégation du tissu social, précarisation de l'emploi, baisse du pouvoir d'achat, etc.) jouent un rôle grandissant. Ceux-ci sont de plus à l'oeuvre dans ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler la fracture sociale de nos sociétés, phénomène dépassant de loin la question des toxicomanies.

Notes
127.

Le DSM-III-R incluait un troisième critère : la difficulté d'accomplir les rôles sociaux en raison de la prise de drogue ainsi que l'utilisation de la substance en situation risquée physiquement. En ce qui concerne la première partie de ce critère, on peut considérer que l'accomplissement des rôles sociaux est une notion très proche de celle d'exercer des activités sociales et faisait donc double emploi avec elle. La seconde partie du critère, quant à elle, concerne l'idée de conduite à risque dont il a déjà été fait mention plus haut à propos des indicateurs de perte de contrôle.

128.

Cet aspect ne figure pas dans les critères du DSM-IV car le diagnostic de dépendance à une substance ne spécifie pas les différents types de substances (par exemple les critères pour l'alcoolisme et l'héroïnomanie sont identiques).

129.

R. Castel (sous la dir.), Les sorties de la toxicomanies, types, trajectoires, tonalités, Paris, Groupe de Recherche et d'Analyse du Social et de la Sociabilité, M.I.R.E., avril 1992, p. 13.

Par ailleurs cette définition fait référence à la notion d'expérience totale, soit : un mode de vie exclusivement organisé autour d'une seule finalité. La passion amoureuse, le jeu, certaines formes d'investissement politique peuvent constituer des expériences totales (...) l'individu apparaît totalement immergé dans ce qu'il vit par rapport à cet "objet". R. Castel, op. cit., p. 13. Les auteurs préfèrent néanmoins l'idée de ligne biographique dominante dans la mesure où l'expérience totale ne l'est jamais complètement. Celle-ci représente donc un extrême rarement atteint et il demeure en principe toujours des espaces de vie séparés de la sphère de l'addiction.

130.

Relevons qu'une héroïnomanie contrôlée qui ne se traduit pas par une inadaptation sociale n'entre plus dans la définition psychiatrique de la dépendance à une substance psycho-active.

131.

Cette réversibilité est particulièrement visible lorsqu'on supprime les contraintes inhérentes à l'obtention de l'héroïne lors de la mise en place d'un traitement par la méthadone.

132.

Par désocialisation, nous entendons la perte d'un ensemble d'acquis se rapportant aux manières d'être (normes et valeurs) nécessaires à la vie sociale conventionnelle ou valorisés par elle.