11. Conclusion

L'objectivité scientifique inhérente à la démarche psychiatrique situe celle-ci dans un courant de pensée positiviste. L'élaboration des catégories nosologiques propres au DSM-IV157 est exemplaire de cette démarche dans la mesure où elle se veut descriptive et athéorique. Sans remettre en cause la valeur pragmatique de cette approche, on peut relever que l'évacuation des aspects socioculturels pour la majorité des syndromes (quelques syndromes fortement liés à la culture sont répertoriés en annexe du DSM-IV) en limite notablement la portée. Car toute forme de pensée se développe dans un environnement socioculturel qui impose ses schémas et oriente le raisonnement. A cet égard les nosologies psychiatriques n'y échappent pas et constituent donc des constructions culturelles au même titre que toute autre production humaine. Ainsi, on ne saurait contester leur dépendance envers les contingences socio-historiques.

C'est ce que nous avons voulu montrer en adoptant une approche critique de la conception psychiatrique de la toxicomanie. Pour ce faire, le point de vue psychopathologique a été complété par une prise en compte des représentations socioculturelles qui sous-tendent à la fois les fondements même du diagnostic de dépendance à une substance et l'auto-perception de la conduite addictive.

Tout au long de ce chapitre nous avons critiqué le fait d'envisager la toxicomanie comme une maladie et souligné les retombées négatives d'une telle conception sur l'intégration sociale des consommateurs de drogues.

Nous avons tout d'abord relevé la fragilité du concept de trouble mental propre à l'approche psychiatrique descriptive du DSM-IV en mentionnant que l'opposition de la maladie mentale à la maladie somatique n'est épistémologiquement plus défendable aujourd'hui.

Ensuite nous avons montré que le phénomène de la dépendance est une caractéristique de la condition humaine, dans la mesure où chacun de nos besoins nous place dans une situation de dépendance vis-à-vis de notre environnement. La contrainte étant plus ou moins grande suivant le type de besoin en jeu. De plus dans le cas des dépendances non vitales, il y a toujours une forme de consentement du sujet qui tire des bénéfices de son addiction et donc la recherche activement. Il s'agit là d'un premier argument en faveur d'une toxicomanie choisie.

Après avoir regroupé en trois catégories les critères diagnostiques DSM-IV de dépendance à une substance, ils ont été abordés sous l'angle des écueils et limitations qu'ils comportent.

L'analyse des critères propres à la dépendance physiologique nous a permis de montrer la relative autonomie du comportement addictif face aux besoins physiologiques du produit. C'est avant tout la signification donnée par le sujet à son état de manque qui va déterminer la recherche compulsive du produit ou au contraire l'acceptation des désagréments liés au sevrage. Il n'est donc pas tenable d'envisager l'héroïnomanie comme la conséquence d'un déficit métabolique acquis de nature organique.

Concernant la catégorie de critères liés au trouble du contrôle, il s'est avéré particulièrement difficile de distinguer l'usage incontrôlé du produit de l'usage nuisible volontaire. Cette catégorie de critères renvoie de manière plus générale à l'entité nosologique dépendance, conçue comme un trouble de nature involontaire, donc en adéquation avec le modèle de la maladie.

La perte de contrôle face au produit a été envisagée par certains comme biaisée culturellement. En effet, la volonté de faire glisser une pratique vers le statut de maladie permet de rétablir une morale sociale qui condamne la recherche compulsive du plaisir. La théorie psychologique de l'attribution nous a permis de montrer comment l'explication du comportement addictif en terme de dépendance et de perte de contrôle constitue une inférence socio-fonctionnelle permettant aux acteurs sociaux d'éviter la désapprobation sociale qui condamne l'intempérance.

Ainsi, les acteurs sociaux s'entendent sur une définition commune du phénomène qui permet au monde médical de s'approprier toute une catégorie de "clients" et aux toxicodépendants de ne plus être considérés comme des "débauchés" ou des délinquants par l'opinion publique. Ils peuvent alors recevoir de l'aide au lieu de sanctions répressives. Sur ce point on observe une certaine syntonie entre les caractéristiques assignées aux sujets toxicomanes par le monde médical et l'auto-définition adoptée par ceux-ci.

L'usager de drogues est donc influencé par son environnement socioculturel pour comprendre sa conduite en terme de dépendance et de maladie. J. B. Davies158 a conceptualisé ce mécanisme en terme d'auto-étiquetage socialement fonctionnel, qualifiant ainsi le processus d'auto-attribution auquel le toxicomane recourt pour expliquer et justifier ce comportement qu'il répète continuellement et que la morale réprouve.

Par ailleurs, une telle construction socio-individuelle du vécu de la prise répétitive de toxiques ne va pas sans retombées négatives. En effet, si le statut de malade offre l'avantage d'une inclusion dans la société globale, prémisse possible d'une réinsertion sociale ultérieure, le fait de considérer l'usager comme dépendant (au sens de la perte de contrôle) le rend passif et lui enlève toute responsabilité, ce qui va à l'encontre d'une gestion ou d'une disparition du trouble qui nécessite la croyance en un contrôle possible sur ses actes.

C'est pourquoi, l'adhésion au modèle de la maladie se traduit chez l'usager par une limitation importante de son contrôle sur une substance perçue comme un agent pathogène tyrannique et tout puissant.

De cet ensemble de conceptions et de jugements sur la toxicomanie, relayés par les médias, il résulte le stéréotype social du drogué, soit l'image d'un être faible, peu volontaire, incapable de gouverner sa vie, etc. Figure négative du drogué qui ne sera pas sans conséquences sur la construction de l'identité sociale des usagers les plus jeunes et principalement ceux en quête d'une identité négative.

La troisième catégorie de critères diagnostiques que nous avons identifiée, le dysfonctionnement psychosocial, met en évidence l'envahissement des différents secteurs de la vie sociale par les activités de recherche et de consommation du produit. Ceci se traduit par un affaiblissement de la capacité à répondre aux obligations sociales, un rétrécissement du champ des intérêts et une restriction du répertoire comportemental.

Le suivi longitudinal des patients permet d'identifier deux cas de figure quant à l'évolution de leur intégration sociale. A savoir, l'un consistant en un désengagement souvent réversible des activités sociales habituelles découlant principalement des conséquences de l'usage fréquent du produit, et l'autre qui souligne la rupture d'intégration sociale durable propre à ceux dont les années de toxicomanie ont entraîné une dérive psychosociale majeure.

Ces sujets cristallisés dans une position déviante, souffrent dans la plupart des cas d'une incapacité psychiatrique plus ou moins invalidante qui découle beaucoup plus d'une psychopathologie associée que de la dépendance à une substance en elle-même.

Par ailleurs, il va sans dire que tant le stéréotype négatif du drogué que la tendance à justifier la toxicomanie par la maladie constituent des mécanismes qui renforcent le dysfonctionnement psychosocial du toxicomane. Celui-ci étant de la sorte confirmé dans un statut de victime impuissante et déresponsabilisé face à une gestion possible tant du produit que des difficultés psychosociales qu'il rencontre.

Pour terminer avec un regard relativiste relevons que tant la question du trouble du contrôle, que celle du dysfonctionnement psychosocial, fait appel à des normes et des valeurs implicites propres au groupe social qui produit un tel discours scientifique, même si le DSM-IV prétend rendre compte de manière objective des syndromes psychopathologiques.

En effet, la notion de trouble du contrôle est fortement influencée par l'idée que l'adoption d'un comportement nuisible, tel que l'héroïnomanie, ne peut qu'être involontaire car pathologique. Or un tel raisonnement passe sous silence le fait que certains groupes aient des valeurs qui privilégient la prise de risques face au maintien de la santé. Dès lors les membres de tels groupes peuvent parfaitement choisir une conduite nuisible si leurs valeurs les y encouragent. C'est pourquoi, dans ces situations, la perte de contrôle ne peut plus caractériser leurs conduites.

En ce qui concerne le dysfonctionnement psychosocial, il est d'autant plus évident, qu'étant donné qu'il s'agit de décrire différents styles de vie, on ne saurait se passer de faire appel aux normes d'un groupe de référence. En effet la notion même de dysfonctionnement psychosocial est très délicate à utiliser car on risque à tout moment de pathologiser ce qui peut n'être qu'un mode de vie alternatif.

Au chapitre suivant, nous aborderons de manière plus approfondie les phénomènes de déviance et de stigmatisation sociale en nous référant à divers courants sociologiques.

Notes
157.

American Psychiatric Association : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fourth Edition. Washington, DC, American Psychiatric Association, 1994.

158.

J. B. Davies, op. cit.