3. Phénomènes d'étiquetage et toxicomanie

3.1. Théorie de l'étiquetage : formation de l'identité déviante

Le phénomène de stigmatisation sociale qui a porté historiquement le toxicomane sur le banc des exclus de la société, est un mécanisme que la sociologie américaine conceptualise tout au long des années 50 et 60, pour aboutir à la théorie dite de l'étiquetage (labeling theory), dont E. M. Lemert, E. Goffman et H. Becker sont alors les principaux représentants (ils s'intéressent respectivement à la délinquance, la maladie mentale et la toxicomanie). On peut considérer cette théorie comme une application des postulats de l'interactionnisme symbolique à l'étude de la déviance.

E. M. Lemert185, qui se penche sur le problème de la délinquance, développe une théorisation qui rend bien compte du processus de construction de l'identité déviante. Il distingue d'une part, le fait de commettre un acte transgressif sans conséquence pour le statut du sujet, il s'agit de déviance primaire et d'autre part, les conséquences de la réaction sociale de rejet face au comportement atypique du sujet qui, cette fois, vont retentir sur son identité psychosociale, provoquant ainsi une déviance secondaire.

L'approche interactionniste conçoit donc la déviance comme résultant d'un processus interactif et séquentiel au cours duquel le sujet considéré comme déviant est d'abord étiqueté comme tel par ses proches, puis par les institutions qui vont sanctionner ses transgressions. A chaque étape le sujet va intérioriser l'image que les autres se font de lui et va s'auto-définir 186 comme déviant, façonnant ainsi tout un pan de son identité. Cette identité déviante va à son tour favoriser la commission d'actes déviants ce qui en retour va solliciter de nouvelles réactions sociales stigmatisantes.

On voit donc bien ici comment peut se faire la transition entre l'attribution de caractéristiques (stigmatisation) qu'opère l'environnement social à l'encontre d'un individu (ou groupe d'individus) et l'acceptation (auto-attribution) de telles caractéristiques qui viennent modifier l'identité même du sujet.

Dans cette conception, l'identité n'est pas conçue comme une structure rigide donnée une fois pour toutes au terme de l'enfance. Au contraire, elle s'inscrit dans un processus de développement personnel qui se poursuit la vie durant. L'identité se modifie et se construit dans les interactions avec autrui par le biais de négociations plus ou moins conflictuelles entre l'attribution d'identité (statut, étiquette) et l'acceptation de celle-ci.

Notes
185.

E. M. Lemert, Social Pathology, New York, Mc Graw-Hill, 1951 ; Human deviance, social problems and social control, New York, Prentice Hole, 1967.

186.

La théorie de l'étiquetage inclue donc au niveau individuel un mécanisme d'auto-étiquetage, aspect déjà abordé au chapitre précédent à propos du phénomène de dépendance et que nous développerons plus loin en lien avec les notions de stéréotype culturel et de modèles de conduites.