9. Psychopathologie associée : dépression et troubles de la personnalité

La psychopathologie associée à la toxicomanie revêt une importance majeure dans l'étude des phénomènes de désinsertion sociale dans la mesure où les troubles psychiques ont souvent un retentissement notable sur la qualité du fonctionnement psychosocial.

Mais avant d'aller plus loin dans la description des troubles psychiques observés parmi les populations de toxicomanes, il est nécessaire de relever que l'essentiel des études portant sur ce thème concerne des populations cliniques. Or on sait que ces populations présentent des particularités pathologiques qui leur sont propres.

En effet, il s'avère que les consommateurs qui gèrent leur dépendance de façon autonome sans recourir aux instances de soins ont une adaptation psychosociale globale meilleure, à savoir moins de troubles psychiatriques (et notamment dépressifs), moins de problèmes juridiques et familiaux, des consommations moins intenses et des taux de rechutes nettement moins élevés133. Il n'est donc pas correct de généraliser à l'ensemble des personnes toxicomanes ce que l'on observe sur une portion d'entre elles. C'est de cette façon que l'on entretient des stéréotypes négatifs et délétères liés à une catégorie d'individu.

Cette précaution étant prise, nous pouvons maintenant aborder les évaluations réalisées auprès de populations cliniques. L'examen de la littérature psychiatrique principalement nord américaine montre que si l'on relève une certaine hétérogénéité des troubles psychiques134 survenant chez les héroïnomanes, plusieurs études135 relèvent une prépondérance des troubles dépressifs (épisode dépressif majeur sur l'axe I du DSM-IV) et de certains troubles de la personnalité (antisocial, borderline sur l'axe II du DSM-IV).

La prévalence des troubles dépressifs chez les héroïnomanes suivis médicalement est importante. Elle se situe entre un tiers et deux tiers pour des symptômes modérés à sévères. Cette prévalence est particulièrement élevée en début de traitement, étant donné que le sujet toxicomane recherche de l'aide habituellement dans un contexte de crise. Une fois le traitement instauré la prévalence des troubles dépressifs chute environ de moitié136. De plus l'intensité des troubles dépressifs présente une corrélation avec la gravité de la toxicomanie137.

La comorbidité dépressive peut être envisagée sous un double aspect. D'une part, la tendance dépressive peut préexister aux prises de drogues et en faciliter le recours dans une visée d'automédication. Dans ce cas, la fragilité dépressive s'inscrit bien souvent dans le contexte d'une relation d'objet de type anaclitique et préfigure l'évolution des conduites de dépendance vers leur restriction à un objet d'addiction spécifique, en l'occurrence la drogue. D'autre part, les troubles dépressifs peuvent à l'inverse résulter de l'abus de drogues. En effet, non seulement les substances psychotropes peuvent agir défavorablement sur l'humeur à un niveau physiologique, mais encore la détérioration du fonctionnement psychosocial s'accompagne généralement d'une chute de l'estime de soi et favorise les sentiments de découragement, voire de détresse.

En ce qui concerne les troubles de la personnalité chez les toxicomanes suivis médicalement, leur prévalence est généralement importante, elle peut varier entre 65 et 90% suivant les études138, de plus près du quart des patients satisfait les critères de plusieurs catégories de troubles139.

Si l'ensemble des catégories nosologiques y sont représentées, on relève une nette prépondérance pour la personnalité antisociale (entre 22 et 54%, pour des études réalisées aux Etats-Unis140) et ce quelle que soit la méthode utilisée pour poser le diagnostic : entretien structuré ou questionnaire de personnalité. En effet, les études réalisées auprès de différents groupes de toxicomanes basées sur le MMPI (Minnesota Multiphasic Personality Inventory) montrent que parmi les différentes échelles cliniques du test, l'échelle psychopathie (Pd) (dont le construit est proche de celui de la personnalité antisociale définie par le DSM-IV) est celle qui atteint le plus fréquemment le seuil pathologique (défini comme égal ou supérieur à deux déviations standard au-dessus de la moyenne)141.

Relevons que la fréquence du trouble de la personnalité antisociale est particulièrement susceptible de varier suivant le contexte socio-économique dans la mesure où cette catégorie comporte plusieurs critères relatifs au fonctionnement psychosocial (chômage, endettement, etc.).

D'autres catégories de troubles apparaissent avec une fréquence moindre mais tout de même importante, il s'agit des personnalités borderline, narcissique et dépendante 142. Parmi ceux-ci, les troubles borderline ne sont pas sans rapport avec la toxicomanie puisqu'ils comportent parmi les critères diagnostiques l'impulsivité, dont un des indicateurs comportementaux est précisément la toxicomanie.

En ce qui concerne les troubles psychotiques de la personnalité, représentés par le groupe A (schizotypique, schizoïde et paranoïde) du DSM-III-R, leur prévalence est généralement faible, se situant entre 5 et 10% (les trois catégories confondues) pour les études adoptant la méthode de l'entretien structuré143. Par contre, lorsque la méthode diagnostique est celle du questionnaire de personnalité, la fréquence de ces troubles est supérieure ; en effet, D. A. Calsyn et al.144 mentionnent plusieurs études ayant élaboré une typologie psychiatrique des patients toxicomanes à l'aide du MMPI où le groupe des sujets schizoïdes représente entre 17 et 27% des échantillons considérés.

Les différences notables quant à la méthode utilisée pour évaluer la prévalence des troubles psychotiques, nous paraissent être liées au fait que les critères phénoménologiques retenus par le DSM-IV ne concernent qu'une faible proportion de patients psychotiques : ceux dont la symptomatologie est particulièrement apparente. De plus, certains auteurs145 ont relevé que les troubles schizotypiques, étant fréquemment infra-cliniques, échappent aux évaluations réalisées grâce aux entretiens structurés alors qu'ils sont bien mis en évidence par le biais des autoquestionnaires (self-report).

En ce qui concerne les liens existant entre l'intensité de la toxicomanie et les troubles de la personnalité, il s'avère que les toxicomanes avec troubles de la personnalité présentent plus fréquemment des problèmes de polytoxicomanies (alcoolisme et abus médicamenteux), de même que des patterns d'utilisation de drogues plus graves que les sujets dépourvus de pathologie au niveau de l'axe II146, ce phénomène étant encore plus marqué pour la personnalité antisociale 147.

Une étude intéressante de C. Treece et B. Nicholson148 met en évidence que les patients nécessitant un haut dosage de méthadone pour cesser les prises d'héroïne montrent significativement plus de troubles de la personnalité de type schizoïde que les patients bien stabilisés avec un dosage normal. Dans une autre étude, les mêmes auteurs149 relèvent également que parmi un groupe d'héroïnomanes en traitement à la méthadone ceux qui présentent des modalités de consommation de drogues intenses montrent une élévation des troubles de la personnalité.

Mentionnons enfin une dernière recherche150 concernant un follow-up sur deux ans et demi de 150 héroïnomanes traités médicalement selon diverses modalités, où il est démontré que le diagnostic de troubles de la personnalité représente une valeur prédictive quant à l'évolution des patients ; le risque de dépression et d'alcoolisme est plus grand chez les borderlines (lesquels représentent 17% de l'échantillon).

Notes
133.

B. J. Rounsaville & H. D. Kleber, Untreated opiate addicts, Arch. Gen. Psychiatry, 1985, 42, pp. 1072-1077.

134.

B. J. Rounsaville, M. M. Weissman, H. Kleber & C. Wilber, Heterogeneity of psychiatric diagnosis in treated opiate addicts, Arch. Gen. Psychiatry, 1982, 39, February, pp. 161-166 ;

135.

T. A. Kosten, T. R. Kosten & B. J. Rounsaville, Personality disorders in opiate addicts show prognostic specificity. Journal of Substance Abuse Treatment, 1989, 6, pp. 163-183 ;

E. J. Khantzian & C. Treece, DSM-III psychiatric diagnosis of narcotic addicts. Arch. Gen. Psychiatry, 1985, Vol. 42, November, pp. 1067-1071.

136.

B. J. Rounsaville, M. M. Weissman, K. Crits-Christoph, C. Wilber & H. Kleber, Diagnosis and symptoms of depression in opiate addicts. Course and relationship to treatment outcome. Arch. Gen. Psychiatry, 1982, 39, February, pp. 151-156.

H. M. Ginzburg, M. Allison & R. L. Hubbard, Depressive symptoms in drug abuse treatment clients : correlates, treatment, and changes, NIDA Research Monograph Series, 1983, 49, pp. 313-319.

137.

J. F. Maddux, D. P. Desmond & R. Costello, Depression in opioid users varies with substance use status, American Journal of Drug and Alcohol Abuse, 13, 4, pp. 375-385.

138.

B. J. Rounsaville et al., op. cit. ; E. J. Khantzian et al., op. cit.

139.

T. A. Kosten, T. R. Kosten & B. J. Rounsaville, Personality Disorders in Opiate Addicts Show Prognostic Specificity. Journal of Substance Abuse Treatment, 1989, Vol 6, pp. 163-183.

140.

D. A. Calsyn, D. K. Roszell & E. F. Chaney, Validation of MMPI profile subtypes among opioid addicts who are beginning methadone maintenance treatment. Journal of Clinical Psychology, 1989, November, Vol. 45, 6, pp. 991-998.

141.

G. Ottomanelli et al., MMPI evaluation of 5-year methadone treatment status. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1978, Vol. 46, 3, pp. 579-581.

M. Zuckerman, S. Sola, J. Masterson & J. V. Angelone, MMPI patterns in drug abusers before and after treatment in therapeutic communities. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1975, 43, 3, pp. 286-296.

142.

T. A. Kosten et al., op. cit. ; R. J. Craig, A psychometric study of the prevalence of DSM-III personality disorders among treated opiate addicts. Int-J-Addict, 1988, 23(2), pp. 115-24.

143.

E. J. Khantzian et al., op. cit. ; T. A. Kosten et al., op. cit.

144.

D. A. Calsyn, D. K. Roszell & E. F. Chaney, Validation of MMPI profile subtypes among opioid addicts who are beginning methadone maintenance treatment. Journal of Clinical Psychology, November, Vol. 45, 6, pp. 991-998.

145.

W. Spaulding, C. P. Garbin & S. R. Dras, Cognitive abnormalities in schizophrenic patients and schizotypal college students. Journal of Nervous and Mental Disease, 1989, Vol. 177, 12, pp. 717-728.

146.

E. P. Nace, C. W. Davis & J. P. Gaspari, Axis II comorbidity in substance abusers. American Journal of Psychiatry, 1991, 148(1), January, pp. 118-120.

147.

E. J. Khantzian et al., op. cit.

148.

C. Treece & B. Nicholson, DSM-III Personality type and dose levels in methadone maintenance patients. Journal of Nervous and Mental Disease, 1980, Vol. 168, 10, pp. 621-628.

149.

B. Nicholson & C. Treece, Object relations and differential treatment response to methadone maintenance. J-Nerv-Ment-Dis, 1981, 169, 7, pp. 424-429.

150.

T. A. Kosten et al., op. cit.