1.2. Toxicomanie et intégration sociale

1.2.1. Introduction, modèle d'analyse et hypothèses

L'intégration sociale représente un vaste domaine concernant de nombreuses facettes du fonctionnement psychosocial. Nous aborderons le parcours scolaire et professionnel, les rapports avec la justice, ainsi que divers aspects de la vie relationnelle et socio-économique. Nous présenterons les principaux résultats concernant la majorité des variables propres au domaine psychosocial en suivant toujours la même méthode basée soit sur la comparaison de fréquences pour les trois groupes de sujets, constitués en fonction de l'intensité de leur toxicomanie récente, soit sur la comparaison de moyennes obtenues à l'indice de consommation de psychotropes au cours des six derniers mois.

Comme nous l'avons déjà explicité antérieurement, notre approche de l'intégration sociale du toxicomane repose sur deux axes d'analyse, à savoir d'une part le processus bipolaire exclusion - intégration sociale (économique, relationnelle et symbolique393) et d'autre part le système des appartenances au monde conventionnel et à la sous-culture drogue.

En tant qu'étude d'un phénomène de déviance, nous privilégierons notre second axe d'analyse. Il comporte deux paramètres fondamentaux, autour desquels se rattache un ensemble d'hypothèses. Il s'agit d'une part des liens de l'individu avec la communauté déviante et d'autre part des liens avec la société conventionnelle (vie socio-économique et relationnelle).

Le premier paramètre est évalué par le biais des antécédents de déviance scolaire et de délinquance (juvénile et adulte), ainsi que par la présence d'un(e) partenaire toxicomane. A l'exception de cette dernière variable, nous ne disposons malheureusement pas de données concernant l'état actuel des rapports entretenus par les sujets avec le milieu de la drogue394. C'est pourquoi nous avons pris en considération les comportements déviants au sens large (délinquance) en tant qu'ils représentent une forme d'adhésion au milieu qui les prône, sachant que ce milieu est souvent confondu avec celui des toxicomanes395.

La théorie de l'apprentissage social considère les liens avec le groupe déviant comme déterminants dans l'évolution vers la déviance. Le groupe des usagers de drogues, de par sa fonction de transmission des attitudes et techniques qui facilitent et permettent la consommation de toxiques, exerce une pression sur l'individu afin qu'il se conforme aux normes du groupe. Cette pression repose sur des mécanismes de renforcements sociaux qui font appel aux gratifications affectives liées à l'obtention d'un statut dans le groupe, et à la reconnaissance par les pairs. Aussi, l'adoption du comportement déviant est d'autant plus probable que les liens avec le groupe déviant sont forts et importants pour l'individu et qu'il existe une adhésion aux valeurs véhiculées par la sous-culture drogue.

Ainsi pensons-nous que les sujets ayant subi une socialisation précoce vers la déviance, que nous constatons par le biais des antécédents de déviance scolaire, de délinquance juvénile et d'une entrée précoce dans le monde de la drogue, seront plus profondément installés dans la déviance à l'âge adulte et vivront donc une toxicomanie plus intense. La présence de comportements délinquants à l'âge adulte, attestés par les condamnations, les incarcérations et le retrait du permis de conduire, nous paraît représenter une suite logique de la délinquance juvénile et donc aller également de pair avec une consommation de psychotropes accrue.

En ce qui concerne le deuxième paramètre de notre analyse, les liens avec la société conventionnelle, la théorie du lien social en fait l'élément explicatif central. Elle montre l'importance des liens avec les divers représentants de la société conventionnelle dans l'adoption de comportements conformes, dans la mesure où ces liens représentent les vecteurs du contrôle social. Lorsque ces liens s'affaiblissent ou n'ont jamais été suffisamment bien établis, le contrôle social396 perd de son influence car le sujet n'éprouve plus le besoin d'être reconnu et jugé positivement par les personnes et les instances de la société conventionnelle. L'évitement des sanctions du groupe social devient dès lors secondaire et les comportements déviants, visant prioritairement des gratifications immédiates, n'ont alors plus de raisons d'être réprimés.

Parmi les résultats quantitatifs qui vont être présentés, quelques variables ont permis d'évaluer la force du lien qui unit l'individu avec la société conventionnelle. Ces variables se situent dans les domaines socio-relationnels et socio-économique.

Pour le domaine socio-relationnel, l'état civil, la présence d'un(e) partenaire privilégié(e)397 non toxicomane, la durée de cette relation et le mode d'habitation398 (seul ou à plusieurs) représentent quatre variables qui mettent en jeu à des niveaux divers les liens avec les personnes et les institutions de la société conventionnelle.

Cette évaluation vue sous l'angle de notre premier axe d'analyse (polarité exclusion - intégration sociale) représente un aspect d'une des dimensions principales de l'intégration sociale (avec l'intégration économique et symbolique), à savoir l'intégration relationnelle 399.

Le mariage en tant qu'il véhicule une certaine conception de la "normalité sociale" nous amène à faire l'hypothèse qu'il sera moins fréquent chez les plus engagés dans le mode de vie déviant, donc chez ceux dont la consommation de toxiques est la plus intense400.

En tant que vecteurs du contrôle social au sens large, les contacts avec des personnes significatives non impliquées dans la communauté déviante (partenaire privilégiée, parents, enfants, amis) devraient avoir un effet dissuasif sur la prise de toxiques. C'est pourquoi, l'existence d'une partenaire privilégiée non toxicomane et le partage du lieu d'habitation avec des personnes significatives devraient constituer des facteurs de protection contre l'abus de psychotropes401.

Le domaine socio-économique comporte neuf variables concernant le parcours professionnel (catégories socioprofessionnelles, diplômes, périodes d'inactivité, etc.) et la situation financière actuelle (dettes, revenu). Chacune de ces variables correspondant à un aspect de l'intégration économique 402, nous nous attendons à trouver moins de diplômés, plus d'inactivité, plus de dettes et des revenus moins élevés chez les plus engagés dans la prise de toxiques.

Notes
393.

Notre analyse quantitative s'est essentiellement centrée sur les dimensions économique et relationnelle de l'intégration sociale.

394.

De telles variables auraient pu consister par exemple dans le trafic de drogues récent et le pourcentage d'usagers de drogues dans l'entourage du sujet.

395.

Relevons également que la consommation de toxiques présente une corrélation notable avec le niveau d'engagement dans le milieu de la drogue, et que dans ce sens ce paramètre n'est jamais totalement absent des analyses dès lors que l'on utilise comme variable dépendante le degré de toxicomanie.

396.

Le contrôle social est entendu comme un système de sanctions qu'appliquent de façon formelle ou informelle les membres et les institutions de la société globale. T. Hirschi (1990, op. cit.) nous dit qu'en dernier ressort il consiste en une manipulation du plaisir et de la souffrance par le groupe.

397.

Afin d'alléger le texte, nous parlerons dorénavant des partenaires au féminin, puisqu'elles représentent le plus grand nombre. Comme le sexe du partenaire n'a pas été spécifié, le taux d'homosexualité ne peut pas être calculé. Toutefois, celui-ci est connu, une récente étude sur la même population a relevé que 6% des patients ont eu des relations homosexuellles au cours des six derniers mois. Cf. J.-J. Déglon et al., 1996, op. cit.

398.

Bien que cette variable ne précise pas si le cohabitant appartient ou non à la communauté des usagers de drogues, on peut tout-de-même la considérer comme un indicateur de lien avec la société conventionnelle, car pour ceux qui cohabitent les situations de contrôle social sont plus fréquentes que celles qui poussent à consommer. En effet, la cohabitation avec les parents, les enfants et le partenaire abstinent sont autant de situations qui limitent l'utilisation de toxiques.

399.

Ces trois dimensions de l'intégration sociale ont été conceptualisées par V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit. Notons que l'intégration relationnelle ne se limite pas aux liens avec les membres de la société conventionnelle et qu'elle inclue aussi les personnes déviantes. Car c'est avant tout la qualité du lien qui est en jeu ici dans son opposition à l'état d'isolement ou d'exclusion sociale.

400.

On n'entend pas ici tenir pour équivalent l'engagement dans la sous-culture drogue et l'intensité de la toxicomanie, toutefois la corrélation importante qui existe entre ces deux aspects nous autorise à prendre ce raccourci.

401.

Un tel phénomène a déjà été décrit dans le cas des tentatives de suicide.

402.

Contrairement à l'intégration relationnelle qui peut concerner tant les relations avec les personnes déviantes que non déviantes, l'intégration économique, telle que nous l'envisageons ici, est beaucoup plus univoque et touche essentiellement à la participation au système économique légal.