2.4. Les conséquences de la socialisation et les formes de l'intégration sociale

La fonction de la socialisation est double. Elle permet d'une part au groupe ou à la société de maintenir une cohésion suffisante et d'autre part elle favorise l'adaptation sociale des individus en leur donnant les moyens de se comporter de façon conforme aux attentes du groupe.

Ainsi, la socialisation réalise l'intégration sociale dans les deux sens du terme, au niveau groupal en resserrant les liens entre individus et au niveau individuel en permettant l'accès au groupe250. On comprend dès lors qu'une défaillance dans la socialisation aura des répercussions importantes sur le fonctionnement psychosocial d'un individu, puisque son intégration dans la structure sociale risque d'être compromise.

On peut définir l'intégration sociale au niveau groupal par :

‘la qualité et la fréquence des relations qui se nouent au sein d'un groupe, ainsi que par le degré d'engagement de ses membres dans des activités communes. Un groupe est intégré quand ceux qui le composent se connaissent, se parlent, s'apprécient, s'aident mutuellement et sont engagés dans des activités partagées251.’

En ce qui concerne le processus d'insertion de l'individu dans le groupe, V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti252 conçoivent l'intégration et l'exclusion comme les deux pôles d'un processus unique qui peut être décomposé en trois dimensions distinctes.

Une première dimension consiste dans l'intégration économique qui concerne l'emploi et les revenus. Elle détermine le niveau de participation de l'individu dans le système de production et de consommation. L'insertion dans le monde du travail s'avère particulièrement importante car depuis l'industrialisation elle représente une norme quant à l'intégration sociale et elle confère une identité sociale telle qu'aucun autre groupe ne peut le faire.

L'intégration relationnelle représente une deuxième dimension qui concerne l'intégration dans le tissu relationnel. L'auteur distingue d'une part des liens horizontaux à l'origine de ce que E. Durkheim253 nomme la solidarité mécanique, établie sur le principe de similarité et de proximité avec les personnes des groupes concernés (famille, amis, voisins, club, bandes) et d'autre part des liens verticaux qui unissent l'individu avec des entités plus abstraites telles que la société ou la nation. Ce dernier type de liens est constitutif de la solidarité organique qui repose sur le principe de complémentarité et sur la division du travail.

Le réseau de sociabilité primaire s'avère particulièrement important car outre ses fonctions d'échange de services et d'informations et de soutien affectif, il permet l'échange d'images identificatoires qui aident à situer la position de chacun dans les groupes d'appartenance. Des carences au niveau de ce réseau relationnel peuvent avoir pour conséquences d'affaiblir le sentiment d'appartenance, de diminuer les sources de valorisation et de limiter les repères identitaires254.

Une dernière dimension du processus d'intégration est l'intégration symbolique. Cette dimension s'avère cruciale pour comprendre le phénomène de l'exclusion sociale car elle concerne la reconnaissance symbolique de la place de l'individu dans la société. Il s'agit de la conformité ou non d'un individu aux normes et autres idéaux sociaux, ainsi que des mécanismes de stigmatisation et de rejet qui peuvent découler de la non-conformité.

Dans une visée intégrative de différentes théories de la déviance, D. S. Elliott et al.255 considèrent deux voies possibles d'évolution vers la délinquance et l'abus de drogues. La première concerne des sujets dont la socialisation déficiente dès la première enfance a engendré des liens faibles avec les groupes conventionnels. La seconde s'applique à des sujets qui ont pu dans un premier temps établir des liens avec l'ordre social conventionnel, mais qui ont connu à l'adolescence un processus d'atténuation ou d'affaiblissement de ces liens. Cette atténuation peut être due à une faillite de l'accomplissement personnel, à un processus d'étiquetage négatif ou à une crise sociale désorganisant l'environnement social du sujet.

Les deux voies d'évolution vers la délinquance et l'abus de drogues requièrent cependant l'exposition aux modèles déviants dans le cadre du groupe non conventionnel. La probabilité d'apparition de comportements délinquants augmente fortement lorsque l'attachement au groupe et aux individus déviants se révèle plus fort que l'attachement au groupe et aux individus conventionnels.

L'adaptation sociale des individus peut donc être tenue en échec lorsque certaines conditions viennent limiter voire supprimer l'apport socialisateur du groupe conventionnel. De cette façon, un licenciement, un chômage de longue durée, une rupture conjugale ou une perte d'un réseau d'amitié peuvent engendrer une crise personnelle qui va déclencher une cascade de conséquences néfastes à l'équilibre psychosocial de l'individu.

Des conduites de retrait visant à éviter la dévalorisation liée à l'échec relationnel et/ou social, peuvent venir aggraver la situation en amplifiant un refus des normes souvent déjà existant. Il y a risque alors de voir se dissoudre une intégration sociale jusqu'alors apparemment réussie et de s'acheminer vers un état d'exclusion sociale où la dissolution du lien social, la perte des réseaux de solidarité et l'isolement en constitue le noyau dur256.

Alors que le toxicomane est en position de risque face à l'exclusion sociale257 en raison de son refus d'entrer dans le "système" et des mouvements de rejets qu'il suscite, inversement les exclus sont particulièrement touchés par les abus de toxiques, la figure du clochard ivrogne en est l'exemple paradigmatique. On le voit, les deux phénomènes partagent des processus communs.

Toutefois, le modèle du processus bipolaire intégration - exclusion n'est pas suffisant pour rendre compte des phénomènes sociaux liés aux prises de drogues. En effet, si l'intégration sociale s'oppose à l'exclusion sociale, où situer l'intégration dans le groupe déviant ?

Car bien que la prise de toxiques tende à éloigner l'individu de la société, elle n'en garde pas moins une fonction de maintien d'un certain type de lien social258. En effet, le partage d'une sous-culture commune avec son langage, ses savoirs et ses préoccupations propres fondent le sentiment d'appartenance au groupe des usagers de drogues, lequel va à l'encontre de l'idée d'isolement social.

Dans les sous-chapitres suivants nous aborderons différents modèles théoriques de la déviance qui permettront de mieux cerner la problématique complexe des modes de socialisation propre à la toxicomanie.

Notes
250.

Sur les deux acceptions du terme intégration sociale : processus d'incorporation d'un élément à un ensemble et processus de transformation d'une collection d'éléments en un système cohérent ; cf. Y. Barel, Le Grand Intégrateur, Connexion, 56, 1990.

251.

M. Cusson, 1992, op. cit., p. 414.

252.

V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit. ; I. Taboada Leonetti, op. cit.

253.

E. Durkheim, De la division sociale du travail, (éd. orig. 1893), Paris, PUF, 1983

254.

Relevons que l'intégration relationnelle et économique peut être réalisée au sein du groupe déviant. Celui-ci peut en effet offrir le soutien propre à tout réseau social de même que la réussite économique à travers le commerce de drogue.

255.

D. S. Elliott, S. S. Ageton & R. J. Canter, An integrated Theoretical perspective on delinquent behaviour, Journal of Research in Crime and Delinquency, 1979, 16, 1, pp 3-27 ; D. S. Elliott, D. Huizinga & S. S. Ageton, Explaining delinquency and drug use, London, Sage Publications, 1985.

256.

J. Etienne et al., op. cit.

Un tel phénomène d'exclusion sociale est particulièrement prégnant dans nos sociétés actuelles, où le rôle intégrateur et protecteur du travail tend à perdre de l'importance.

257.

Nous avons vu au chapitre précédent que certaines modalités d'usage de toxiques de type polytoxicomaniaque pouvaient se traduire par une dérive sociale où même les liens avec le milieu s'effritaient.

258.

A. Morel, F. Hervé et B. Fontaine, Soigner les toxicomanes, Paris, Dunod, 1997.