3.6. Les représentations collectives des drogues et de leurs effets

Contrairement à d'autres déviances qui reposent essentiellement sur le comportement des acteurs concernés telles que la délinquance ou l'homosexualité, il est possible de faire de la toxicomanie la conséquence de l'absorption d'une substance extérieure et dangereuse. L'altération du comportement et la déviance elle-même peuvent ainsi être comprises comme un pur effet de la substance chimique en question qui aurait annihilé toute forme d'autodétermination chez le consommateur. Dès lors ce sont les caractéristiques attribuées à cette substance qui vont être tenues responsables de l'ensemble des difficultés vécues par le toxicodépendant.

Ce mécanisme d'attribution de significations à un produit inerte fait partie du phénomène de la stigmatisation que nous avons longuement analysé, dans la mesure où les caractéristiques attribuées au produit ont forcément des retentissements sur l'image du consommateur. Les représentations de la nature et des effets des drogues sont sujettes à toutes sortes de déformations et de croyances qui condensent les peurs et inquiétudes du public.

Un exemple fort répandu de croyance erronée est l'idée que l'héroïne pure209 est en soi un produit très nocif pour l'organisme, alors que ce n'est pas le cas ; ses effets secondaires étant plutôt limités. De plus, comparée à d'autres substances médicamenteuses telles que les antibiotiques, la toxicité de l'héroïne est nettement moindre. Le profane ne fait pourtant pas toujours la distinction entre les conséquences du produit en tant que tel et les conséquences des conditions d'hygiène de la consommation de drogues qui, elles, sont habituellement d'une grande nocivité.

Ces croyances jouent un rôle certain dans la construction culturelle du problème "drogue", car selon S. Peele210 le potentiel addictif d'une substance psychotrope dépend fortement de la définition qu'en donne une société. De sorte que lorsqu'un produit est défini comme dangereux, incontrôlable et puissant au niveau de ses effets psychotropes, la toxicomanie envers cette substance aura tendance à se répandre.

L'auteur se sert de cet argument pour expliquer l'échec des pays occidentaux tant à prévenir qu'à contrôler la consommation de drogues. Car du point de vue individuel, le futur toxicomane appréhende le vécu de sa consommation de psychotropes au moyen d'un ensemble de représentations culturelles propres au produit utilisé. Il s'agit de stéréotypes culturels qui vont permettre à l'usager de mettre en forme son expérience. Les représentations culturelles de la toxicomanie vont ainsi constituer des schèmes de comportements qui vont déterminer la nature du rapport à la drogue.

Relevons enfin que l'idée d'incontrôlabilité des effets du produit a donné lieu à la croyance en l'escalade automatique des drogues où la première prise est envisagée comme le début d'un engrenage infernal menant inexorablement à la déchéance si ce n'est à la mort.

De telles croyances influencent la relation que le sujet entretient avec son toxique. Ainsi, tout se passe comme si le consommateur cherchait à se conformer à une définition du comportement addictif préétablie qu'il s'attribue et qui lui permet de donner une direction à sa conduite. De plus, l'adhésion à l'idée d'incontrôlabilité (liée au modèle de la maladie) est facilitée en ce qu'elle permet d'éviter la réprobation sociale comme nous l'avons vu au chapitre précédent.

Notes
209.

On ne parle pas ici de l'héroïne vendue dans la rue qui est généralement coupée avec des produits divers et parfois très toxiques.

210.

 S. Peele, op. cit.