4.2. Normes, valeurs et organisation de la sous-culture drogue

Si du point de vue de sa toute première genèse cette sous-culture apparaît comme un épiphénomène de la consommation de drogues décrétées illégales, actuellement on peut considérer que la sous-culture du toxicodépendant est l'aspect fondamental de sa problématique, le produit n'étant qu'un accessoire. Car le toxicomane s'avère avant tout dépendant d'un mode de vie qui répond à des besoins divers : affirmation de son identité sur un mode alternatif, identification à une figure de l'exclu, attirance envers un statut de victime bouc-émissarisée, etc.

Cette sous-culture que nous allons détailler, représente un pôle d'attraction pour toute une catégorie d'individus qui ressentent à des degrés variables le besoin de s'abstraire d'une société conventionnelle ne répondant plus à leurs attentes.

Chaque toxicomane développe un sentiment d'appartenance plus ou moins prononcé vis-à-vis de cette sous-culture. La force de cet ancrage est généralement inversement proportionnel au nombre de liens qui le rattachent encore à la société globale (emploi, famille, etc.).

C'est pourquoi les caractéristiques du milieu de la drogue qui vont être présentées ne doivent pas être envisagées comme s'appliquant à tout usager de drogue. Elles ne font que décrire le fonctionnement d'un milieu social organisé autour du commerce illégal des drogues et dans lequel certaines personnes évoluent avec des degrés d'implication variables.

La forme extrême de la sous-culture propre au milieu de la drogue, celle des héroïnomanes de rue, a bien été mise en évidence par R. C. Stephens214, elle se caractérise par :

  • une hiérarchie de statuts basée sur la capacité à rouler autrui et sur le type de consommation de drogues ;

  • des activités criminelles ;

  • un grand intérêt pour les drogues et leurs effets ;

  • un argot ;

  • un ensemble de rôles, normes et valeurs facilitant les activités illégales des toxicomanes.

Dans son étude, R. C. Stephens mentionne une analyse factorielle qu'il a réalisée auprès de 516 toxicomanes en traitement afin de déterminer leur système de valeurs. Six facteurs ont pu être isolés :

  1. Point de vue antisocial. Ceci reflète l'opinion que les gens sont fondamentalement malhonnêtes et égocentriques.

  2. Rejet des valeurs de la classe moyenne. Non-acceptation de l'idéal de vie basé sur le travail, l'honnêteté et la sécurité.

  3. Excitation-hédonisme. Style de vie intense avec recherche de gratifications immédiates et désintérêt pour l'avenir.

  4. Importance de l'apparence extérieure. Souscription aux valeurs de consommation et importance donnée aux biens matériels (voitures, habits, argent).

  5. Importance de la sous-culture du toxicomane de rue. Implication dans cette sous-culture et les relations avec les amis toxicomanes.

  6. Réserve émotionnelle. Aspect "cool cat" qui signifie garder une réserve émotionnelle et ne pas se lier affectivement avec les gens en général.

Cette sous-culture est perçue par ses membres comme offrant une vie captivante et gratifiante, même si l'ennui, le danger, le manque et la répression policière en font également partie. L'excitation de la recherche de l'héroïne dans la rue, le sentiment d'approbation par les pairs et de maîtrise de certaines compétences liées à l'acquisition du produit, de même que le sentiment d'évasion et de puissance qui accompagnent la consommation sont autant d'éléments gratifiants pour l'usager.

C'est pourquoi R. C. Stephens soutient l'idée que le toxicomane utilise les produits illicites non pas tant pour échapper à des difficultés psychiques215 ou existentielles mais principalement pour affirmer son rôle de toxicomane. La consommation de drogue est donc envisagée sous un angle positif comme une recherche d'identité à travers l'expression d'une appartenance groupale.

Par ailleurs, si la sous-culture drogue peut apparaître comme un monde à part à certains égards, on ne saurait oublier qu'elle reste une émanation de la société globale et qu'à ce titre elle comporte des similitudes avec celle-ci. Il est en effet notable que certaines valeurs communément répandues dans les sociétés occidentales sont reprises et même accentuées dans la sous-culture drogue216.

En effet, la réussite matérielle de certains dealers représente pour le consommateur néophyte tout un idéal d'accomplissement personnel auréolé d'un grand prestige. L'enrichissement de ces dealers véhicule par ailleurs le mythe qu'il est possible d'obtenir des gratifications rapides et sans efforts.

On se rend compte dès lors à quel point argent et matériel tout autant que substances psychotropes guident nombre de toxicomanes dans leurs tentatives de se faire une place dans le réseau informel des usagers de drogues illégales. Ainsi, les critères de réussite propres à ce milieu sont relativement proches de ceux qui ont cours dans la société, seuls diffèrent les moyens utilisés sur la scène de la drogue considérés comme illégaux par le monde conventionnel217.

Il en va de même pour d'autres valeurs, telles que l'accomplissement immédiat du désir qui caractérise si bien notre société de consommation non seulement au niveau de la satisfaction des besoins matériels mais aussi en ce qui concerne les besoins psychiques à travers la diffusion des produits psychotropes. Cet aspect apparaît comme caricaturé dans la sous-culture drogue où la recherche du tout tout de suite et du plaisir immédiat y est une constante.

D. Matza et G. Sykes décrivent un phénomène semblable à propos des délinquants :

‘En somme, nous défendons l'idée selon laquelle le délinquant n'est pas un étranger à la société dans laquelle il vit, mais qu'il en est le reflet dérangeant, la caricature (...) Le délinquant reprend et privilégie une partie du système de valeurs dominant, nommément ces valeurs souterraines qui coexistent avec celles, publiquement affichées, qui ont une allure plus respectable218.’

On voit donc que les valeurs véhiculées par la société peuvent l'être de manière plus ou moins dissimulée en fonction de leur contenu et qu'une attitude antisociale peut être l'expression de valeurs cachées.

En ce qui concerne l'organisation des sous-cultures des milieux de la toxicomanie propre aux pays occidentaux, les analyses réalisées par R. Lucchini219 montrent que les différentes scènes de la drogue possèdent des niveaux de structuration variables. Ainsi, les scènes de la drogue se développant à proximité des ghettos de grandes villes américaines possèdent une organisation et une hiérarchie relativement stable. Le ghetto confère au milieu de la toxicomanie une structure sociale qui n'apparaît pas dans les villes sans ghetto. Or une telle structuration a un effet stabilisateur sur les comportements de consommation dans la mesure où la polytoxicomanie y est moins répandue.

Selon R. Lucchini cet effet stabilisateur de la sous-culture s'explique par le fait que l'individu est d'abord en recherche d'une position sociale dans cette micro-société et qu'il ne s'intéresse aux effets du produit qu'en second lieu. La drogue est donc un moyen d'acquérir un statut dans le milieu et de développer ainsi une identité. A côté de cette fonction d'identification, le milieu remplit également une fonction de gratification qui se traduira, lorsque l'individu se conforme aux règles du groupe, par une certaine assurance de régularité et de qualité dans la distribution du produit.

Toutefois les scènes de la drogue atteignent rarement un niveau élevé d'organisation et leur structure sociale est habituellement fragile en raison non seulement du renouvellement rapide de la population qui la compose mais aussi du démantèlement des réseaux de vente par la police, réseaux qui ont également un rôle de transmission d'un savoir lié à l'usage des produits220.

Un tel environnement facilite le dérapage vers le désengagement social. Ceci se produit lorsque la consommation de drogues n'est plus reliée à la réalisation d'un statut dans le milieu, les fonctions d'identification et de gratification sociale offerte par le milieu devenant alors secondaires. La recherche des effets psychotropes du produit devient prioritaire, et de la sorte, la drogue ne représente plus un moyen mais une fin en soi. Les dégâts sur l'identité que peut produire un tel désengagement apparaissent bien dans la description que nous donne R. Lucchini de la figure du polytoxicomane :

‘les seuls éléments culturels de la polytoxicomanie et de l'héroïnomanie qui ne bénéficient pas d'un support socioculturel stable, sont constitués par un ensemble de données matérielles, de techniques pour utiliser la drogue. L'individu fait alors un usage a-normatif de son corps, et la drogue est consommée sans aucune élaboration symbolique et sociale de ses effets. La dépendance est ici totale et directe. Dans les cas les plus extrêmes, même la rationalisation de la consommation fait défaut. Le jeune ne dispose pas des ressources sociales et des compétences personnelles qui lui permettraient d'assumer son rôle social de toxicodépendant. Il n'est plus en mesure d'élaborer symboliquement et psychologiquement sa propre déviance221.’

L'individu ne peut plus alors bénéficier du soutien et de la médiation de la structure sociale de son groupe et son activité ayant perdu ses repères symboliques devient chaotique222. Le toxique et ses effets psychotropes prennent alors de plus en plus d'importance. Un tel sujet subit donc une double désinsertion sociale ; tant par rapport à la société globale que vis-à-vis de sa sous-culture.

Il en résulte un état rencontré chez une frange croissante de la population générale : la désaffiliation 223, qui conjugue exclusion sociale et isolement affectif.

Notes
214.

R. C. Stephens, op. cit.

215.

L'auteur considère en effet que la plupart des toxicomanes sont dépourvus de psychopathologie avérée.

216.

A titre de liens entre la société conventionnelle et le milieu de la drogue, on pourrait également évoquer les connexions du marché illicite de la drogue avec le monde des finances par l'intermédiaire des procédés de blanchiment d'argent, même si ces liens sont peu apparents.

217.

On retrouve ici les caractéristiques de la catégorie d'adaptation sociale que R. K. Merton appelle innovation et qui consiste à réaliser des objectifs valorisés socialement par le biais de moyens illicites.

218.

D. Matza & G. Sykes, Juvenile delinquency and subterranean values, American Sociological Review, 1961, 26, p. 717. Cité par A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Collin, 1995.

219.

R. Lucchini, op. cit.

220.

L'auteur souligne l'importance de prendre en compte dans la politique en matière de drogue des effets désorganisateurs des interventions des forces de l'ordre qui peuvent se solder par des dérégulations des modes de consommation au sein du groupe des usagers.

221.

R. Lucchini, op. cit., p. 177.

222.

Ce phénomène est comparable à ce qu'on observe au niveau de la répartition géographique des taux d'alcoolisme en France. Il s'avère que les régions à taux élevé d'alcoolisme ne sont pas celles qui produisent du vin mais justement celles qui ne pratiquent pas la culture du vignoble. La tradition et la connaissance du vin agit donc par le biais de l'éducation comme un régulateur des modes de consommation de l'alcool.

223.

Ce processus est propre aux populations pauvres et menacées d'exclusion, R. Castel distingue trois niveau d'intégration : une zone d'intégration (travail stable, réseau relationnel solide), une zone de vulnérabilité (précarité du travail et fragilité relationnelle) et une zone de désaffiliation (absence de travail et isolement). Cf. article "Désaffiliation" in : J.-P. Fragnière et R. Girod, op. cit.