2.3. Classification des formes de déviances

Face au large spectre de conduites que recoupe la notion de déviance, certains auteurs ont cherché à les classifier selon divers critères.

La classification la plus connue est sans doute celle de R. K. Merton167, chef de file du courant fonctionnaliste américain. Ce sociologue établit une typologie des modes d'adaptations sociales qui s'inscrit dans une théorie de la déviance basée sur le concept d'anomie 168.

L'anomie au sens mertonien169 est conçue comme une discordance ou tension170 entre les buts culturels (structure culturelle) que propose la société (statut, pouvoir, richesse, reconnaissance sociale, etc.) et les possibilités d'accès aux moyens (structure sociale) permettant d'atteindre ces buts. Différents cas de figure se présentent selon que la personne accepte ou refuse les buts culturels et selon qu'elle adopte des moyens légitimes ou non.

Cette tension entre les valeurs sur lesquelles les individus fondent leurs objectifs et les moyens déterminés par des normes engendre diverses modalités d'adaptation que l'auteur regroupe en cinq catégories.

Une première catégorie, le conformisme, se caractérise par l'acceptation à la fois des moyens institutionnalisés et des buts culturels. Contrairement aux autres catégories, le conformisme ne constitue pas une déviance.

A l'opposé, la catégorie du retrait (ou évasion), consiste en un refus généralisé portant à la fois sur les moyens et les buts socialement valorisés. Les toxicomanes au même titre que les schizophrènes et les clochards entreraient dans cette catégorie puisqu'ils n'adhèrent ni aux buts ni aux règles de la société.

Le ritualisme est réalisé lorsque le respect scrupuleux des normes se double d'une indifférence pour les finalités (bureaucratisme).

A l'inverse, il y a innovation lorsque des objectifs valorisés sont atteints en recourant à des moyens illicites (vol, escroquerie, prostitution, délinquance en général), l'accès aux moyens légitimes étant souvent rendu difficile en raison d'une position sociale désavantageuse.

Une cinquième catégorie, la rébellion, consiste en un rejet global des moyens et des buts proposés au profit de l'adhésion à un nouveau système social.

Relevons que l'analyse de R. K. Merton a principalement porté sur la réussite matérielle, but particulièrement valorisé par la société américaine. L'importance donnée à l'aisance matérielle et à la capacité de consommer engendre des frustrations profondes chez ceux qui n'y ont pas accès. C'est pourquoi selon cette approche la délinquance résulte avant tout de besoins et d'aspirations frustrés, phénomène d'autant plus marqué que l'on descend vers les basses couches sociales.

En ce qui concerne l'assimilation des toxicomanes à la catégorie du retrait, on peut en effet considérer leur tendance à refuser tant les moyens (le travail) que les buts valorisés par la société (famille, sécurité, stabilité, etc.) comme l'expression d'une désertion délibérée de la société conventionnelle et des modes de vie qu'elle sous-tend.

Nous verrons toutefois lorsque nous aborderons en détail le type de sous-culture à laquelle le toxicomane participe, que le refus opéré sur les valeurs de la société n'est pas aussi généralisé et qu'une adhésion à certaines d'entre elles est conservée. Ceci irait donc plutôt dans le sens d'un retrait partiel vis-à-vis du monde conventionnel.

De plus la fréquence élevée des conduites délinquantes chez les usagers d'héroïne, témoigne en faveur d'une appartenance à une deuxième catégorie : celle de l'innovation.

Relevons également que la thèse du retrait en tant que double échec d'intégration à la fois dans le monde conventionnel et dans le milieu de la délinquance fut soutenue par H. Finestone171. Elle fut ensuite contredite par Ed. Preble172 considérant que le toxicomane se montre particulièrement actif pour assurer son approvisionnement en toxiques et qu'il vit des relations stables avec les personnes de son milieu173.

Une autre façon de classer les déviants, comme le montre M. Cusson174, consiste à prendre en considération la nature plus ou moins volontaire de leur action déviante.

Ainsi, les déviants sous-culturels refusent volontairement la légitimité des normes qu'ils transgressent et cherchent à imposer leurs propres normes et valeurs. Cette catégorie comporte les terroristes, les dissidents et les membres de sectes religieuses.

Les déviants transgresseurs pour leur part commettent des infractions tout en reconnaissant la validité de la norme. C'est le cas de la plupart des délinquants.

Les individus manifestant des troubles du comportement représentent une zone intermédiaire entre l'action déviante volontaire et involontaire. On postule que le toxicomane (ou l'alcoolique) agit volontairement lors des premières prises de toxiques, mais qu'il perd son libre arbitre une fois la dépendance ou l'activité compulsive installée. Relevons que la commission fréquente d'actes délinquants chez ces sujets tend à les rapprocher de la catégorie précédente.

Une dernière catégorie, celle des handicapés, se caractérise par une déviance tout à fait involontaire ; il s'agit des handicapés physiques et mentaux.

Cette classification fait à nouveau ressortir la difficulté de ranger la toxicomanie dans une catégorie déterminée.

Notes
167.

R. K. Merton, Social theory and social structure, Free Press, 1965.

168.

J. Etienne et al., op. cit.

E. F. & M. Borgatta ed., Encyclopedia of Sociology, New York, Macmillan Publishing Company, 1992.

169.

 Pour une analyse approfondie de cette notion et des flottements terminologiques qui l'entoure dans l'oeuvre de R. K. Merton, cf. P. Besnard, L'anomie anomie , ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis Durkheim, Paris, PUF, 1987.

170.

La notion de tension a donné son nom à une des principales théorie de la délinquance : la strain theory, cette théorie apparaît également sous la dénomination de théorie de l'anomieanomie. Relevons que la conception mertonienne de l'anomie est éloignée de celle qu'en a E. Durkheim, puisque celui-ci la conçoit comme le fruit d'un affaiblissement de la cohésion sociale et non pas comme inhérente à la structure sociale elle-même.

171.

H. Finestone, Cats, kicks and color, Social Problems, 5, 1957.

172.

Ed. Preble, Taking care of business : the economics of crime by heroin abusers, Lexington, 1985.

173.

R. Castel et al., 1992, op. cit.

174.

M. Cusson, op. cit.