Deuxième partie
Etude empirique de l'intégration sociale et de la psychopathologie chez des patients en cure de méthadone

Chapitre 5 : METHODE

1. Le contexte institutionnel

Le matériel clinique utilisé dans notre travail a été recueilli durant deux années de travail en tant que psychologue chercheur et clinicien dans un centre médico-psychosocial genevois353 axé sur la prise en charge ambulatoire des héroïnomanes par la méthadone.

Les futurs patients s'adressent au centre soit de leur propre initiative354, soit sur la recommandation de leur médecin traitant ou d'une institution spécialisée.

Il s'agit d'un centre dit à "seuil moyen à élevé", ce qui signifie que l'objectif thérapeutique à moyen terme reste l'abstinence et que pour ce faire des contrôles stricts de la consommation de drogues sont effectués au moyen d'analyses d'urine fréquentes.

Le non-respect par le patient de son engagement pris en début de cure à renoncer à toutes prises de drogues donne lieu à différentes sanctions, et peut se solder en dernière instance par un renvoi du centre. Des conséquences semblables concernent les actes de violence commis à l'intérieur du centre. Il s'ensuit que les exigences du centre excluent toute une catégorie de toxicomanes pour lesquels l'abstinence n'est pas réalisable ; il s'agit généralement d'individus fortement insérés dans le milieu de la drogue et peu enclins à quitter un certain style de vie355.

Concernant les prestations, le centre dispense des soins somatiques si nécessaire, offre une aide psychosociale (plan de désendettement, mise à jour fiscale, etc.), propose un programme de réadaptation professionnelle (rattrapage scolaire et travail dans le domaine de l'agriculture encadré par des professionnels de la branche et du social) et permet d'entreprendre une psychothérapie individuelle ou groupale.

Dans le cadre de la cure de méthadone chaque patient a des entretiens réguliers avec un thérapeute au cours desquels peut être abordée entre autre la gestion du dosage de la méthadone. Le contact avec les infirmières et les assistantes de médecins qui distribuent la méthadone représente aussi en fonction du dialogue instauré une forme de soutien thérapeutique.

Le traitement par la méthadone dure en moyenne trois ans356 et passe par différentes phases. Le patient débute habituellement la cure dans une période de crise dans la mesure où il se trouve face à son incapacité à gérer son produit sans une aide extérieure. Dans ce contexte de fragilité qui caractérise le début du traitement, de même qu'en période de rechutes dans l'héroïne durant la cure, les contraintes institutionnelles sont importantes : venues journalières au centre pour une prise de méthadone à dosage élevé et analyses d'urine fréquentes. Après quelques mois de traitement le patient tend à se stabiliser tant du point de vue neurobiologique que du point de vue psychique et les contraintes de la cure vont progressivement s'assouplir. En cours de traitement la méthadone est consommée sur place plus que deux ou trois fois par semaine et les dosages sont moins élevés. Lorsque le patient montre une certaine capacité d'abstinence et qu'il s'avère suffisamment stable d'un point de vue affectif et psychosocial, un sevrage très progressif peut être envisagé357.

Le contrôle de la prise de drogues par l'intermédiaire d'analyses d'urine a donné lieu à toute une dynamique interactive entre les transgressions et les sanctions. En effet, si dans un premier temps les soignants se contentaient de rechercher des traces d'opiacé dans les urines, ils se sont vite trouvés confrontés à des patients dont la parfaite abstinence leur paraissait trop belle pour être vraie. Ces patients avaient réussi à déjouer la technique de contrôle en substituant d'autres urines aux leurs qui ne contenaient pas de traces d'opiacé.

Les trucs pouvant consister à stocker des urines en période d'abstinence ou à faire appel à un donneur complaisant, pour ensuite apporter discrètement au centre des urines sans traces de toxiques. Les soignants ayant vite eu vent de pareilles pratiques ont décidé de rechercher des traces de méthadone dans les urines afin d'être sûr qu'elles ne venaient pas d'une tierce personne (le conjoint par exemple, voire même le chat !), mais cette fois encore les patients ont trouvé le moyen de déposer une goutte de leur méthadone liquide dans l'urine afin de rendre le test positif.

Finalement, les soignants en sont venus à introduire de façon aléatoire et bien entendu à l'insu des patients des substances tests dans les flacons de méthadone et d'en rechercher les traces dans l'urine du lendemain. Cette dernière technique semblait prometteuse, mais certains ont constaté que la substance en question modifiait légèrement le goût de la méthadone... Un dépistage au hasard par analyse de la salive a ensuite été adopté, qu'en sera-t-il de la réponse des patients ?

Au-delà de l'anecdote, ce chassé-croisé entre ceux qui transgressent et ceux qui effectuent les contrôles et appliquent les règles, en dit long sur le climat qui règne dans le centre, climat par ailleurs fort convivial, et sur les enjeux qui opposent les deux catégories d'acteurs sociaux. Nous n'irons toutefois pas plus loin dans cette analyse, dans la mesure où notre travail n'a pas pour objet une analyse institutionnelle. Il nous semblait néanmoins important d'illustrer la dynamique interne au centre qui oppose deux groupes sociaux aux intérêts à certains égards divergents.

Notes
353.

Fondation Phénix, Genève, Dr J.-J. Déglon, médecin directeur.

354.

Dans le milieu de la toxicomanie circulent des informations concernant les divers lieux de prescription de méthadone. Les caractéristiques et exigences des prises en charge sont habituellement bien connues des usagers de drogues.

355.

C'est justement pour venir en aide à cette catégorie de toxicomanes non "intéressés" par les cures de méthadone que des programmes expérimentaux de distribution d'héroïne ont été mis sur pied en Suisse dès 1994.

356.

D'après une étude réalisée en 1992 : J.-F. Briefer et J.-J. Déglon, Traitement de méthadone et comportements à risque de transmission du VIH, Médecine et Hygiène, 1992, 50, pp. 1544-9.

357.

Relevons qu'un nombre conséquent de patients ne parvient pas à faire ce pas ; la dépendance face à la méthadone les amène soit à développer des troubles dépressifs soit à rechuter dans l'héroïne dès qu'ils tentent un sevrage.