5. Conclusion

Tout au long de ce chapitre nous avons cherché à mettre en évidence l'influence des phénomènes de groupe sur le problème "drogue" afin de mieux comprendre les difficultés d'intégration sociale du toxicomane.

Tout d'abord nous avons resitué la toxicomanie dans le champ de la déviance telle que la sociologie l'envisage. La définition de la déviance dans ce champ du savoir a permis de montrer que bien que reposant sur un ensemble de faits objectifs relatifs à une transgression de normes, la déviance n'existe pas sans un discours sur ces faits, c'est-à-dire sans un jugement ou désignation de la part d'un groupe social sur les manières d'agir et de penser d'un groupe cible.

Epistémologiquement, il en découle deux approches possibles de la déviance suivant que l'accent est mis soit sur l'aspect objectif du donné, soit sur l'aspect subjectif du construit. Il s'agit respectivement de la perspective positiviste et la perspective interactionniste, cette dernière représentant une référence majeure de notre travail.

Nous avons également présenté la déviance comme un phénomène universel et relatif. Universel, parce qu'on la retrouve dans toutes les sociétés, ce qui amène E. Durkheim à la considérer paradoxalement comme normale et nécessaire au fonctionnement de la société. Elle remplit en effet d'importantes fonctions telles qu'initier le changement et maintenir la cohésion sociale (l'union pour combattre ou aider le déviant). Relatif, car les normes changent en fonction des lieux et des époques et donc les jugements de déviance également.

Cette universalité du phénomène a amené les sociologues à considérer que la déviance devait avoir des fonctions bien précises au sein de l'organisation sociale. C'est pourquoi nous avons rappelé ses rôles au niveau de l'impulsion au changement et du maintien de la cohésion sociale.

Dans le but de catégoriser les multiples formes que peut prendre la déviance nous avons fait appel à la classification des modes d'adaptations sociales de R. K. Merton, basée sur la manière dont les individus acceptent ou refusent d'une part les objectifs valorisés socialement et d'autre part les moyens légitimes à disposition permettant d'atteindre ces buts. La discordance ou tension entre ces deux aspects engendre des situations d'anomie sources de déviance.

Cette classification a permis de montrer que si la toxicomanie trouve habituellement sa place dans la catégorie du retrait, on ne peut la réduire strictement à celle-ci. En effet si certains comportements toxicomaniaques témoignent d'un refus tant des valeurs de réussite sociale que des moyens conventionnels pour l'accomplir, d'autres comportements représentent une tentative d'accéder à l'aisance matérielle en adoptant des moyens illégitimes, ce qui correspond à la catégorie "innovation".

Ensuite l'approche interactionniste, cadre de référence principal pour ce chapitre, nous a permis de mettre en lumière le rôle du groupe qui juge et désigne le déviant comme tel. Cette approche a toujours défendu l'idée que tant les personnes qui transgressent que celles qui les jugent sont à considérer comme éléments d'un même objet d'étude puisque faisant partie intégrante d'un même processus. La réaction de la société face à l'acte de transgression est ainsi considérée comme déterminante dans la genèse d'une déviance.

Le développement d'une identité déviante est un processus séquentiel et interactif qui se doit de parcourir un certain nombre d'étapes. Si l'acte transgressif initie le processus (déviance primaire), c'est surtout la désignation de l'individu comme déviant qui va façonner son identité et l'enfermer dans un rôle défini de l'extérieur auquel il va être contraint de s'identifier en intériorisant progressivement les caractéristiques stéréotypées qu'on lui attribue (déviance secondaire).

Un tel processus de désignation joue un rôle majeur de contrôle social, placées en position de visibilité sociale maximale, les personnes ainsi désignées sont comme neutralisées et prêtes à être orientées vers les divers systèmes de prises en charge et de réinsertion sociale.

L'approche interactionniste a bien montré les effets paradoxaux du contrôle social qui peut favoriser la déviance en tant qu'il participe de l'élaboration de l'identité déviante des personnes que la société cherche à neutraliser. Cette découverte fut à l'origine d'une véritable rupture épistémologique dans le champ de la criminologie de la fin des années soixante. Néanmoins cette approche a quelque peu sous-estimé l'impact dissuasif du contrôle social sur les comportements déviants, ce qui est actuellement une réalité bien établie.

A côté de la représentation générale du phénomène par le public qui véhicule toutes sortes de stéréotypes, on relève différents groupes sociaux à l'origine de l'étiquetage des toxicomanes. Qu'il s'agisse de groupements désireux de leur venir en aide ou orientés vers la répression, de professionnels du domaine ou de personnes concernées personnellement par le problème (proches, usagers, ex-usagers), tous ont des intérêts particuliers à défendre dans leur démarche. De nature philanthropique, moraliste, corporatiste, économique ou politique, ces intérêts vont orienter la manière de construire le phénomène drogue de même que les propositions pour le gérer et le résoudre.

De manière plus générale on a décrit certaines réactions primaires du public face au problème "drogue" comme le besoin de contenir une angoisse diffuse suscitée par un phénomène qui l'inquiète et qui lui échappe. Le stéréotype du toxicomane dangereux et amoral permet de circonscrire et de réduire le problème à un groupe d'individus facilement identifiable, donnant ainsi une illusion de maîtrise du problème.

Il a par ailleurs été noté que si le comportement du toxicomane est si mal supporté par le public, c'est parce qu'il caricature certains modèles de conduites valorisés dans nos sociétés liés à la sacralisation de la consommation. On a donc d'autant plus besoin de le percevoir comme différent et de le mettre à distance qu'il évoque quelque chose de familier, voire d'attirant à certains égards.

De telles peurs viennent déformer la perception tant du phénomène drogue dans son ensemble que des substances en particulier. Ainsi, certaines caractéristiques sont attribuées par le public à l'héroïne qui ne correspondent pas à la réalité du produit. Il en résulte une tendance à la diabolisation du produit, construction qui n'est pas sans incidence sur le développement des toxicomanies, puisque comme l'a noté S. Peele233, plus une substance est considérée comme dangereuse et incontrôlable, plus la dépendance envers ce produit aura tendance à se répandre. Les stéréotypes culturels fournissent ainsi des schèmes de comportements aux usagés et orientent de la sorte leurs expériences toxicomaniaques.

Enfin, la dernière partie de ce chapitre a été consacrée à une analyse de la sous-culture drogue et des modes de vie qu'elle implique.

Née de la criminalisation de l'usage d'opiacés au début de notre siècle, cette sous-culture s'est alors constituée autour du problème commun rencontré par les usagers de drogues, à savoir l'acquisition d'un produit prohibé.

Cette micro-société implique un mode de vie avec ses normes et ses valeurs propres, lequel représente l'objet addictif majeur chez une majorité de toxicodépendants. En effet, ce mode de vie permet d'exister au monde d'une manière singulière et d'affirmer son identité subjective sur un mode alternatif.

Le groupe des toxicomanes auquel on assimile l'usager de drogues illégales prendra pour lui une importance croissante et son sentiment d'appartenance sera renforcé. S'immergeant progressivement dans la sous-culture du milieu de la drogue, le néophyte y fera la découverte des techniques de consommation et des manières de sentir et d'agir liées à l'adoption d'un comportement réprouvé socialement.

Le milieu de la drogue dure dans lequel les usagers sont impliqués à des niveaux variables, a été bien décrit par R. C. Stephens234 dans une étude basée sur le concept de rôle de toxicomane de rue. Celui-ci consiste principalement à garder une réserve émotionnelle ; se montrer méfiant et peu concerné par les conséquences de ses actes (pas de culpabilité), rechercher des gratifications immédiates, être capable de tromper autrui et valoriser les apparences extérieures (argent, matériel). L'implication dans un tel mode de vie est corrélée avec l'intensité des consommations d'héroïne.

Le processus d'implication et d'adhésion à un tel rôle ou modèle de conduite va de pair avec un abandon progressif des relations avec les non-consommateurs et une tendance au rejet de la part de ceux-ci. Il s'ensuit ce que E. Lemert235 a appelé un processus d'isolement et de fermeture, où le rôle de toxicomane définit une part toujours plus importante de l'identité, ce qui se traduit par une forme d'engouffrement dans le rôle.

En contrepartie à cette spirale de l'enfermement dans les comportements addictifs, nous avons vu que le degré d'organisation de la sous-culture et l'importance donnée à la recherche d'une position sociale valorisée au sein de celle-ci constituent des éléments régulateurs de la consommation de drogue. De plus, par le biais de l'échange de savoirs et de la transmission des pratiques, la sous-culture drogue possède une fonction régulatrice des prises de toxiques236.

Lorsque ces divers éléments régulateurs font défaut et lorsqu'il s'agit d'un milieu très désorganisé, il y a un risque de désengagement social au sein même de la sous-culture, ce qui se traduit par une augmentation de la polytoxicomanie et des consommations incontrôlées. L'isolement et l'émiettement du lien social tant vis-à-vis de la société globale que du groupe des usagers, provoquent un état de désaffiliation, phénomène d'une importance grandissante dans nos sociétés occidentales et qui va de pair avec les différentes formes d'exclusions sociales.

Nous voyons donc qu'au sein même de la sous-culture drogue certains aspects favorisent la consommation de toxiques (par exemple les valeurs hédonistes) alors que d'autres (la structuration sociale du groupe et sa culture propre) la régulent.

Bien que fortement antisociale, la sous-culture drogue n'en présente pas moins certaines similitudes avec la société globale. En effet, d'une part elle s'y oppose en rejetant les valeurs de la classe moyenne axée sur le travail, l'honnêteté et la sécurité, et en valorisant les attitudes de méfiance et de tromperie. D'autre part elle s'en approche avec la recherche de gratifications immédiates et l'importance donnée à la réussite matérielle.

En fait, tout se passe comme si le monde de la drogue caricaturait certains aspects de la société plus ou moins cachés en les poussant à leur extrême.

Par ailleurs, on ne peut considérer les acteurs de cette micro-société comme vivant dans un monde totalement à part car ils gardent toujours, bien qu'à des degrés variables, des attaches avec le système socio-économique global.

Cette double appartenance se traduit au niveau individuel par une bipolarité identitaire conventionnelle et déviante, ce qui ne va pas sans déboucher sur des antagonismes et des conflits de valeurs. La personne doit en effet naviguer entre deux sphères sociales plutôt incompatibles avec toutes les dérives possibles que peut entraîner un statut aussi instable.

Afin de permettre la coexistence de manières de penser aussi opposées et pour redonner à la personnalité un semblant d'unité, le sujet développe et apprend au sein du groupe des techniques de neutralisation tant du contrôle social externe que du besoin interne de se conformer aux règles sociales. De telles techniques de rationalisation de la conduite constituent une échappatoire à la dissonance cognitive induite, comme nous l'avons vu au chapitre précédant, par le fait d'adopter une conduite que le sujet sait par ailleurs être inadéquate. C'est ainsi que le consommateur saura justifier son comportement excessif par l'état de dépendance237, en mentionnant l'innocuité des produits ou en rejetant la responsabilité de ses actes sur autrui, invoquant de mauvaises influences.

D'une manière générale, nous nous sommes intéressés dans ce chapitre aux mécanismes de l'exclusion, qu'il s'agisse de la stigmatisation du groupe des toxicomanes par la société globale ou des processus d'adhésion à une sous-culture déviante. Au chapitre suivant nous nous centrerons sur les mécanismes de l'intégration (socialisation) et leur échec.

Notes
233.

 S. Peele, op. cit.

234.

R. C. Stephens, op. cit.

235.

E. M. Lemert, 1967, op. cit.

236.

De façon similaire, les régions productrices de vin, porteuse d'une tradition du bien boire, possèdent des taux d'alcoolisme inférieure aux régions non viticoles.

237.

Comme nous l'avons vu au chapitre précédant avec le concept d'auto-étiquetage socialement fonctionnel.