La théorie de l'étiquetage propre au courant interactionniste aura une large influence sur la criminologie américaine, et vers la fin des années 60, elle représente la perspective dominante en sociologie de la déviance191. On tendra désormais à abandonner les études centrées sur les sujets déviants en tant que tels (par exemple avec des études comparatives entre groupes de délinquants et de non délinquants centrées sur la notion de passage à l'acte) pour privilégier l'étude des processus d'entrée et de stigmatisation en jeu dans les comportements d'infraction aux règles, de même que les mécanismes d'élaboration et d'application des lois192.
Cette nouvelle sociologie de la réaction sociale procède d'une rupture épistémologique 193 qui va permettre de se centrer sur la dynamique des interactions sociales tout en se détournant des approches factorialistes de la délinquance194. Ce courant sera particulièrement critique envers diverses institutions perçues comme productrices de délinquance juvénile. Seront particulièrement visés : les normes pénales et le caractère arbitraire de certaines limites d'âge directement productrices d'une délinquance statuaire ; le public qui se focalise sur la délinquance juvénile en raison de sa visibilité sociale plus importante que celle des adultes ; les instances de décision (police, tribunaux) dont la partialité se manifeste face à certains critères tels que le sexe ou la catégorie sociale du justiciable et enfin les institutions de traitement, où les étiquettes psychiatriques à connotation négative ternissent l'image des adolescents qui les fréquentent195.
La théorie de l'étiquetage a toutefois ses limites, des critiques196 lui ont été adressées dès les années 70 relevant son incapacité à expliquer la déviance primaire. En effet, il a été montré que les délinquants persistants présentent des caractéristiques particulières avant l'intervention judiciaire. De plus les perspectives interactionnistes paraissent trop extrêmes dans leur relativisme (aucun comportement ne serait en soi répréhensible) mais aussi trop déterministes dans le sens où le phénomène de l'étiquetage explique à lui seul la trajectoire déviante du sujet stigmatisé indépendamment de la stabilité de son image de soi avant le début du processus. Sans compter que pour l'interactionnisme le contrôle social est conçu comme favorisant et amplifiant la déviance, alors que son impact dissuasif a peu été pris en considération.
Mais il n'en demeure pas moins que l'approche interactionniste a ouvert une voie qui a permis une réflexion de fond sur la place du sujet déviant dans la société et sur le rôle que cette dernière peut jouer dans le maintien, l'encouragement, voire la genèse, de certains comportements sortant des normes tels que la toxicomanie.
P. Besnard, op. cit.
F. Digneffe, Socialisation et déviance. Les origines de la perspective interactionniste, in : P. Tap et H. Malewska-Peyre, Marginalité et troubles de la socialisation, Paris, PUF, 1993.
C.-N. Robert, Fabriquer la délinquance juvénile, Revue Suisse de Sociologie, 1977, 1, pp 31-65.
C. Maquet, Toxicomanie et forme de la vie quotidienne, Bruxelle, Mardaga, 1992.
C.-N. Robert, ibid.
Ces critiques sont résumées in : L. Walgrave, Délinquance systématisée des jeunes et vulnérabilité sociétale, Genève, Médecine et Hygiène, 1992.