6. Troubles de la socialisation, adolescence et toxicomanie : données empiriques

6.1. Adolescence et risques de désinsertion sociale

L'adolescence est une période de la vie où l'individu traverse de profonds changements qui affectent son identité personnelle et sociale.

L'identification de cette phase de l'existence constitue une création socioculturelle relativement récente ; elle est apparue dans les sociétés occidentales il y a environ 150 ans. Avec le développement de l'industrialisation et des régions urbaines les enfants ont été progressivement exclus du marché du travail afin de les protéger de l'exploitation, mais aussi parce que la complexification des métiers a nécessité une prolongation de la formation scolaire. Leur maintien en dehors de la vie professionnelle active a de la sorte prolongé la période de dépendance affective et économique propre à l'enfance295. Ceci contrairement à ce qui se passe dans certaines sociétés traditionnelles où la transition entre l'enfance et la vie adulte peut être réduite à la durée d'un rituel marquant un passage direct du statut d'enfant à celui d'adulte.

Dans nos sociétés l'adolescence constitue selon E. H. Erikson296 une période de moratoire psychosocial où l'adolescent expérimente divers rôles sociaux. C'est pourquoi certaines conduites transgressives sont jugées normales à l'adolescence, elles participent du besoin de découvrir ses propres limites.

On considère que sur l'ensemble des jeunes qui expérimentent les drogues illicites, 50% d'entre eux ne renouvellent pas l'expérience, de même la grande majorité des actes délinquants sont le fait d'adolescents qui ne récidiveront pas, d'où la clémence des juges lors d'un premier contact avec la justice.

Néanmoins l'état de fragilisation psychosociale propre à l'adolescence demeure un aspect fondamental des problèmes de toxicomanie, dans la mesure où c'est bien durant cette période qu'apparaît la quasi-totalité de ce type de troubles. La période de l'adolescence telle qu'elle existe dans les sociétés occidentales actuelles comporte des caractéristiques qui rendent difficile la socialisation des jeunes.

En effet, les différentes sources de socialisation (famille, école, mass média, groupes de camarades) véhiculent des valeurs souvent contradictoires et ne considèrent pas l'adolescent dans sa totalité. Par ailleurs, l'entrée dans la vie adulte se fait de façon étalée dans le temps en fonction des différents secteurs concernés (domaines sexuel, économique, professionnel, politique, etc.). Cette asynchronie rend difficile une vision de soi cohérente et unitaire, accentuant les difficultés à se construire une identité chez les plus vulnérables297.

De plus, à l'adolescence le processus de personnalisation prend une dimension nouvelle. Ce processus qui contribue à la formation de l'identité par le biais de l'abandon de normes et de modèles auxquels l'individu ne veut plus adhérer298, est particulièrement important à l'adolescence. En fonction de sa maturation affective et cognitive, l'adolescent va revoir les acquis normatifs de son enfance avec tous les risques de socialisation déviante que cela suppose, lorsque ce remaniement se fait au profit de normes propres à certains groupes marginaux.

Ces perturbations de l'équilibre psychosocial propres à l'adolescence ont bien été mises en évidence par les études épidémiologiques de M. Choquet et al.299 portant sur les abus de toxiques chez les adolescents.

Un certain nombre de caractéristiques différencient les adolescents qui ont expérimenté les drogues illégales quand on les compare aux abstinents. Ainsi, la fréquentation du groupe des pairs au détriment de la vie familiale est plus assidue chez les usagers de toxiques. Ceci se traduit chez les consommateurs par une vie relationnelle plus intense, plus de sortie avec les amis et plus de relations sexuelles (notamment homosexuelles). De même, alors que les non-consommateurs fréquentent plus les clubs de sport, regardent plus la télévision, les usagers de drogues passent plus de temps dans les salles de jeux, dans la rue et ressentent plus souvent l'ennui.

L'étude montre aussi que les conduites de désocialisation 300 (retard scolaire fréquent, absentéisme, vol, fugue, racket, violence, oisiveté) souvent perçues comme une conséquence de l'abus de toxique tendent au contraire à le précéder. Par ailleurs, certaines conduites représentent des facteurs de chronicisation de la consommation ; il s'agit du tabagisme important, du retard régulier à l'école et du vol en lieu public. De plus, ces conduites de désocialisation s'avèrent d'autant plus liées à l'usage de toxiques qu'elles se manifestent précocement (avant 15 ans).

Ainsi, pour ces auteurs, les conduites de désinsertion sociale et scolaire sont des signes avant-coureurs d'un risque d'évolution toxicomaniaque ultérieure, et il en va de même pour de nombreux problèmes de santé (troubles de l'humeur, accidents, fatigue, troubles du sommeil, maux de tête) : ces manifestations reflètent un malaise généralisé s'exprimant tant au niveau de la sphère corporelle que sociale.

Notes
295.

R. Campeau et al., L'identité personnelle et sociale, in : Individus et société, op. cit.

296.

E. H. Erikson, Adolescence et crise, la quête de l'identité, Paris, Flammarion, 1968.

297.

O. Jeanneret et J. Kellerhals, La médecine préventive peut-elle contribuer à l'intégration des adolescents dans la société? Revue d'Hygiène et de Médecine Scolaire et Universitaire, 1969, 22, pp 191-198.

298.

R. Campeau et al., op. cit.

299.

M. Choquet et al., 1992, op. cit.

300.

Les troubles du comportement mentionnés dans le texte correspondent à deux types de conduites telles qu'elles sont définies par J. Selosse dans le Dictionnaire de psychologie (R. Doron et F. Parot, Paris, PUF, 1991) :

- la conduite asociale (refus ou incapacité à adhérer aux règles de la vie sociale "afin de préserver une liberté existentielle et de se protéger de toute dépendance psychosociale". P. 59) ;

- la conduite antisociale (agression et hostilité défiant l'ordre social, s'exprimant par le biais du passage à l'acte).

Quant à la désocialisation, J. Selosse réserve ce terme pour l'aboutissement d'un processus de désinsertion sociale où la déchéance et la perte du lien social équivaut à une forme de mort sociale.