1.2.4. Situation socio-économique actuelle

Les catégories socioprofessionnelles utilisées (cf. annexe 5) sont toutes représentées à l'exception des enseignants, nous les avons regroupées en cinq rubriques :

1. Elevée (professions libérales, cadre supérieur et moyen, technicien) : 24,1%
2. Moyenne supérieure (petit indépendant, commerçant, artisan, employé qualifié) : 37,3%
3. Moyenne inférieure (employé non qualifié) : 14,5%
4. Basse (ouvrier) : 19,3%
5. Autre (étudiant) : 4,8%

La répartition des catégories socioprofessionnelles ainsi réalisée ne présente pas de liens avec la consommation de psychotropes, à l'exception des deux dernières catégories (ouvriers et étudiants) qui présentent des scores plus élevés que les autres catégories en ce qui concerne la consommation globale de toxiques au cours des six derniers mois (4,2 VS 2,8, p = .03). Le trop petit nombre d'étudiants (4) ne permet pas de généraliser le résultat obtenu, par contre la catégorie socioprofessionnelle basse est suffisamment importante (16) pour en déduire que les ouvriers consomment en moyenne plus que les autres catégories socioprofessionnelles.

Cette caractéristique des ouvriers s'explique en partie par le fait qu'ils comportent la plus forte proportion d'instables professionnellement414 (56% contre 11% pour la catégorie socioprofessionnelle élevée) et qu'il existe un lien entre cette forme d'instabilité et la consommation de drogue comme nous le verrons plus loin.

Le capital culturel évalué par le biais des diplômes donne la répartition suivante :

Contrairement à nos attentes, les gros consommateurs de toxiques ne se caractérisent pas par un capital culturel inférieur à celui des autres.

En ce qui concerne les données financières telles que les dettes 415 et le revenu 416, celles-ci ne s'avèrent pas liées à l'intensité de la consommation globale. Seule exception : lorsqu'on envisage la consommation d'héroïne sur toute la durée de la cure, l'intensité de cette consommation tend à correspondre avec un accroissement du montant des dettes (p = .06, NS).

Nous allons maintenant aborder plus spécifiquement le domaine du fonctionnement professionnel. A titre descriptif, mentionnons qu'au moment de l'entretien, 24% des patients étaient inactifs professionnellement (19 sujets, N = 80) et que la durée de l'inactivité varie entre 1 et 48 mois. La raison de cette inactivité était prioritairement l'absence de travail (inscrit ou non au chômage, 13 sujets, soit 69% des inactifs), secondairement une invalidité (rente AI liée ici à des problèmes psychiatriques, généralement octroyée suite aux échecs des mesures de réinsertion professionnelle, 5 sujets, 26%) et pour un seul patient (5%) un arrêt maladie417.

En ce qui concerne les périodes d'inactivité professionnelle au cours des six derniers mois, on relève que 49% de l'échantillon (N = 82) n'ont connu aucune interruption de travail. Les raisons des périodes d'inactivité sont par ordre d'importance les suivantes :

Le tableau 2 montre une relation non linéaire entre le degré de toxicomanie et le nombre de semaines d'inactivité au cours des six derniers mois. Ainsi, ce sont principalement les faibles consommateurs qui se distinguent du reste de l'échantillon par des périodes d'inactivité de durées plus courtes.

Tableau 2. Inactivité professionnelle durant les six derniers mois en fonction du degré de toxicomanie
FC
(n=26)
CM
(n=38)
GC
(n=18)
P
Sujets ayant connu une période d’inactivité professionnelle durant les 6 derniers mois (%) 23% 63% 67% 002a
Semaines d’inactivité professionnelle (moyenne) 3.1 9.3 7.4 03b
FC: Faibles consommateurs ; CM: Consommateurs moyens ;
GC: Gros consommateurs.
aChi2 ; bANOVA.

Ces résultats montrent que lorsque la consommation de psychotropes dépasse un certain seuil, les personnes tendent à vivre plus de périodes de chômage et à prendre plus de congés maladie.

La nature des données ne permet toutefois pas de savoir s'il s'agit d'une influence de la toxicomanie sur les interruptions de travail ou l'inverse. Néanmoins, les deux sens de la causalité étant envisageables, nous interpréterons ces résultats en nous basant sur ces deux types d'analyse, avant d'en introduire un troisième basé sur l'hypothèse d'un facteur commun aux deux phénomènes.

Notre premier type d'analyse envisage la relation observée comme l'influence des abus de toxiques sur l'activité professionnelle. On peut en effet envisager ce phénomène de désinsertion professionnelle comme une conséquence directe de l'abus de psychotropes sur la capacité de travail. Les prises de drogues diminuent les performances mentales, affaiblissent l'organisme418 et rendent donc tant les arrêts de travail que les démissions ou licenciements plus probables419.

Même si certains ont pu vivre avant la cure de méthadone parfois pendant plus de dix ans une héroïnomanie importante tout en conservant leur emploi ; il n'en demeure pas moins que l'absentéisme qui touche les usagers de drogues, quelle qu'en soit la raison, fragilise l'équilibre psychosocial, représente un facteur de désinsertion sociale et se solde par des retombées négatives bien réelles.

Etant donné que la propension aux interruptions de travail s'accroît notablement à partir d'un certain seuil de toxicomanie, on peut faire l'hypothèse qu'en deçà de ce seuil, l'abus de toxiques reste contrôlé, puisque les retombées psychosociales sont faibles. Mais n'oublions pas toutefois que les sujets en cure se trouvent en quelque sorte en "milieu protégé", et qu'en dehors de ce milieu thérapeutique, l'aspect contrôlé de ces consommations risquerait fort de disparaître.

Venons en maintenant à notre deuxième type d'analyse qui envisage l'inactivité professionnelle comme cause de l'abus de toxiques. S'il est certain que l'abus de psychotropes nuit aux performances professionnelles et facilite les absences, celles-ci peuvent en contre partie provoquer une recrudescence des conduites toxicomaniaques et ce pour deux raisons.

D'une part, un travail régulier représente un soutien social, rythme les journées et favorise la stabilité psychique. De plus, en tant que lien avec la société conventionnelle, il permet la mise en oeuvre d'un certain contrôle social sur la toxicomanie du travailleur, que celle-ci soit connue ou non des collaborateurs. C'est pourquoi en l'absence à la fois de ce soutien et de ce contrôle lié au travail, le risque de recourir à l'abus de drogues est d'autant plus grand.

D'autre part, l'inactivité en elle-même représente un stress, peut provoquer des sentiments d'inutilité, de dévalorisation et même parfois se traduire par un effondrement dépressif. Dans un tel contexte de fragilité psychologique accrue, on peut donc également s'attendre à un recours aux toxiques plus fréquent afin de gérer ces émotions négatives.

Pour obtenir plus d'informations sur les liens entre inactivité professionnelle et prises de toxiques, nous avons réparti les sujets en trois catégories en fonction de la durée de l'inactivité au cours des six derniers mois (cf. tableau 3).

Tableau 3. Importance de la toxicomanie en fonction de la durée de l'inactivité professionnelle au cours des six derniers mois
Semaines d’inactivité durant les 6 derniers mois
Aucune
(n=40)
1 à 12
(n=22)
13 à 24
(n=20)
P
(ANOVA)
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie (consommation au cours des 6 derniers mois) 2.5 3.7 3.8 004

Nous constatons que la durée de l'inactivité n'a pas d'influence sur la toxicomanie et que seuls les sujets n'ayant pas connu de période d'inactivité au cours des six derniers mois consomment significativement moins que le reste de l'échantillon.

Afin d'expliquer pourquoi les périodes d'inactivité longues n'ont pas plus d'influence que les périodes courtes sur la consommation de drogues, on peut postuler que ce sont surtout les premiers temps de l'inactivité qui auraient l'impact déstabilisateur le plus grand et qu'ensuite des mécanismes d'adaptation apparaîtraient permettant de gérer les effets négatifs de l'inactivité professionnelle.

Un troisième type d'analyse permet de comprendre le lien entre prises de toxiques et inactivité professionnelle comme la conséquence d'un système de valeurs et d'attitudes propre au sujet et qui s'avère déterminant quant au positionnement de l'individu dans la société.

L'engagement dans la sous-culture drogue va de pair avec une adhésion aux valeurs qu'elle véhicule. Or ces valeurs sont généralement peu compatibles avec celles de la société globale, et notamment celles liées au monde du travail. C'est pourquoi les sujets inconstants au travail auront des consommations de toxiques plus fréquentes, puisque des valeurs semblables sous-tendent ces comportements.

Au contraire, les sujets ayant fait preuve d'une constance professionnelle se différencieraient des autres par une certaine adhésion aux valeurs traditionnelles. Ceci se traduirait par un lien plus fort avec la société conventionnelle, un contrôle social plus efficace et donc un engagement moins intense dans les conduites déviantes.

Afin d'exploiter plus à fond ce troisième type d'analyse, nous avons cherché à obtenir une évaluation plus fiable de l'insertion professionnelle des patients. Pour ce faire, un indice binaire d'instabilité professionnelle 420 a été créé, il tient compte de plusieurs variables dont le chômage de longue durée et la plus longue période de travail continu. Etant donné que cet indice prend en considération les antécédents professionnels, il représente une caractéristique durable de la personne et diminue fortement les effets de la conjoncture. Contrairement à l'évaluation de l'inactivité professionnelle, cet indice reflète beaucoup plus une attitude générale face au travail.

Cet indice a permis d'identifier 25 sujets répondant aux critères d'instabilité professionnelle. Ils représentent près du tiers (32%) de l'échantillon (N = 77).

La proportion de sujets instables à l'intérieur de chacun des trois groupes de consommateurs augmente avec l'importance de la toxicomanie, comme le montre le tableau 4.

Tableau 4. Instabilité professionnelle et plus longue période de travail continu en fonction du degré de toxicomanie
FC CM GC P
Sujets instables professionnellement (N = 77) 8% 40% 53% 004a
Plus longue période de travail continu (mois, moyenne) 70.8 46.1 50.2 04b
FC: Faibles consommateurs ; CM: Consommateurs moyens ;
GC: Gros consommateurs.
aChi2 ; bANOVA

L'instabilité professionnelle est donc un phénomène qui touche surtout les consommateurs moyens et graves. C'est en effet les faibles consommateurs qui se différencient des autres par une bonne stabilité professionnelle, comme l'indique le faible pourcentage d'instables dans ce groupe, de même que la durée moyenne de travail continu significativement plus élevée que pour les deux autres groupes.

La comparaison des sujets instables professionnellement avec les sujets stables quant aux résultats obtenus à l'indice de toxicomanie montre de façon encore plus significative à quel point les instables sont touchés par la toxicomanie (4,1 VS 2,6, p = .0007).

Une analyse plus fine du type de substances particulièrement lié à l'instabilité professionnelle révèle que c'est surtout le cannabis et secondairement les benzodiazépines qui sont nettement plus souvent consommés chez les instables 421 (que l'évaluation porte sur les six derniers mois ou sur l'ensemble de la cure). Il en va de même mais dans une moindre mesure pour l'alcool422. La consommation d'héroïne apparaît comme non liée à la variable examinée de même que l'usage des drogues rarement consommées (cocaïne, hallucinogènes et amphétamines).

L'étroite relation mise en évidence entre l'importance de la toxicomanie et l'instabilité professionnelle nous semble parler en faveur d'un facteur commun à ces deux phénomènes. Etant donné que la variable instabilité professionnelle est plus le reflet d'une attitude durable face au travail que le vécu d'une absence concrète d'activité professionnelle, l'hypothèse explicative du facteur commun nous paraît plus adéquate que celles du lien causal entre les deux phénomènes.

Ainsi notre troisième type d'analyse identifie ce facteur commun avec le système des valeurs et des attitudes qui sous-tend un mode de vie spécifique propre au milieu de la drogue. Le degré de compatibilité avec les normes sociales d'un tel système de valeurs varie inversement en fonction du niveau d'insertion dans la communauté des usagers de stupéfiants.

Notes
414.

Evaluée au moyen de l'indice d'instabilité professionnelle.

415.

42% de l'échantillon (N = 82) sont dépourvus de dettes, les extrêmes vont de 0.- à 70000.- FS, avec une moyenne de 9830.- FS.

416.

Le revenu moyen est de 3010.- FS (extrêmes : 0.- à 14000.- FS / mois).

417.

Relevons que les sujets malades ne peuvent habituellement pas être pris dans la recherche.

418.

Les périodes d'inactivité plus longue chez les CM et les GC ne sont pas liée à une santé fragilisée par la contamination au VIH car la prévalence de cette maladie dans les trois groupes de consommateurs ne présente pas de différence significative.

On note même une tendance inverse à celle attendue, c'est-à-dire un taux de contamination au VIH qui diminue en fonction de l'ampleur de la toxicomanie : 27% chez les FC, 18% chez les CM et 11% chez les GC (p = .4, NS). La prévalence de l'infection au VIH dans l'échantillon global est de 19,3% (16 séropositifs / 83).

419.

La comparaison des résultats à l'indice de toxicomanie en fonction des motifs d'inactivité professionnelle (maladie, chômage, invalidité, garde d'enfant) n'a révélé aucune différence significative.

420.

Nous opposons le terme instabilité professionnelle utilisé ici au terme inactivité professionnelle qui dénommait la précédente variable, car celle-ci ne faisait qu'évaluer la durée des périodes sans activité quelqu'en soit le motif. L'indice d'instabilité professionnelle, par contre, concerne des sujets gardant difficilement un emploi et souffrant de désinsertion professionnelle (cf. chapitre méthode pour une description complète de cet indice).

421.

Si l'on divise l'échantillon en deux groupe à l'aide de l'indice binaire d'instabilité professionnelle, on constate qu'au cours des six derniers mois 52% des stables ont consommé très peu (moins de trois fois) de cannabis contre 12% des instables (p = .003) et en ce qui concerne les benzodiazépines l'absence de consommation les six derniers mois concerne 85% des stables contre 60% des instables (p = .05).

422.

L'alcoolisme ne donne des résultats significatifs que lorsqu'on l'envisage sur toute la durée de la cure : 19% de stables ont connu une période d'alcoolisme contre 44% des instables (N = 77, p = .05). La consommation d'alcool abusive au moins quatre fois par semaine au cours des six derniers mois est de 12% pour les stables et de 20% pour les instables (N = 77, p = .3, NS).