6.6. Groupe des pairs et usages de toxiques

En période d'adolescence le besoin d'affiliation au groupe des pairs est particulièrement marqué. Les changements corporels liés à la puberté et le flottement statutaire propre à cette période de la vie provoquent chez l'adolescent de l'anxiété et de l'incertitude qui stimulent son désir de dialogue. Face à ses interrogations l'adolescent éprouve un besoin accru de se comparer et d'échanger avec ses pairs324.

Mais le groupe peut aussi avoir d'autres fonctions pour les adolescents vivant des expériences d'échecs multiples. C'est particulièrement le cas d'enfants qui ont développé précocement des traits de personnalité antisociaux et qui s'acheminent vers une délinquance notable325. Ayant vécu des expériences d'échec répétées tant à travers le rejet du groupe des pairs (qui ne tolèrent pas leurs comportements perturbateurs) qu'à travers les échecs scolaires, ces adolescents vont rejoindre des bandes dans lesquelles ils trouveront des compensations à leurs sentiments de dévalorisation et une atmosphère propice à la dédramatisation de leur échec. Un tel contexte sera éminemment facilitateur pour expérimenter les drogues.

Durant l'adolescence, la consommation de drogues illégales au même titre que celle d'alcool est une activité qui se déroule le plus souvent au sein du groupe des pairs. Ainsi, l'initiation aux drogues, généralement le cannabis, se fait la plupart du temps par un ami proche et non par un étranger326.

Il est certain que l'affiliation à un groupe de fumeurs de cannabis n'est pas le fruit du hasard et que des dispositions motivationnelles internes particulières doivent être présentes avant même l'initiation aux drogues. Pour être attiré par ces groupes l'adolescent doit déjà avoir des attitudes et des valeurs compatibles avec les prises de drogues. C'est en fonction de ses inclinations qu'il choisira son groupe d'appartenance. Il s'opère donc un processus de socialisation anticipatrice au cours duquel le jeune développe des attitudes favorables aux consommations de drogues.

L'adolescent va ainsi d'abord opérer une sélection (par association différentielle) des partenaires de l'interaction en fonction de tendances naissantes ou préexistantes. Il va ensuite s'intégrer progressivement dans son nouveau groupe d'appartenance, au sein duquel un processus de socialisation va prendre place qui accentuera une disposition déjà présente à recourir aux drogues.

A. S. Brook et al.327 relèvent que la fréquentation du groupe de camarades peut modifier certains aspects de la personnalité de l'adolescent. Par exemple lorsque la violence y est valorisée, le développement de traits de personnalité antisociaux est favorisé, lesquels entraîneront à leur tour le recours aux toxiques.

Par ailleurs les mêmes auteurs montrent comment consommation de toxiques et fréquentation du groupe des pairs se renforcent mutuellement. Un phénomène décrit comme une spirale interactive où l'exposition aux modèles de prises de drogues tend à en accroître la consommation, laquelle à son tour tend à augmenter la fréquentation du groupe des pairs en tant que lieu de consommation.

Dans une étude qui a comparé trois modèles théoriques de l'abus de drogues (la théorie du contrôle social, de l'association différentielle et de la tension), H. R. White328 démontre la capacité de prédiction supérieure de la théorie de l'association différentielle quant aux comportements d'abus d'alcool et de drogues chez des adolescents entre 12 et 18 ans329. En effet, parmi les variables indépendantes utilisées, la proportion des amis perçus comme utilisant ou comme se montrant favorables aux drogues est de loin le meilleur prédicteur de l'usage de substances en comparaison tant aux variables liées aux contrôles et à l'attachement parental (théorie du contrôle social) qu'à celles liées aux événements stressant et à la psychopathologie (théorie de la tension).

Cette étude est toutefois critiquable quant à sa réfutation de la théorie du contrôle social dans la mesure où les variables utilisées pour l'évaluer se limitent à la sphère parentale, alors que les pairs peuvent également jouer un rôle de contrôle social.

En effet, H. B. Kaplan et al.330 ont montré dans une recherche longitudinale sur les facteurs de risque du passage de l'usage occasionnel à l'usage régulier de marijuana, que ceux qui fumaient avant tout pour se conformer aux normes du groupe des pairs avaient moins de chance de passer à un usage régulier, comparés à ceux qui fumaient dans un contexte de détresse psychique. A ce stade de l'usage de drogue, le groupe des pairs aurait donc une influence favorable sur l'expérimentation des drogues mais non sur un usage régulier qu'il désapprouverait.

Néanmoins, l'étude de H. R. White confirme ce que d'autres études longitudinales ont bien établi : les comportements de prises de toxiques chez les pairs, de même que les attitudes face aux drogues331 chez ceux-ci représentent les meilleurs prédicteurs de l'engagement dans l'usage de drogues332 333. Notons encore que l'influence du groupe des pairs varie en fonction du degré auquel il remplace l'attachement aux parents.

Si le rôle primordial du groupe des pairs dans l'évolution vers la toxicomanie est attesté par la plupart des spécialistes de la question, certains334 contestent encore la nature causale d'une telle influence. Le débat335 reste donc ouvert, comme nous le verrons au paragraphe suivant, lorsqu'il s'agit de déterminer la nature de cette influence.

Notes
324.

A. C. Peterson & R. Spiga, Chapter 31 : Adolescence and stress, in : L. Goldberger & S. Breznitz (Eds.), Handbook of stress: theoretical and clinical aspects, New York, Free Press, 1982.

325.

G. R. Patterson, B. D. De Baryshe & E. Ramsey, A developmental perspective on antisocial behavior, American Psychologist, 1989, 44, 2, pp. 329-335.

326.

H. Chabrol, op. cit.

327.

J. S. Brook et al., The psychosocial etiology of adolescent drug use: a familiy interactional approach, Genetic, Social, and General Psychology Monographs, 1990, 116, 2, pp. 111-267.

328.

H. R. White, V. Johnson & A. Horwitz, An application of three deviance theories to adolescent substance use, The Internationnal Journal of the Addictions, 1986, 21, 3, pp. 347-366.

329.

Cette étude transversale, réalisée entre 1979 et 1981, a porté sur trois groupes d'âge, chacun d'environ 450 sujets (12, 15 et 18 ans). La prévalence de l'usage de marijuana est nulle à 12 ans, 50% à 15 ans et entre 70 et 80% à 18 ans, la prévalence pour les autres drogues illégales est respectivement 0%, moins de 10% et 10-25%.

A relever que la prévalence de l'usage de marijuana aux USA chez les moins de 25 ans a atteint son maximum en 1979 et qu'elle a fortement décru depuis. Entre 1979 et 1990 elle passe de 31% à 15% chez les 12-17 ans et de 47% à 25% chez les 18-25 ans (Cf. R. L. Akers, op. cit.).

A titre comparatif, en Suisse en 1986, 1990 et 1994 la prévalence de l'usage (au moins une fois) du cannabis chez les 15-16 ans était respectivement de 11%, 10% et 18%. En 1987-89 cette prévalence chez les 17-20 ans était de 22% (hommes : 28% ; femme : 17%).

En France une tendance semblable à l'augmentation de la prévalence des consommations de cannabis a été notée, entre 1988 et 1993 chez les 18-19 ans elle passe de 13% à 30% (Cf. M. Choquet et S. Ledoux, Adolescents: enquête nationale, Paris, Editions Inserm, 1994).

En ce qui concerne les opiacés, la prévalence en Suisse chez les 15-25 ans entre 1971 et 1990 s'est maintenue à 3%, alors qu'aux USA en 1985 et 1990 elle était de 1%.

Cf. R. Müller et J.-P. Abbet, Changement dans la consommation de drogues légales et illlégales chez les jeunes adolescents, Lausanne, SFA/ISPA, 1991 ; SFA/ISPA, Chiffres et données sur l'alcool et les autres drogues, Lausanne, 1993 ; Y. Le Gauffey et al., Les consommation d'alcool, de tabac et de drogues des écoliers de 11 à 16 ans en Suisse, SFA/ISPA, 1995.

330.

H. B. Kaplan et al., Escalation of marijuana use : application of a general theory of deviant behavior, Journal of Health and Social Behavior, 1986, 27, pp. 44-61.

331.

Les attitudes des pairs face à la drogue ont toutefois un pouvoir prédictif moindre que les comportements de prises de drogues.

332.

D. B. Kandel (ed.), Longitudinal research on drug use, New York, John Wiley & Sons, 1978.

333.

Un tel phénomène est par ailleurs également valable pour les prises d'alcool et de tabac. Cf. M. D. Krohn, J. L. Massey & M. Zelinski, Role overlap, network multiplexity, and adolescent behaviour, Social Psychology Quarterly, 1988, 51, pp. 346-356.

Une autre étude montre bien aussi comment les adolescents qui expérimentent précocement le tabac s'affilient préférentiellement à des groupes dont les membres fument, ce qui va en retour renforcer une tendance pré-existante au tabagisme.

Cf. D. M. Fergusson, M. T. Linskey & L. J. Horwood, The role of peer affiliation, social, family and individual factors in continuities in cigarette smoking between childhood and adolescence, Addiction, 1995, 90, pp. 647-659.

334.

M. R. Gottfredson et T. Hirschi, op. cit.

335.

Ce débat est bien détaillé dans l'étude de D. Kandel & M. Davies, 1991, op. cit. La fin de ce sous-chapitre repose largement sur le contenu de cet article très dense.