3. Théorie du contrôle social : défaillance de la socialisation conventionnelle

Les origines de la théorie du contrôle social 259 remontent aux travaux de E. Durkheim sur le suicide260 où il montre que la fréquence de cet acte autodestructif est inversement proportionnelle au degré d'intégration sociale 261 du groupe d'appartenance. En effet, lorsque l'intégration est forte, les contraintes et les pressions sociales sont importantes, ce qui rend effective la fonction de régulation sociale du groupe, et donc limite la transgression des normes. Par contre, lorsque le groupe se caractérise par une faible cohésion sociale, il s'ensuivra une baisse du contrôle social, et donc une augmentation des phénomènes de déviance.

Les sociologues de l'Ecole de Chicago sont les représentants classiques de cette théorie. Leurs études sur la délinquance dans les grandes villes américaines262 ont montré comment la désorganisation sociale liée à l'urbanisation non planifiée se traduit par une diminution des contrôles sociaux dans les quartiers pauvres à forte immigration. Il s'y développe en effet des formes de sociabilité (le gang) en rupture avec les coutumes et traditions de la société globale qui ne représentent plus pour ces couches sociales des modèles de comportements à suivre.

La désorganisation sociale dont il est question ici ne correspond pas toutefois à un manque de normes, mais reflète l'inarticulation des groupes d'immigrants avec le reste de la société et caractérise le système dans sa globalité263.

Le contrôle social peut être envisagé comme l'ensemble des moyens formels et informels dont la société dispose afin d'amener les individus à respecter les règles et les normes en vigueur. Alors que le contrôle social formel relève des contraintes et sanctions mises en oeuvre par des entités supra-individuelles (police, justice...), le contrôle social informel émerge des interactions spontanées entre individus par le biais des efforts que chacun fait pour se conformer aux attentes d'autrui.

Un tel processus de contrôle n'est toutefois efficace que si l'individu est suffisamment inséré socialement. Dans le cas contraire l'instance de contrôle ne reçoit pas tout le crédit nécessaire de la part de l'individu, ce qui diminue son influence. En effet :

‘La motivation à tenir compte des attentes d'autrui et à respecter les normes auxquelles il est attaché découle d'abord de la qualité, de la fréquence et de la stabilité des rapports qui lient les êtres humains264.’

Nous voyons donc que la notion de lien social va de pair avec celle de contrôle social. La théorie du contrôle social postule en effet que les liens avec la société inhibent des tendances antisociales conçues comme naturelles et propres à chaque individu. Afin de maîtriser ces tendances, l'individu doit subir une socialisation qui lui permettra de vivre en communauté grâce à la reconnaissance de contrôles sociaux externes et à l'élaboration de contrôles normatifs internes.

Les liens sociaux sont les vecteurs du contrôle social, plus ils sont forts plus le comportement tendra vers la conformité. Selon T. Hirschi265 266 les liens sociaux sont de quatre types :

  1. l'attachement aux personnes de référence (parents, enseignants, pairs). Par le biais de l'identification et de l'importance donnée aux jugements de ces personnes, celles-ci exercent des contrôles sociaux externes (récompenses et punitions) qui limitent les tendances transgressives ;

  2. l'engagement dans les institutions conventionnelles (école, religion) qui va de pair avec un choix de vie conforme ;

  3. l'implication dans des activités conventionnelles (études, clubs de sport, etc. ) qui occupe l'esprit du sujet et ne lui laisse plus vraiment le choix de commettre un acte déviant ;

  4. la croyance en la validité morale des règles de la société. Cette croyance varie suivant les individus, même si T. Hirschi postule un système de valeurs communément partagées.

Les modalités deux et trois ne variant toutefois pas indépendamment l'une de l'autre, plusieurs auteurs267 268 les regroupent en un seul type de lien : engagement dans les activités et les institutions conventionnelles.

Ces auteurs établissent une relation hiérarchique entre les trois types de liens : l'enfant développe d'abord un attachement envers les personnes, ensuite se confronte aux institutions et enfin adhère (ou n'adhère pas) aux valeurs de la société.

L'évolution vers la déviance résulte toujours, selon ce modèle, d'un défaut dans le processus de socialisation conventionnel. Ceci peut être dû soit à certaines faiblesses chez l'enfant quant à ses capacités d'intériorisation des normes, soit à l'inadéquation des parents dans leur rôle d'éducateur ou encore à des conditions sociales défavorables pour le développement psychosocial de l'enfant.

La théorie du contrôle social implique par ailleurs l'idée que le choix d'un acte, conventionnel ou déviant, repose toujours sur une évaluation rationnelle des coûts et bénéfices qu'il peut rapporter. Aussi, lorsqu'il existe un attachement positif envers les diverses institutions sociales, le choix d'un acte conventionnel s'impose dans la mesure où il s'accompagne du bénéfice de la reconnaissance sociale, alors que l'adoption d'un comportement déviant se traduirait par la perte des gratifications relationnelles prodiguées par le groupe d'appartenance.

Par contre, lorsque les liens avec la société n'ont pas pu s'établir correctement et que les gratifications relationnelles émanant du groupe conventionnel sont faibles voire absentes, l'équilibre des coûts et bénéfices tend à s'inverser et c'est le comportement déviant qui peut alors être perçu comme source potentielle de bénéfices, notamment grâce à la constitution de liens d'appartenance avec un groupe de pairs déviant.

Dans le cadre de l'institution scolaire ce schéma s'applique au cas du mauvais élève stigmatisé et peu gratifié par l'école qui va progressivement s'affilier à des groupes antisociaux afin d'y trouver une reconnaissance sociale.

En d'autres termes, on peut dire avec M. R. Gottfredson et T. Hirschi269 que le coût du crime varie en fonction de la localisation de l'individu dans la société ou suivant le lien qu'il a établi avec elle.

Dans son modèle théorique de la délinquance, L. Walgrave270 apporte un complément à la théorie du contrôle social. Il la situe dans une approche interactionniste pour considérer que le lien social ne se développe pas dans le vide, mais qu'il existe un "marché" de l'offre de liens auxquels les adolescents auraient un accès différentiel en fonction de leur statut socioculturel. Cet aspect joue un rôle important dans le milieu scolaire, celui-ci étant façonné par les normes et valeurs de la culture dominante.

Relevons enfin que si le défaut d'intégration sociale en tant que dimension essentielle de nombreux phénomènes de déviance confère à la théorie du contrôle social une portée très générale, celle-ci en contrecoup perd en spécificité dans la mesure où elle ne peut pas différencier les raisons de l'évolution vers différents types de déviances tels que le suicide, la toxicomanie ou la délinquance.

Notes
259.

Cette théorie apparaît dans la littérature sous diverses dénominations : théorie du lien social, de la régulation sociale ou de l'intégration sociale.

260.

E. Durkheim, Le suicide, étude sociologique, (éd. orig. 1895), Paris, PUF, 1960.

261.

Cf. plus haut la définition de cette notion.

262.

J. M. Thrasher, The gang, Chicago, University of Chicago Press, 1927 ; C. Shaw, F. Zorbaugh, H. McKay & L. Cottrell, Delinquency areas, Chicago, University of Chicago Press, 1929 ; E. Sutherland, 1937, op. cit.

263.

N. Herpin, op. cit.

264.

M. Cusson, Croissance et décroissance du crime, Paris, PUF, 1989.

265.

T. Hirschi, Causes of delinquency, Berkeley, University of California Press, 1969.

266.

N. Queloz, Lien social et conformation des individus, examen critique, Déviance et Société, 1989, Vol. 13, No 3, pp. 199-208.

267.

D. S. Elliott et al., 1979, op. cit.

268.

L. Walgrave, op. cit.

269.

M. R. Gottfredson et T. Hirschi, A general theory of crime, Stanford, California, Stanford University Press, 1990. Dans cet ouvrage les auteurs complètent leur théorie du contrôle social avec le développement de la notion d'auto-contrôle qui souligne le rôle de cette variable individuelle dans le passage à l'acte.

270.

L. Walgrave, ibid.