Chapitre 3 : DEVIANCE, TOXICOMANIE ET REACTION SOCIALE

1. Introduction

Après nous être intéressés aux caractéristiques psychopathologiques de la toxicomanie et aux conséquences pour l'individu de la médicalisation des prises de drogues, notamment quant aux risques de déresponsabilisation face au contrôle des consommations, nous allons aborder maintenant la question de la déviance en tant que catégorie générale dans laquelle la sociologie place la toxicomanie.

Dans la mesure où notre problématique générale consiste à définir les liens qui unissent la toxicomanie, la psychopathologie et l'intégration sociale ; ce dernier aspect ne saurait être traité sans un détour par la sociologie qui s'est penchée sur le statut et le rôle des groupes minoritaires hors normes. Ce chapitre traitera donc des liens entre toxicomanie et intégration sociale en s'appuyant principalement sur les concepts de déviance et de sous-culture.

Parmi les multiples significations individuelles que peut revêtir la conduite toxicomaniaque, celle du refus des normes sociales est sans doute la plus apparente tant au niveau du discours que du comportement des sujets abusant de drogues illicites. Cette attitude volontairement transgressive situe d'emblée la dépendance aux drogues dans la catégorie sociologique de la déviance, thème principal de ce chapitre dont nous aborderons les aspects généraux dans un premier temps.

Ce chapitre montrera tout d'abord pourquoi la déviance ne peut être réduite à un phénomène transgressif individuel. En effet, la désignation par divers acteurs sociaux des comportements déviants est une partie essentielle du processus, c'est pourquoi on ne peut faire l'économie de prendre en considération les instances qui définissent les faits comme des problèmes. Dans cette optique, la déviance est envisagée avant tout comme une construction sociale, car même si elle présuppose un ensemble de faits objectivables (le donné) à l'origine du phénomène, c'est avant tout le discours sur ces faits (le construit) qui leur attribue une signification spécifique et qui est déterminant pour faire du phénomène un véritable problème social reconnu comme tel.

On touche ici à une question épistémologique de fond en sciences sociales, à savoir que les représentations collectives ont tout autant de poids que les phénomènes objectifs. C'est pourquoi les sciences sociales ne peuvent se calquer complètement sur les sciences de la nature qui ne s'intéressent qu'à la dimension objective de la réalité159.

Ensuite nous aborderons un aspect plus spécifique de la déviance, à savoir le processus de construction de l'identité déviante et les représentations sociales émanant de la société globale qui y contribuent.

Ces mécanismes ont particulièrement bien été mis en évidence par le courant interactionniste qui a montré l'importance des caractéristiques attribuées à une personne dans la constitution de son identité. A ce titre, nous aborderons les travaux des sociologues américains particulièrement influents dans ce domaine et dont les recherches ont abouti à la théorie de l'étiquetage. Nous nous pencherons ainsi sur les mécanismes de désignation pour montrer comment l'identité déviante se constitue de façon séquentielle dans le jeu des interactions avec les individus et les institutions.

La réaction sociale face à la toxicomanie est vive, on le constate notamment à travers la large médiatisation dont elle bénéficie. Les représentations collectives de la toxicomanie constituent donc une dimension essentielle du phénomène et nous en aborderons quelques aspects à travers les jugements de valeurs, les peurs et autres réactions primaires qui teintent d'irrationalité la vision du problème et qui vise un groupe social considéré comme inquiétant, voire dangereux.

Enfin, un dernier aspect du phénomène drogue sera analysé, celui de la sous-culture constituée par les usagers de produits illicites.

Nous rappellerons qu'historiquement c'est avec la criminalisation de la consommation de toxiques que l'on observe au début de ce siècle une progressive marginalisation des morphinomanes de même que la constitution d'une micro-société proche des milieux délinquants, ayant pour fonction de permettre l'approvisionnement en drogues des personnes dépendantes, jusqu'alors traitées médicalement. Ainsi, aujourd'hui encore les croyances et attitudes véhiculées par le milieu de la drogue facilitent les comportements de prises de drogues.

Dès lors, de même que la société globale produit des représentations qui font exister le problème "drogue", les représentations qui émanent du monde de la drogue constituent également une forme de construction sociale interne à cette sous-culture.

C'est pourquoi nous nous attacherons à décrire cet aspect essentiel de l'environnement de l'usager de drogues où se déroule la transmission de techniques, de connaissances et d'attitudes relatives aux usages de drogues. Ce contexte permet en outre l'adoption du rôle de toxicomane qui correspond aux modèles de comportements, normes et valeurs qui gouvernent les manières d'agir et de voir le monde du toxicomane.

Notes
159.

P.-J. Simon, Histoire de la sociologie, Paris, PUF, 1991.