4.4. Apprentissage des connaissances, techniques et attitudes relatives à l'usage de drogues

Si les représentations culturelles liées à la drogue produites par la société globale jouent un rôle fondamental sur le développement des toxicomanies, la communauté des toxicomanes véhicule également un ensemble de représentations sociales et de connaissances aux fonctions multiples.

Ces représentations sont de nature diverse, elles concernent le décodage des sensations physiologiques induites par la prise de drogues, l'apprentissage des techniques de consommation, la déculpabilisation de l'action déviante (techniques de neutralisation de la désapprobation sociale) et de façon plus générale l'apprentissage du rôle de toxicomane.

Nous avons vu précédemment comment le processus de construction d'une identité déviante se déroule de manière séquentielle au travers de phénomènes d'étiquetage survenant dans les interactions avec le monde conventionnel. Nous abordons maintenant un autre aspect de ce processus interactif de construction identitaire qui concerne les contacts avec le groupe déviant et qui jouent un rôle essentiel pour débuter ce que H. Becker nomme la carrière déviante.

L'entrée dans le monde de la drogue suppose en effet l'acquisition progressive d'un ensemble de connaissances et d'attitudes véhiculées par le groupe des usagers de drogues. C'est au cours des interactions avec ceux-ci que le sujet apprend et construit la signification de son activité. Le sujet modifie ainsi son comportement de façon à répondre aux attentes d'autrui et tend de la sorte à adopter le rôle du consommateur de drogue, lequel apporte une dimension nouvelle à son identité.

Dans un ouvrage clé du courant interactionniste227, H. Becker expose une étude de la vie de certains groupes sociaux faisant usage de marijuana. Ce travail est basé sur une technique d'observation directe et d'entretiens approfondis, ce qui lui permet de reconstituer la séquence des étapes que doit parcourir tout novice faisant l'expérience de fumer la marijuana.

Ainsi, le novice devra tout d'abord apprendre les techniques de consommation permettant d'obtenir du produit les effets appropriés, ensuite le sujet va devoir reconnaître et interpréter les effets d'une intoxication dont il peut ne pas avoir conscience, enfin les effets devront être redéfinis comme agréables et les sensations négatives minimisées.

Le sujet en proie aux sensations inhabituelles de l'effet d'une drogue va donc recourir à un ensemble de représentations pour décoder ses sensations corporelles. Ces représentations émanent pour une large part de phénomènes de socialisation prenant place au sein du groupe des consommateurs228.

De plus, en parallèle avec l'apprentissage des sensations s'opère une modification des attitudes du sujet face à l'idée d'adopter un comportement non conventionnel. Au contact du groupe déviant le sujet nouvellement admis va utiliser des techniques de neutralisation 229 du contrôle social afin de contrecarrer son besoin de se soumettre aux lois. Ainsi, de même que le délinquant justifiera son vol en le considérant comme un emprunt temporaire, le fumeur de marijuana vantera les effets bénéfiques de son produit.

Le sujet déviant va donc intérioriser progressivement un système de pensée et de normes et adhérer de la sorte à la sous-culture de son groupe.

L'auteur montre comment le fait d'apprécier un joint de marijuana et de pouvoir en tolérer l'aspect illégal est le fruit d'un apprentissage social qui s'acquiert aux contacts répétés de consommateurs avertis.

Parmi les auteurs ayant développé les phénomènes d'attribution de sens liés à la toxicodépendance, mentionnons encore le travail de A. Lindesmith. Cet auteur a bien mis en évidence comment apprentissage de connaissances liées à la consommation de drogues et définition de soi peuvent aller de pair.

Il publie en 1947 une étude230 réalisée auprès de 62 héroïnomanes de rue afin de comprendre ce qui les différencie des patients recevant des opiacés sur de longues durées à titre médical et ne développant pas de toxicomanie.

A. Lindesmith explique ce paradoxe en considérant que la dépendance résulte d'un apprentissage social qui se déroule au sein du groupe d'utilisateurs. Ainsi une personne adopte un comportement toxicomaniaque lorsqu'elle réalise que le syndrome de sevrage est lié au manque du produit. Le vécu du manque implique donc une mise en relation de l'état présent avec l'absence de produit ; dans le cas contraire le sujet interprétera son état comme les symptômes d'une simple maladie.

Replacées dans le cadre de la psychologie sociale, les découvertes de A. Lindesmith sur le vécu de la prise de drogues représentent un cas particulier de la définition des états émotifs et corporels. Ce domaine du fonctionnement sociocognitif fut initialement investigué par W. James231 qui concevait l'identification d'une émotion comme la conséquence d'un changement corporel induit par une situation (je suis triste parce que je pleure et non l'inverse). On a ensuite montré que l'émotion résultait à la fois de facteurs physiologiques internes et de facteurs cognitifs. Ces derniers sont liés à la perception du contexte social et permettent d'attribuer une signification à un état physiologique particulier232 en lui-même habituellement peu identifiable (un même état physiologique pouvant être défini comme agréable ou désagréable suivant la situation). C'est pourquoi le vécu de l'effet du produit sur l'organisme aura beaucoup plus à voir avec le sens que le contexte culturel et sous-culturel lui donne qu'avec les propriétés chimiques du produit lui-même.

A. Lindesmith pointe également l'importance du lien entre le ressenti des symptômes de manque et le concept de soi toxicomaniaque. Car au-delà d'une simple attribution de sens à l'effet d'une drogue, c'est toute une définition de soi nouvelle qui s'élabore sur le modèle stéréotypé du toxicomane "accro" sécrété par la société mais aussi véhiculé à son tour par les usagers et qui va conditionner le comportement de dépendance.

L'ensemble des apprentissages se déroulant au cours des interactions avec les usagers de drogues vont donc bien au-delà de la maîtrise d'une simple pratique de consommation. La sous-culture drogue permet ainsi l'élaboration d'une vision de soi et du monde nouvelle, processus au cours duquel l'identité déviante du sujet se consolide et s'affermit.

Notes
227.

H. Becker, op. cit.

228.

Relevons que ces représentations émanent aussi de la société globale (images de la drogue et des toxicomanes véhiculées par les médias et l'opinion publique).

229.

Le concept de techniques de neutralisation a été initialement développé par G. Sykes et D. Matza (Techniques of neutralization. A theory of delinquency, American Sociological Review, 1957, 22) qui considèrent ce mécanisme comme central dans l'évolution vers la déviance puisqu'il permet au sujet de faire coexister deux systèmes normatifs antagonistes. Ces attitudes de déni (de la responsabilité et du mal causé) permet de violer certaines règles sociales tout en en reconnaissant la validité.

230.

A. Lindesmith, Opiate addiction, Bloomington, Inc., Principia Press, 1947.

231.

W. James, The principles of psychology, New York, Henry Holt, 1890.

232.

W. Doise, J.-C. Deschamps et G. Mugny, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1978.