4.3. Le rôle de toxicomane de rue

La notion de rôle, centrale dans la théorie interactionniste, est particulièrement utile car elle permet de faire un lien entre l'individuel et le social. Elle peut être définie comme un modèle de conduite prescrit aux individus détenant un statut semblable dans le groupe224. Les attentes d'autrui tendent à régler l'expression du rôle au cours des interactions, de plus l'actualisation du rôle est toujours un compromis entre un rôle théorique, la personnalité de l'acteur et la situation vécue.

Les individus possèdent habituellement une palette de rôles diversifiés correspondant à leurs multiples appartenances sociales (rôle de père, frère, mari, travailleur, etc.). Au contraire, dans certaines situations, et c'est le cas de la toxicomanie, un rôle peut devenir plus important que les autres et en perturber l'accomplissement. Les comportements et attitudes liés à un rôle se généralisent trop et deviennent inappropriés aux situations. Il se produit ainsi une forme d'engouffrement dans le rôle 225, lequel définit une partie essentielle de l'identité. De son côté l'entourage va identifier l'individu prioritairement par le biais de son rôle de déviant.

R. C. Stephens a montré à propos du toxicomane de rue qu'un tel processus d'implication croissante dans son rôle s'accompagne d'une consommation d'héroïne toujours plus intense. Ce processus se traduit également par un déclin des relations avec les personnes non toxicomanes, à travers l'évitement de celles-ci de même que le rejet de leur part. C'est ce que E. Lemert226 a nommé un processus d'isolement et de fermeture qui survient dans l'évolution d'une carrière déviante.

Relevons toutefois que quel que soit leur degré de désocialisation, les usagers de drogues ne rompent jamais totalement les liens avec la société conventionnelle et continuent d'y participer d'une manière ou d'une autre, ne serait-ce qu'à travers les relations familiales et de voisinage qui représentent des attaches hors du monde de la drogue, ainsi qu'à travers l'utilisation des ressources communautaires (transports publics, services socio-sanitaires, etc.).

Le rôle de toxicomane de rue représente l'extrême du continuum des différentes manières d'assumer un statut d'usager de drogue. Les normes et valeurs sous-culturelles du milieu de la drogue telles que les a identifiées R. C. Stephens (cf. plus haut) constituent le contenu du rôle de toxicomane de rue. Celui-ci est conçu comme un type idéal particulièrement valorisé dans cette sous-culture.

Ce rôle consiste à montrer peu de culpabilité pour les conséquences de ses actions, à privilégier les apparences et notamment les signes extérieurs de succès (biens matériels, argent) et à vivre de façon hédoniste l'excitation du moment présent, renonçant à tout projet à long terme. Vont de pair avec ce mode de vie un rejet des valeurs de la classe moyenne (vie réglée, idéal de satisfaction professionnelle, sécurité, honnêteté), des comportements antisociaux où le but est de réussir à tromper l'autre habilement pour en obtenir des avantages liés au sexe, à la drogue ou à l'argent et enfin une réserve émotionnelle où l'établissement d'un lien affectif à autrui est considéré comme une faiblesse.

Le toxicomane de rue se sent constamment persécuté, il est convaincu de vivre dans un monde peuplé de gens malhonnêtes, aussi se montre-t-il très méfiant. Quant à l'héroïne en elle-même, sa consommation étant perçue comme dangereuse, celui qui s'y livre intensément se voit valorisé par le groupe et considéré comme fort et courageux. Ainsi, plus l'implication dans le rôle de toxicomane de rue est grande, plus la consommation sera intense. Relevons encore que l'adhésion à un tel système de pensées et de valeurs est presque une question de survie pour celui qui évolue dans le milieu austère de la drogue.

Sur une population d'héroïnomanes en traitement, N. C. Stephens a dénombré un tiers de sujets répondant aux critères de toxicomane de rue. Ce groupe se caractérisait par :

En définitive, le concept de rôle de toxicomane de rue permet d'appréhender l'intensité de l'implication tant dans la sous-culture drogue que dans la consommation de toxiques. Si l'on suppose que le rôle de déviant n'efface jamais complètement les rôles plus conventionnels, on peut toutefois considérer que la dimension conforme de l'identité du toxicomane de rue est drastiquement réduite au profit de son identité déviante.

Notes
224.

F. Gresle et al., Dictionnaire des sciences humaines, Paris, Nathan, 1994.

225.

Ce concept est proche de l'idée d'expérience totale déjà évoquée à propos du toxicomane qui organise tout son emploi du temps autours d'une seule finalité, la recherche et la consommation du produit.

226.

E. M. Lemert, 1967, op. cit.