1.1. Présentation des trois groupes de patients constitués d'après l'intensité de la toxicomanie

Les résultats aux scores globaux de consommation de toxiques au cours des six derniers mois ont permis de catégoriser les sujets (N = 83) en trois groupes correspondant à trois niveaux d'intensité de toxicomanie :

  1. les faibles consommateurs (FC)384,
    ils représentent 31% (26 sujets) de l'échantillon ;

  2. les consommateurs moyens (CM),
    ils représentent 47% (39 sujets) ;

  3. les gros consommateurs (GC),
    ils constituent 22% (18 sujets).

Nous allons maintenant présenter quelques données concernant le traitement et l'histoire de la toxicomanie pour chacun des groupes. Lorsque les résultats ne diffèrent pas significativement entre les groupes, ils seront donnés pour l'échantillon global afin de ne pas surcharger le texte en informations superflues. De plus, la comparaison de moyennes par le biais des scores de consommation globale donne parfois des résultats plus fins et plus significatifs que la comparaison de fréquences, aussi dans ces cas n'avons nous pas recouru à la présentation par groupes. Enfin, si le nombre de sujets dans l'échantillon global (N) est parfois inférieur à 83, cela est dû aux données manquantes inhérentes aux aléas de la recherche.

L'entrée dans le monde de la drogue passe par certaines étapes où divers produits licites puis illicites sont utilisés successivement dès le début de l'adolescence.

Tableau 1. Caractéristiques de la toxicomanie et de la cure de méthadone en fonction des trois catégories de patients constituées sur la base de l'importance de la toxicomanie au cours des six derniers mois
Variables FC
(n=26)
CM
(n=39)
GC
(n=18)
FC/CM/GC
P*
Total
(N=83)
Age au début de la consommation de tabac (moyenne)
(concerne 97% de l’échantillon)
15.1 15.8 14.0 02 15.2
Age au début de la consommation de cannabis (moyenne) 15.5 15.5 14.5 NS 15.3
Age à la première prise d'héroïne (moyenne) 18.8 18.6 17.9 NS 18.5
Age à la première injection (moyenne)
(concerne 89% de l’échantillon)
19.5 19.1 19.5 NS 19.3
Age au début de l'héroïnomanie quotidienne (moyenne) 20.0 20.4 20.2 NS 20.2
Age au début de la 1ère cure de méthadone 23.3 23.8 22.8 NS 23.4
Durée de l'héroïnomanie (mois, moyenne) 37.8 38.0 45.4 NS 39.5
Dépendance alcoolique avant la cure 4.3% 22.9% 58.8% 0004 25.3%
Dépendance médicamenteuse avant la cure 0% 5.6% 12.5% NS 5.3%
Durée de la cure de méthadone actuelle (moyenne, mois) 72.5 56.5 59.5 NS 62.2
Dosage méthadone (moyenne, mg/jour) 40.4 61.6 70.5 02 56.8
Toxicomanie évaluée sur toute la durée de la cure de méthadone :
Dépendance alcoolique 11.5% 15.4% 66.7% 00008 25.3%
Abus ou dépendance aux benzodiazépines 17.4% 20.5% 61.1% 005 27.7%
Dépendance au cannabis 15.4% 61.5% 55.6% 0002 45.8%
Prises d'héroïne 2x / mois et plus 11.5% 43.6% 22.2% 002 28.9%
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie générale (de 0 à 8) 2.1 3.8 5.7 <.00001 3.7
Toxicomanie au cours des 6 derniers mois :
Ivresse alcoolique 1x / semaine et plus 19.2% 7.7% 33.3% 05 16.9%
Traitement Antabus 0% 2.6% 33.3% 00009 8.4%
Prise de cannabis 1x / semaine et plus 19.2% 61.5% 61.1% 002 48.2%
Prises de benzodiazépines 1x / semaine et plus 0% 7.7% 27.8% 008** 9.6%
Prises d'héroïne 1x / mois et plus 0% 43.6% 44.4% 0003 30.1%
Prises au moins une fois de cocaïne, d’amphétamine ou d’hallucinogènes 11.5% 23.1% 56.6% 004 26.5%
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie récente (de 0 à 8) 1.3 3.2 5.7 <.00001 3.1
FC: faibles consommateurs ; CM: consommateurs moyens ; GC: gros consommateurs.
NS: non significatif.
*Les valeurs de p concernent les résultats de l’ANOVA pour les comparaisons de moyennes et les résultats du Khi2 pour les comparaisons de fréquences.
**Une valeur attendue est inférieure à 5, Khi2 non valide.

Dans notre échantillon cette succession (cf. tableau 1 pour les âges moyens) concerne le début de la consommation de tabac (extrêmes : 11 - 25 ans), de cannabis385 (extrêmes : 11 - 23 ans) et d'héroïne (extrêmes : 15 - 27 ans) ; les derniers stades étant celui de l'injection de l'héroïne qui apparaît en moyenne vers 19 ans (extrêmes : 15 - 28 ans, 11% n'ont jamais injecté), et celui du début de l'héroïnomanie quotidienne (moyenne : 20 ans, extrêmes : 15 - 30 ans).

Par ailleurs, il s'est avéré que l'âge d'entrée dans le monde des addictions détermine l'importance de l'usage ultérieur de toxiques. En effet, il est apparu que l'âge au début de la consommation régulière de tabac était plus bas chez les gros consommateurs (cf. tableau 1) et que les sujets débutant précocement 386 l'entrée dans le monde de la drogue (57%) tendent à consommer plus à l'âge adulte (selon le score de consommation globale au cours des six derniers mois : 3,5 contre 2,7, p = .05).

Comme l'indique le tableau 1, la présence d'alcoolisme avant la cure 387 diffère de façon importante en fonction des trois groupes de consommateurs puisque parmi les faibles consommateurs, on ne le trouve qu'au taux de 4% (1 sujet) alors que parmi les CM il est de 23% (8 sujets) et atteint 59% chez les GC (10 sujets, N = 75, p = .0004).

La toxicomanie médicamenteuse avant la cure par contre ne varie pas significativement en fonction des trois groupes, tant pour les épisodes de dépendance388 qui sont rares (5% de l'échantillon global) que pour les cas d'abus qui sont par contre beaucoup plus fréquents puisqu'ils touchent près de la moitié de l'échantillon global. Cette importance des abus médicamenteux chez les toxicomanes non suivis médicalement est la conséquence d'une pratique très répandue chez ceux qui se retrouvent en manque d'héroïne ; la consommation de benzodiazépines leur permettant de pallier les symptômes de sevrage.

Concernant la durée des périodes d'héroïnomanie quotidienne, les trois groupes diffèrent peu de la moyenne. Pour l'ensemble de l'échantillon, celle-ci est de trois ans trois mois avec comme extrêmes six mois et 10 ans.

Parmi les données relatives au traitement, seul le dosage de méthadone diffère significativement suivant les groupes, il augmente en fonction de l'intensité de la toxicomanie (40 mg chez les FC, 62 mg chez les CM et 71 mg chez les GC, N = 82, p = .02). Cette augmentation du dosage de méthadone reflète la stratégie adoptée par le centre thérapeutique d'augmenter les doses de méthadone sitôt qu'un patient rechute dans l'héroïne.

Les résultats suivants sont donnés pour l'ensemble de l'échantillon à titre informatif :

  • 51% des sujets ont déjà effectué au moins une cure de méthadone dans le passé (maximum : six cures) dont la durée moyenne est de 25 mois (extrêmes : moins d'un mois à 84 mois) ;

  • l'âge moyen au début de la première cure de méthadone est de 23 ans (extrêmes : 18 - 38 ans) soit en moyenne trois ans après le début de la première période d'héroïnomanie quotidienne (celle-ci débutant à l'âge moyen de 20 ans, extrêmes : 15 - 30 ans) ;

  • l'année du début de la cure actuelle s'étale entre 1978 et 1991 ;

  • la durée moyenne de cure est plutôt élevée : cinq ans deux mois (extrêmes : 6 mois et 14 ans 6 mois)389.

Passons maintenant à la seconde partie du tableau 1 concernant la consommation de toxiques durant toute la durée de la cure.

Celle-ci diffère significativement en fonction des groupes pour l'ensemble des psychotropes évalués, toutefois les différences concernant les drogues rarement consommées (cocaïne, hallucinogènes et amphétamines) s'avèrent moins nettes.

Les épisodes de dépendance alcoolique390 durant la cure concernent 12% des FC, 15% des CM contre 59% des GC et les épisodes d'abus de benzodiazépines ou de dépendance391 se rencontrent dans des proportions semblables (FC : 17% ; CM : 21% ; GC : 61%)392.

Nous voyons que pour les psychotropes susmentionnés l'élévation de la consommation se fait surtout lors du passage du deuxième au troisième groupe, par contre pour le cannabis et l'héroïne c'est lors du passage du premier au second groupe que l'élévation se réalise. En effet, si 15% des FC ont connu un épisode de dépendance au cannabis, c'est le cas de 62% des CM et de 56% des GC.

De même, si un nombre moyen de prises d'héroïne par mois supérieur ou égal à deux concerne 12% des FC, il passe à 44% pour les CM et chute à 22% pour les GC. Ici encore on retrouve l'effet du dosage de méthadone élevé chez les GC qui les dissuade de consommer de l'héroïne en raison du peu d'effet ressenti. Relevons toutefois que l'élévation du dosage de méthadone qui concerne aussi les CM n'explique pas la forte augmentation entre les FC (12%) et les CM (44%).

Ces chiffres laissent entrevoir que la consommation d'héroïne et de cannabis se différencie de celle des autres psychotropes. Alors que les épisodes de dépendance alcoolique et la consommation de benzodiazépines non prescrites médicalement se manifestent surtout chez les toxicomanes lourds (GC), la consommation de cannabis et d'héroïne est déjà fortement présente chez les consommateurs moyens (CM). Ces deux derniers types de drogues apparaissent donc moins liés à la gravité de la toxicomanie en comparaison à l'alcool et aux benzodiazépines. Nous aurons l'occasion de revenir ultérieurement sur l'explication de ce phénomène.

Notes
384.

Rappelons que les sujets présentant un faible score à l'indice de toxicomanie tout en étant dépendant d'une substance ont été déplacés dans la catégorie des consommateurs moyens.

385.

L'abus d'alcool trouverait également sa place dans cette série, mais il n'a pas été évalué. En ce qui concerne la dépendance alcoolique, nous verrons plus loin qu'elle annonce un risque d'évolution vers une toxicomanie grave. Une telle période de dépendance alcoolique avant la cure concerne un quart de l'échantillon.

386.

Evaluation basée sur un indice de consommation précoce constitué de l'âge de la première prise de cannabis et d'héroïne, de l'âge au moment de la première injection et au début de l'héroïnomanie quotidienne (cf. méthode).

387.

Définie comme une période de consommations quotidiennes excessives d'alcool sur une durée égale ou supérieure à trois mois.

388.

Les critères sont identiques à ceux de la dépendance alcoolique.

389.

Cette durée moyenne de cure élevée est due à l'échantillonnage qui a exclu les patients en cure depuis moins de six mois.

390.

Définit comme une consommation quotidienne, excessive et problématique sur une période supérieure à trois mois.

391.

Les pourcentages concernant les épisodes de dépendance aux benzodiazépines étant relativement faibles (FC : 0%, CM : 10%, GC : 22%) nous regroupons les catégories dépendance et abus.

392.

Les drogues rarement consommées (cocaïne, hallucinogènes et amphétamines) obéissent à des patterns semblables mais avec des taux plus élevés chez les FC (35%) et les CM (31%) et une élévation moins forte lors du passage du second au troisième groupe (GC = 61%, p = .08).