7. Conclusion

Les sources d'influence pouvant favoriser le recours aux toxiques illégaux sont multiples, elles peuvent être de nature biologique, intrapersonnelle (personnalité), interpersonnelle (pairs, famille, emplois) ou socioculturelle (modèles de comportements valorisés). Tout au long de ce chapitre nous nous sommes principalement penchés sur des types d'influence liés aux diverses modalités de socialisation en tant que processus d'interactions sociales.

Si ces différents domaines sont en relation (par exemple certains traits de personnalité peuvent influencer le choix des pairs et réciproquement), pris séparément, c'est le domaine interpersonnel qui a la plus grande influence tel qu'en témoignent de nombreuses études343. Les comportements et attitudes des pairs face aux consommations de drogues s'avèrent être un inducteur particulièrement puissant en ce qui concerne l'engagement dans les conduites toxicomaniaques.

Le mécanisme général de la socialisation développé dans la première partie de ce chapitre nous a permis de montrer comment le pôle social de la personnalité se développe par intériorisation des normes et valeurs socioculturelles sous l'influence de différents agents de socialisation.

Si la socialisation se déroule tout au long de la vie à travers la pression constante du contrôle social (formel et informel) qu'impose la vie en société, c'est principalement durant l'adolescence que des "voies de traverse" peuvent être adoptées, lesquelles amèneront l'adolescent à expérimenter voire à s'impliquer sérieusement dans des conduites considérées comme déviantes.

Même lorsque la socialisation s'est déroulée de manière conforme durant l'enfance, il peut se produire un phénomène d'affaiblissement des liens avec le monde conventionnel durant l'adolescence qui va compromettre la réalisation de la finalité de la socialisation, à savoir l'adaptation et l'intégration sociale.

Dans la mesure où l'on peut considérer l'intégration et l'exclusion sociale comme les deux pôles d'un même processus, la position de l'usager de drogue, généralement en retrait vis-à-vis de la société, le place dans une zone à risque d'exclusion sociale. Néanmoins la dimension groupale de la consommation de toxiques va à l'encontre de cette tendance à l'isolement et la contrebalance dans une certaine mesure.

Afin d'apporter un éclairage sur les modalités d'évolution vers cette déviance que constitue la toxicomanie, nous avons présenté trois modèles théoriques. Un premier modèle, la théorie du contrôle social, explique la déviance avant tout par un relâchement des liens avec la société conventionnelle, ce qui induit une diminution des contrôles sociaux, laissant libre court aux tendances égoïstes et non socialisées de l'être humain.

Pour sa part, la théorie de la déviance culturelle et notamment celle de l'apprentissage social mettent l'accent sur l'impact socialisateur du groupe déviant par le biais des valeurs qu'il véhicule et des mécanismes de renforcements différentiels des comportements de prises de drogues.

Quant à la théorie des comportements problématiques, elle nous a permis de situer la place des abus de drogues dans le contexte de l'adolescence. A cette époque des grands bouleversements identitaires, les abus de drogues s'accompagnent souvent d'autres comportements à problèmes tels que délinquance, abus d'alcool, inadaptation scolaire, rapports sexuels précoces, etc. Autant de comportements transgressifs qui constituent des équivalents fonctionnels servant des buts semblables et exprimant une tendance générale au non-conformisme psychosocial.

Outre les diverses fonctions de coping face aux affects dépressifs, d'affirmation identitaire (recherche et dépassement des limites, soutien du rôle sexuel chez le garçon), d'appartenance au groupe des pairs et de refus des normes sociales, les comportements problématiques ont une valeur de marqueur de transition, c'est-à-dire de symbolisation d'un changement de statut. C'est en effet dans la mesure où ces comportements sont souvent considérés comme inadéquats en raison de l'âge auquel ils surviennent, qu'on peut les considérer comme une manière d'affirmer une maturité naissante et un besoin d'indépendance vis-à-vis des parents.

Les données empiriques exposées dans la dernière partie du chapitre ont illustré la complexité du problème "drogue" et les sources multiples d'influence qui interviennent dans l'évolution vers la toxicomanie avérée.

Ces données concernent en grande partie la période de l'adolescence car la toxicomanie y est spécifique. C'est à cette époque que se mettent en place des attitudes d'adhésion ou de rejet de la société conventionnelle qui s'avéreront déterminantes quant à l'affiliation aux groupes des usagers de drogues. Nous avons vu que si la réaction d'opposition aux valeurs de la société est un phénomène relativement banal à l'adolescence puisqu'il participe d'un besoin de découvrir et de modifier les limites d'une identité en développement, les conduites transgressives particulièrement précoces ou intenses peuvent s'avérer dommageables pour l'évolution psychosociale de l'individu.

Le premier environnement social qui encadre l'enfant jusqu'à son entrée dans la vie adulte est la famille. Le climat affectif et les modalités de contrôle adoptés par les parents vont déterminer la vulnérabilité de l'enfant face aux abus de toxiques durant l'adolescence. Ainsi, l'absence d'un espace normatif cohérent, se manifestant par des attitudes éducatives extrêmes, telles que laxisme - rigidité ou indifférence - excès d'intérêt, est une caractéristique fréquente des familles de toxicomanes. Outre les méthodes éducatives, les attitudes et comportements des parents concernant les consommations de toxiques influencent également le recours ou non aux produits chez l'adolescent.

Quant au niveau socioculturel du milieu familial, si l'on trouve encore actuellement une surreprésentation des cadres et professions libérales parmi les adolescents qui expérimentent les drogues illégales344, on observe depuis les années 1990 une prépondérance et une augmentation des milieux modestes parmi les populations cliniques de toxicomanes345.

Par ailleurs, il s'avère que les zones urbaines où se concentrent les basses classes de la population offrent un terrain propice aux abus de drogues et à l'économie parallèle qui les accompagne. En effet, le chômage et le manque de formation qui touchent ces milieux hypothèquent l'accès aux rôles sociaux gratifiants que peut procurer un emploi. Il en découle une forte exposition au groupe des pairs et une impossibilité de faire des projets d'avenir qui pousse les jeunes à se tourner vers les gratifications immédiates et les rôles alternatifs liés au monde de la drogue.

La recherche de gratifications immédiates en tant que dimension d'un style de vie spécifique est une caractéristique commune aux prises de drogues et aux actes délinquants, c'est pourquoi avons nous développé la question des liens entre délinquance et toxicomanie. Ces deux types de comportements présentent en effet une forte corrélation et l'on a montré que si la tendance délinquante tend à être antérieure aux prises de drogues346, celles-ci favorisent le recours aux actes délictueux qui permettent d'acquérir un produit cher parce que prohibé.

Parmi les agents de socialisation, l'école occupe une place importante puisqu'elle supplante l'influence de la famille dans le risque d'évolution vers la délinquance347. Si le système scolaire sécrète une forme de déviance qui lui est propre, notamment par le biais de mécanismes de stigmatisation et d'exclusion des "mauvais" élèves ; certains établissements limitent les effets pervers de l'échec scolaire et présentent des taux d'abus de drogues moindre grâce au développement d'un climat socioculturel positif basé sur l'empathie, l'échange et les sanctions non coercitives.

En complémentarité ou en opposition à la culture institutionnelle scolaire, le groupe des pairs, dernier agent de socialisation auquel nous nous sommes intéressés, offre un espace d'échange et de confrontation activement recherché par ces jeunes que les transformations physiques et statutaires placent dans un état d'incertitude et d'anxiété notable.

Le groupe des pairs joue un rôle décisif dans l'initiation et le maintien des prises de toxiques. Son influence dépasse celle du contrôle et du soutien parental, de même que celle de la personnalité et de la psychopathologie348. Toutefois, elle sera d'autant moindre que l'attachement parental sera fort.

Le processus d'affiliation au groupe des usagers de drogues peut être résumé ainsi : il nécessite d'abord le développement d'attitudes et de valeurs pro-drogues qui représente une forme de socialisation anticipatrice. Ensuite, le sujet va sélectionner un groupe qui répond à ses besoins. Dès lors, fréquentation des pairs et consommation de drogues vont se renforcer mutuellement dans un phénomène de spirale interactive 349, où le besoin de produit amène le sujet à fréquenter le groupe des usagers plus souvent, lequel en retour encourage la consommation de toxiques. Au sein du groupe se produit donc une socialisation en faveur des consommations de psychotropes.

Bien que le pouvoir socialisant du groupe des pairs soit reconnu par la plupart des auteurs, certains réfutent cette thèse en mettant l'accent sur l'éloignement d'avec la société conventionnelle comme cause de déviance. Etant donné que ce débat touche de près les questions soulevées dans notre travail, à savoir la nature des troubles de l'intégration sociale chez le sujet toxicomane, et notamment la question du refus versus incapacité à s'intégrer, nous avons terminé ce chapitre avec la présentation d'une étude portant sur la qualité des réseaux d'amitié chez des usagers de drogues.

Cette étude se situe dans le cadre d'un débat touchant à la nature du lien social que les personnes déviantes établissent avec leurs proches. Sur ce thème les théories du contrôle social et de la déviance culturelle s'opposent.

Alors que la théorie de la déviance culturelle considère que les personnes déviantes établissent au sein de leur groupe des liens tout aussi solides que les non déviants, la théorie du contrôle social souligne la défaillance des liens propres aux groupes déviants. Par ailleurs, pour cette première théorie les processus de socialisation et les caractéristiques structurales des réseaux sociaux sont semblables dans les deux types de groupes, alors que pour cette seconde théorie des différences structurelles distinguent les réseaux des deux groupes.

L'étude350 présentée a porté sur la structure et la qualité du réseau d'amitié des usagers de drogues. Elle a montré d'une part une association entre le niveau de consommation de drogues et la qualité des liens d'amitié et d'autre part une absence de différence entre les réseaux d'amitié des usagers de drogues et des non-usagers en terme de taille et de densité351. Ceci tend à valider la théorie de la déviance culturelle.

Bien que ces résultats ne puissent pas être généralisés à des populations cliniques d'héroïnomanes graves, on peut néanmoins en déduire que l'usage de drogue, au même titre que l'alcool, est une pratique socioculturelle créatrice de lien social. Il s'ensuit que l'usager moyen de drogue garde un potentiel réel d'intégration dans la société globale.

Nos analyses de l'intégration sociale des usagers de drogues se centreront donc sur deux axes conceptuels complémentaires.

Ces deux axes présentent une certaine interdépendance, puisque tant l'intégration économique que relationnelle peut être réalisée au sein du groupe déviant. En effet l'intégration relationnelle s'intéresse à la qualité du lien et non au degré de déviance des individus. De plus, on ne saurait considérer la prise de drogues illégales comme purement antisociale puisqu'elle contient un potentiel notable de création de lien social. Quant à l'intégration économique, elle peut aussi être atteinte par la voie illégale du trafic de drogue.

Notes
343.

Cf. les études de D. B. Kandel citées plus haut et notamment celle de 1991.

344.

M. Choquet et al., 1992, op. cit.

345.

H. Lagrange et A. Mogoutov, op. cit.

346.

M. Valleur, op. cit. ; M. Choquet, 1992, op. cit.

347.

L. Walgrave, op. cit.

348.

H. R. White, V. Johnson & A. Horwitz, op. cit.

349.

J. S. Brook, 1990, op. cit.

350.

D. Kandel & M. Davies, 1991, op. cit.

351.

Rappelons que l'étude renvoie à un groupe d'usagers consommant à un rythme hebdomadaire au minimum et dont 47% consomment d'autres drogues que le cannabis.

352.

Le terme de société globale est utilisé ici en opposition à celui de société conventionnelle qui met l'accent sur les aspects uniformes du corps social. Le terme global fait référence à la société dans son ensemble, où les multiples sous-groupes et minorités diverses, déviantes ou non, font partie intégrante de l'ensemble.