6.7. Qualité des relations interpersonnelles chez les usagers de drogues adultes

Nous avons vu au sous-chapitre précédent l'importance du groupe des pairs chez les adolescents, à l'âge adulte un tel groupe perd progressivement sa spécificité et tend à faire place à un environnement relationnel plus hétérogène et moins centré sur un groupe d'âge précis. Les données qui vont être présentées évaluent l'équivalent d'un tel groupe à l'âge adulte, par le biais du réseau d'amitié.

La question de la qualité et de la structure du réseau social des groupes déviants et non déviants est un débat qui demeure ouvert. La compréhension de la nature des interactions et relations interpersonnelles entre usagers de drogues est primordiale car elle est un préalable à l'explicitation des mécanismes d'influence au sein du groupe d'usagers de drogues, lesquels restent encore mal connus. On sait toutefois que l'influence d'une personne est fonction de la distance relationnelle ou du degré d'intimité établi avec elle.

Parmi les théories qui s'opposent sur la question du rôle joué par le réseau relationnel dans le développement et le maintien de la toxicomanie, nous allons reprendre deux d'entre elles. Il s'agit de la théorie du contrôle social qui ne reconnaît pas d'influence véritable au groupe des pairs (seul un facteur corrélationnel est retenu) et la théorie de la déviance culturelle qui soutient la thèse d'un facteur causal lié aux pairs dans l'initiation et la persistance des abus de drogues.

La théorie du contrôle social postule des différences structurelles importantes entre les réseaux sociaux des usagers de drogues et des abstinents. Cette théorie considère que le sujet toxicodépendant est faiblement socialisé et qu'il lui est difficile d'établir des liens étroits avec ses proches. Il s'ensuit que son réseau social comparé à celui d'une personne non déviante sera de plus petite taille, plus instable, moins cohésif et moins dense. De même, ses relations interpersonnelles seront moins réciproques et moins durables. Les liens au sein du groupe des usagers étant envisagés comme instables et dépourvus d'intimité (grande distance relationnelle), ils ne peuvent donc être identifiés comme une cause de changement comportemental vers la déviance. Seul le manque d'attachement aux personnes conventionnelles, par le biais du relâchement du contrôle social qu'il implique, peut être considéré comme cause du comportement déviant selon cette approche.

Au contraire, la théorie de la déviance culturelle postule que si les normes varient suivant les groupes, les processus de socialisation eux ne varient pas. Il en découle que des caractéristiques structurales de base devraient être identiques dans les groupes de toxicomanes et de non toxicomanes. Les liens au sein du groupe des usagers de drogues seraient suffisamment forts, stables et profonds pour qu'une socialisation directe vers l'abus de drogues s'exerce, notamment par le biais des mécanismes d'apprentissages sociaux.

Des recherches336 empiriques ont validé des aspects partiels de chacune des théories. Ainsi, en accord avec la théorie du contrôle social, les usagers de drogues auraient des réseaux sociaux plus petits que les non-usagers. Par contre, des caractéristiques telles que la stabilité, la durée, la multiplexité337 et la densité338 du réseau s'avèrent semblables à celles des non toxicomanes, ce qui valide la théorie de la déviance culturelle.

Une recherche de D. Kandel et M. Davies339 a permis de comparer les réseaux d'amitié de jeunes adultes usagers ou non de drogues illicites. La mesure de l'intimité s'est faite sur la base de plusieurs variables, consistant dans la fréquence des contacts avec les amis proches et dans la présence d'un confident dans l'entourage.

Cette étude démontre une association de la consommation de drogues avec l'intimité parmi les membres des réseaux d'amitié masculin. Par ailleurs la structure des réseaux d'amitié des usagers et des non-usagers (en termes de densité et de taille) de même que les caractéristiques des amis tant du même sexe que du sexe opposé sont globalement semblables340. Les quelques différences trouvées ont porté sur un type d'amitié plus proche chez les usagers par rapport aux abstinents. En effet, les usagers de drogues illicites considèrent plus souvent l'ami comme un confident et chez les usagers fréquents les contacts et attitudes d'ouverture à l'autre sont plus importants.

Ces résultats tendent à valider le modèle de la déviance culturelle au détriment de la théorie du contrôle social qui considère que les relations sociales des toxicomanes sont pauvres, déficientes et superficielles, ce qui n'apparaît pas du tout dans les résultats. Seul le fait que les usagers soient moins sujets à se marier, donc moins enclins à s'établir dans ce type de stabilité relationnelle officialisée pourrait aller dans le sens de la théorie du contrôle social.

Le rôle positif de l'usage de drogues sur l'intimité relationnelle pourrait être dû au statut illégal de cette activité. Partageant un même rôle de marginal plus ou moins rejeté par la société et vivant dans la crainte des sanctions judiciaires, les consommateurs de drogues tendraient à se rapprocher les uns des autres pour se sentir moins seuls. En raison de cette proximité relationnelle, les processus de socialisation au sein de ces groupes ne peuvent que s'avérer effectifs au même titre qu'ils le sont dans les groupes de pairs non déviants. C'est pourquoi l'association avec des consommateurs de drogues est le meilleur prédicteur d'une consommation ultérieure.

L'impact positif de la consommation de drogues sur la sociabilité tel que le révèle la recherche de D. Kandel et M. Davies concerne toutefois un échantillon de la population générale et les usagers de drogues concernés sont en majorité des fumeurs de cannabis, même si une part non négligeable consomme d'autres types de drogues illégales.

Or, les toxicomanes graves, que l'on peut assimiler à ceux qui s'injectent les drogues, échappent souvent à ce genre d'enquête ou lorsqu'ils y sont inclus leur nombre est si faible qu'on ne peut rien en déduire de significatif. C'est pourquoi on ne peut généraliser ces résultats à des populations cliniques d'héroïnomanes341. Néanmoins, cette étude parle en faveur d'un potentiel d'intégration sociale préservé chez les usagers de drogues au vu de la qualité de leurs liens sociaux.

Relevons enfin que les études sur la population générale ont l'avantage de renseigner sur un type d'usager de drogues qui est de loin le plus répandu, ce qui devrait contribuer à rétablir une vision plus objective du problème "drogue". Car trop souvent les représentations du phénomène drogue repose sur cette catégorie restreinte que sont les toxicomanes aux drogues injectables342.

Notes
336.

D. J. Hawkins et M. W. Fraser, The social networks of street drug users : a comparison of competing propositions of control and cultural deviance theories, Social Work Research and Abstracts, 1985, 21, pp. 3-12.

H. B. Kaplan et al., op. cit.

337.

La multiplexité est le chevauchement des rôles joués par les membres du réseau.

338.

Degré d'inter-relation entre membres du réseau.

339.

Cette recherche longitudinale a porté sur une cohorte de plus de 1000 élèves initialement sélectionnés en milieu scolaire aux âge de 15-16 ans, puis revus à deux intervalles aux âges de 24-25 ans et 28-29 ans.

L'évaluation de la consommation de drogues a porté sur douze catégories de psychotropes légaux (non prescrits) et illégaux. Aux âges 28-29 ans trois groupes ont été constitués en fonction des prises de toxiques durant les douze derniers mois : les abstinents, les usagers occasionnels (moins d'une prise par semaine) et les usagers fréquents (plus d'une fois par semaine). Parmi ce dernier groupe 47% consomment d'autres drogues que le cannabis.

Cf. D. Kandel & M. Davies, op. cit.

340.

Les effets positifs de la consommation de drogues sur l'intimité relationnelle étaient toujours présents même après contrôle d'autres variables liées à l'intimité telle que le statut matrimonial et professionnel. Ainsi, chez les mariés le degré d'intimité était plus élevé pour les usagers de drogues que pour les abstinents.

341.

Par ailleurs, sans que cela ne soit contradictoire avec la présente étude, on ne saurait oublier que les mêmes auteurs ont publié en 1986 une recherche longitudinale où ils mettent en évidence l'impact négatif de l'usage de drogues pendant l'adolescence sur le fonctionnement psychosocial global à l'âge adulte (instabilité professionnelle - chômage ; divorce - séparation ; niveau scolaire atteint ; délinquance ; santé somatique et psychique). Cf. D. Kandel et al., 1986, op. cit.

342.

H. Lagrange et A. Mogoutov, op. cit.