3.4. Les agents de la désignation : groupes spécifiques et opinion publique

L'approche interactionniste a mis l'accent sur la nécessité de prendre en considération dans l'étude des phénomènes de déviance, non seulement les auteurs des actes transgressifs, mais aussi et surtout les groupes d'individus qui les dénoncent et les jugent. Car certains groupes politiquement influents ont non seulement la capacité d'appliquer les règles et de punir les déviants mais ils peuvent également produire de nouvelles règles qui font naître de nouveaux comportements déviants jusqu'alors ignorés.

Les groupes sociaux intervenant dans la construction du problème "drogue" sont nombreux. On peut envisager d'un côté l'opinion publique qui partage des représentations largement diffusées entre autres par les médias et d'un autre côté divers groupements mus par des intérêts variés. Parmi ceux-ci relevons les médecins et autres professionnels du domaine, la police, les militants de l'abstinence, les groupes d'entraide (tels que les Narcotic Anonymes), les diverses associations d'usagers de drogues197, d'ex-consommateurs, de parents de toxicomanes, etc. Chacun de ces groupes suivant son orientation ou sa fonction donne une coloration particulière à l'image du toxicomane.

Mettre en lumière le rôle des différents groupes sociaux jouant une part active dans la désignation d'une déviance revient à s'interroger sur les types d'intérêts trouvés dans une telle démarche. Si dans certaines circonstances ces intérêts coïncident avec ceux de la majorité des citoyens, par exemple lorsqu'il s'agit du maintien de l'ordre198, dans d'autres situations les intérêts en jeu sont beaucoup plus spécifiques aux agents de la désignation. Les bénéfices attendus peuvent en effet être liés à des stratégies corporatistes ou politiques qui rendent d'autant plus arbitraire la dénonciation des comportements incriminés.

Comme exemple de stratégie politique mentionnons le discours anti-drogue de la classe dominante des années 1970 témoignant d'une volonté de disqualifier les jeunes identifiés comme une classe sociale dérangeante199. Etouffer les mouvements contestataires en criminalisant des pratiques largement répandues parmi les jeunes aurait de la sorte permis de mieux contrôler cette frange de la population en invalidant leur position sociale.

Pour C. Bachmann et A. Coppel, il s'agit là d'une tentative d'explication d'un phénomène social par le recours à l'imagerie d'une coalition sociale et politique :

‘un groupe plus ou moins cohérent, mû par le même intérêt économique, social ou corporatiste, et déployant une même stratégie, prend l'initiative ouverte de faire de la toxicomanie un "problème", qu'il faut "régler", en désignant des "coupables"200.’

Nous avons vu plusieurs exemples d'intérêt corporatiste dans le chapitre sur l'historique des consommations de drogues, avec notamment à la fin du XIXe siècle le projet issu des syndicats ouvriers de nuire aux immigrés chinois des Etats-Unis en criminalisant leur pratique de fumer l'opium, ceux-ci étant perçus comme dérobant le travail aux américains.

Un autre exemple parlant est lié au travail du chef du Narcotic Bureau aux Etats-Unis, H. J. Anslinger qui a tout fait pour diaboliser la consommation de marijuana. Etant parvenu à faire voter l'interdiction de la marijuana en 1937, Anslinger décuple le nombre de criminels potentiels dont son département à la charge et gagne ainsi en importance...201

Certains groupes particulièrement orientés vers la dénonciation et la stigmatisation des comportements toxicomaniaques qualifiés par H. Becker d'"entrepreneurs moraux" s'affichent comme des défenseurs de la morale et prétendent agir sur la base de motifs humanitaires. J. Bergeret ainsi que d'autres auteurs202 203 interprètent leurs attitudes comme la manifestation d'un contre-comportement de mode toxicomaniaque latent dans la mesure où le problème "drogue" est pensé comme pouvant être réglé par des moyens extérieurs et magiques. De plus la sanction infligée au toxicomane ne serait qu'un substitut inconscient de celle qu'ils souhaiteraient s'infliger à eux-mêmes en raison de leurs propres tendances toxicomaniaques réprouvées.

Pour illustrer ce type de fonctionnement citons le cas du Dr Wright, représentant des Etats-Unis lors de la première conférence internationale sur l'opium de Shanghai en 1909. Fervent prohibitionniste, ce médecin devenu homme politique a lutté sa vie durant contre la drogue et a joué un rôle clé au niveau international dans l'élaboration de la réglementation des stupéfiants. Or il s'est avéré qu'il a dû quitter son poste prématurément, l'alcoolisme ayant mis un terme à sa carrière !

Notes
197.

Les associations d'usagers de drogues ont un rôle différencié puisqu'elles cherchent précisément à diminuer les effets négatifs de la stigmatisation de ceux qu'ils représentent.

198.

Notons toutefois qu'une telle idéologie peut facilement se mettre au service de motifs nettement moins avouables. Ce fut le cas de la Suisse qui au nom du maintien de l'ordre a pratiqué de 1926 à 1972 une politique d'élimination du nomadisme en plaçant en institution plus de 600 enfants tziganes, créant de la sorte autant d'orphelins. Cf. F. Koller, Les tziganes, victimes de la purification à la mode helvétique, Le Temps, 6 juin 1998, p. 8.

199.

M. Zafiropoulos et P. Pinell, Drogue, déclassement et stratégies de disqualification, Actes de la recherche en sciences sociales, No 42, avril 1982.

200.

C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 201.

201.

C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.

202.

J. Bergeret, Toxicomanes et délinquants, Bulletin de Psychologie, 1983, XXXVI, 359, pp 225-232.

203.

J.-P. Fréjaville, La société face aux drogués, in : J. P. Fréjaville, F. Davidson et M. Choquet, Les jeunes et la drogue, Paris, PUF, 1977.