6.4. Toxicomanie et délinquance

L'existence d'une forte corrélation entre les comportements de prises de toxiques et la délinquance est une donnée actuellement bien établie.

Pourtant on ne saurait assimiler le toxicomane à un délinquant puisque nombre d'entre eux n'auront jamais affaire à la justice. En fait, parmi les personnes qui côtoient le monde des drogues dures l'implication dans la délinquance peut être très diverse. Les deux cas de figure extrêmes suivants l'illustrent : prenons d'un côté le dealer sans scrupules prêt à utiliser la violence s'il le faut pour se faire payer et qui ne consomme pas ou qu'occasionnellement et de l'autre le toxicomane accro et endetté, achetant sa drogue avec son salaire et dont la délinquance est limitée à la consommation et la détention de produits illicites311.

En dépit de cette grande diversité des situations rencontrées sur la scène de la drogue, une constante demeure : l'importance et la gravité de la délinquance est fonction de l'intensité de la consommation de drogues. Ainsi, d'après une étude réalisée aux Etats-Unis auprès de plus de 3000 adolescents312, ont commis des actes délinquants :

Inversement, une étude réalisée au Québec évalue à 75% la proportion d'adolescents délinquants ayant consommé du cannabis, contre 15% dans la population générale du même âge. De même, parmi des adultes judiciarisés, la proportion de ceux qui ont connu une période de dépendance à une substance psychotrope varie entre un tiers et un demi313.

A Genève, une étude récente sur 327 héroïnomanes en cure de méthadone (âge moyen 31 ans) montre qu'à l'admission 54% ont fait un séjour en prison et 61% ont déjà subi une arrestation314. Par ailleurs cette étude atteste d'une diminution spectaculaire des incarcérations dès l'instauration d'un traitement à la méthadone.

Dans la mesure où nos sociétés placent la consommation de stupéfiants au rang des actes de délinquance, et sachant que les différents types d'actes délinquants ont tendance à corréler entre eux, le constat d'une forte relation entre délinquance et toxicomanie n'a rien de surprenant. Pourtant, l'explication de cette relation s'avère complexe, notamment lorsqu'on l'envisage sous l'angle d'un éventuel lien de causalité. Suivant le sens de la causalité, ce lien peut être de deux types.

Premièrement, on peut envisager la toxicomanie comme induisant chez les personnes dépendantes des comportements délinquants. Ceci correspond à l'idée du sens commun qui perçoit le toxicodépendant comme prêt à tout pour se procurer la substance dont il dépend.

Le sujet toxicomane se voit en effet confronté à la difficulté d'acquérir un produit onéreux et illégal. En raison de sa prohibition la drogue coûte chère, ce qui se traduit par une baisse des taux de consommation, mais aussi par une tendance chez les personnes dépendantes à commettre des crimes lucratifs 315, tels que vols, cambriolages, trafic ou prostitution pour acheter leur substance.

Il a été effectivement démontré que les délits contre la propriété augmentent en période de forte consommation et qu'ils diminuent en période d'abstinence316. De même, la forte augmentation de certaines formes de criminalité (notamment brigandages et cambriolages) dans plusieurs pays d'Europe depuis environ une génération est considérée comme une conséquence du développement de la toxicomanie, même si d'autres facteurs entrent également en ligne de compte317. Nous voyons donc que le statut illégal du produit met en jeu un facteur économique qui resserre l'association drogue-crime318.

Deuxièmement, l'idée selon laquelle la délinquance favoriserait la toxicomanie n'est pas à exclure non plus. En effet, l'étude de l'ordre d'apparition des comportements délinquants et toxicomaniaques l'atteste.

D'après une étude longitudinale319 sur un échantillon national d'adolescents, trois cas de figure ont été décrits dans la succession des deux types de comportements chez ceux qui ont à la fois commis des délits et consommé des dogues. A savoir, antériorité de l'abus de drogues, antériorité des actes délinquants ou apparition simultanée des deux types de comportements. Il s'avère que l'antériorité des conduites délinquantes est le cas de figure le plus fréquent ; il apparaît dans la moitié des cas. L'autre moitié concerne les situations où les prises de drogues apparaissent antérieurement ou simultanément aux comportements délinquants.

En France des recherches réalisées auprès de délinquants ont également révélé chez une majorité d'entre eux la présence d'une délinquance mineure antérieure aux consommations de substances psycho-actives320. Dans ce sens, l'abus de toxiques ne ferait qu'accentuer des tendances délinquantes déjà existantes.

Par ailleurs, relevons que le commerce de la drogue attire les délinquants en recherche de profits faciles, et ils peuvent dans certains cas succomber à la tentation de consommer. De plus, les groupes de délinquants véhiculent des attitudes souvent favorables à la drogue et ils en ont un accès facilité, ce qui représente des facteurs de risques face à l'abus de psychotropes.

Nous voyons donc que drogue et crime s'influencent réciproquement de manière notable, sans toutefois que nous puissions véritablement parler de causalité univoque dans un sens ou dans l'autre.

En fait, quelle que soit la direction dans laquelle on l'envisage, les auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de lien de causalité entre drogue et délinquance, mais que leur forte association est due à un ensemble de facteurs communs du registre psychosocial traduisant l'adoption d'un style de vie déviant. Selon M. R. Gottfredson et T. Hirschi, drogue et crime sont liés car ces phénomènes partagent des caractéristiques communes, telles que le manque d'autocontrôle et la recherche du plaisir immédiat centrée sur l'ici et maintenant.

Notes
311.

Ce type d'héroïnomane se rencontre fréquemment dans les programmes méthadone, il correspond au profil d'un jeune adulte bien inséré socialement avec un emploi stable et une capacité de travail dans la norme. Chez lui les tendances déviantes polymorphes propres à l'adolescence se sont résorbées à l'exception de la toxicomanie qui a perduré.

312.

R. L. Akers, op. cit.

313.

 S. Brochu, Etat des connaissances scientifiques concernant la relation drogue-crime, Revue internationale de criminologie et de police technique, 1993, 3, pp. 309-316.

314.

J.-J. Déglon et al., 1996, op. cit.

315.

A côté des crimes lucratifs, il y a également la violence qui sévit dans le milieu du commerce de la drogue, notamment lors de règlements de comptes ou de transactions litigieuses. Aux Etats-Unis, une recrudescence des meurtres depuis la fin des années 80 (alors que leur nombre était en déclin depuis plusieurs années) est la conséquence de l'apparition de gangs de criminels particulièrement cruels cherchant à s'approprier le marché de la drogue. Cf. R. L. Akers, op. cit.

316.

D. N. Nurco, T. W. Kinlock, T. E. Hanlon & J. C. Ball, Nonnarcotic drug use over an addiction career - A study of heroin addicts in Baltimore and New York City, Comprehensive Psychiatry, 1988, 29, pp. 450-459.

317.

M. Killias, op. cit.

318.

M. R. Gottfredson & T. Hirschi, op. cit.

319.

D. S. Elliott et al., 1985, op. cit.

320.

M. Valleur, Toxicomanie et dépendances : évolution des discours, ADRIA, avril 1991, pp. 11-15.

M. Choquet, 1992, op. cit.