1.2.5. Synthèse des résultats

L'analyse des liens entre toxicomanie et intégration sociale nous a permis de mettre en évidence un ensemble de phénomènes que nous allons présenter ici de façon synthétique. Deux paramètres fondamentaux d'analyse jalonnent notre étude, il s'agit de la force des liens qui unissent le toxicomane d'une part à la communauté déviante des usagers de drogues et d'autre part au monde social conventionnel. Chacun de ces aspects est exploité par une approche théorique différente. Il s'agit d'une part des théories de la déviance culturelle pour ce qui concerne le rôle de l'appartenance au groupe déviant et d'autre part de la théorie du contrôle social pour ce qui touche à l'influence des liens avec le monde conventionnel.

Un premier aspect de notre analyse a concerné les troubles de l'intégration sociale durant l'adolescence et l'âge adulte, à savoir les antécédents de déviance et de délinquance. Ces données nous ont permis d'analyser les conduites de prises de toxiques durant la cure de méthadone en fonction du premier paramètre d'analyse, à savoir l'influence des liens établis à différentes périodes de la vie avec les groupes déviants.

Les résultats montrent que si un début précoce de la consommation de drogues est un facteur légèrement aggravant de la toxicomanie à l'âge adulte, cela n'a été le cas ni de la délinquance juvénile, ni de la déviance scolaire, prises séparément. Néanmoins, la combinaison de toutes ces variables en un indice unique a montré que l'absence de déviance générale précoce (qui concerne les 14% de l'échantillon) constitue un facteur d'atténuation de la toxicomanie durant la cure de méthadone. Ceci valide en partie notre hypothèse qui envisage un degré de toxicomanie durant la cure proportionnel à l'importance des antécédents de déviance.

Par contre en ce qui concerne la délinquance à l'âge adulte423, celle-ci s'est avérée sans liens avec la toxicomanie durant la cure. Ceci parle en faveur d'une différenciation notable des sous-cultures du crime et de la drogue.

C'est donc essentiellement l'adolescence qui apparaît comme une période sensible et déterminante pour l'évolution du trouble addictif. Les réseaux de sociabilité qui s'y construisent jouent un rôle important quant au degré d'engagement ultérieur dans la déviance. La théorie de la déviance culturelle, et notamment la théorie de l'apprentissage social expliquent ce phénomène non seulement par les processus d'apprentissages de techniques et d'attitudes concernant l'usage de produits illicites qui se déroulent au sein du groupe déviant, mais aussi par des processus de socialisation vers la déviance qui agissent au niveau d'une modification de la personnalité elle-même.

Le domaine socio-relationnel a un statut mixte quant à nos deux paramètres d'analyse, car les variables peuvent concerner les liens avec des représentants soit de la société conventionnelle soit de la communauté des toxicomanes.

Deux variables424 se sont avérées être liées à la consommation de psychotropes durant la cure, il s'agit du type de partenaire privilégiée et du mode d'habitation.

Concernant la variable partenaire privilégiée, le fait d'être avec ou sans partenaire, de même que la durée de la relation, ne sont pas liés à la toxicomanie, ce qui montre que la toxicomanie n'affecte pas l'intégration relationnelle à ce niveau.

Par contre, et en accord avec notre hypothèse, le fait d'avoir une partenaire non toxicomane représente un facteur de protection face à l'abus de psychotropes. Facteur qui disparaît, lorsque la partenaire est toxicomane ou lorsque le sujet n'a pas de partenaire. Cette influence de la partenaire non toxicomane est le fruit d'une double fonction qu'elle remplit : contrôle social et soutien affectif.

En tant que cette relation affective représente un lien avec la société conventionnelle (par l'intermédiaire d'un attachement à l'un de ses membres), elle permet au contrôle social de fonctionner. C'est ainsi que la théorie du lien social explique les facteurs inhibiteurs de déviance et les hypothèses qu'elle nous a permises de formuler ont pu être validées.

En effet, les personnes non toxicomanes jouent un rôle de régulateur sur la consommation du partenaire par le biais d'un encouragement à l'abstinence, car la toxicomanie du conjoint a souvent des conséquences négatives sur la vie du couple, ne serait-ce qu'au niveau financier.

A côté d'une influence directe de la partenaire sur la consommation du patient, on peut également postuler que les toxicomanes légers recherchent électivement des partenaires non toxicomanes ou en d'autres termes les sujets les plus enclins à réduire leur consommation nouent préférentiellement des relations avec des personnes non toxicomanes425.

Lorsque au contraire le sujet a une partenaire toxicomane, la fonction de contrôle social disparaît pour ne laisser place qu'au soutien affectif. Cette dernière fonction inhibitrice de la prise de drogues s'avère toutefois annulée par l'imitation des comportements déviants de la partenaire (modelage), laquelle joue le rôle de modèle selon la théorie de l'apprentissage social. C'est pourquoi, en fin de compte la prise de drogues est influencée de façon identique que le sujet soit sans partenaire ou qu'il ait une partenaire toxicomane. Dans ce dernier cas les effets inhibiteurs de la partenaire sont annulés par ses effets de renforcement de la prise de toxiques.

La variable mode d'habitation a montré que la cohabitation avec les parents, les enfants ou la partenaire constitue aussi un facteur de protection face à la consommation de psychotropes. Nous comprenons ce résultat de la même façon que pour la variable type de partenaire, à savoir comme le reflet du rôle à la fois de soutien affectif et de contrôle social informel que joue l'environnement humain sur le lieu d'habitation, autant d'effets inhibiteurs de déviance qui disparaissent lorsque la personne vit seule.

Les aspects socio-économiques de notre analyse ont principalement porté sur les modalités d'insertion professionnelle mettant en jeu le paramètre du lien avec la société conventionnelle, même si le paramètre de l'appartenance au groupe des usagers de substances illégales est également concerné au niveau des interprétations des résultats. Car tels les vases communicants, la désinsertion sociale du toxicomane va généralement de pair avec un renforcement des liens avec la sous-culture drogue.

Le rapport au travail a été abordé selon trois types d'analyse. Les deux premiers types concernent les deux sens possibles de la causalité entre prises de toxiques et inactivité professionnelle ; la consommation de psychotropes pouvant être aussi bien cause qu'effet de l'inactivité professionnelle. Le troisième type d'analyse concerne la prise en compte d'un facteur commun aux deux phénomènes : l'adhésion aux normes et valeurs sous-culturelles propres au milieu de la drogue.

Les résultats montrent qu'il existe un lien significatif entre l'importance de la toxicomanie actuelle 426 et la tendance à vivre des périodes d'inactivité professionnelle (principalement pour des raisons de chômage, de maladie et d'invalidité). En effet, comme nous l'avions prévu, les faibles consommateurs se sont avérés nettement moins touchés par les interruptions de travail que les consommateurs moyens et graves.

Un premier type d'analyse nous a amené à envisager le lien observé comme l'influence directe de l'abus de toxiques sur la capacité de travail. En effet, l'équilibre tant psychosocial que somatique et psychique peut être altéré par les prises de drogues. L'abus de psychotropes est envisagé ici comme un facteur externe aux individus venant modifier le comportement (troubles de l'humeur, de l'attention, etc.).

En ce qui concerne le second type d'analyse, il est tout à fait concevable, théoriquement, que l'inactivité professionnelle puisse avoir un effet d'accentuation des prises de toxiques, par le biais tant des sentiments d'échec, de dévalorisation et d'inutilité qu'elle implique, que par la suppression des fonctions de contrôle social et de soutien social que remplit habituellement un emploi stable.

Quant au troisième type d'analyse, il fait intervenir une référence aux valeurs et attitudes face à l'ordre social en général. Ces aspects constitutifs de l'identité déviante sont envisagés comme un facteur commun à l'abus de substances psycho-actives et à la désinsertion professionnelle en tant qu'elles reflètent l'adhésion de l'individu à la sous-culture drogue.

Il s'agissait d'appréhender dans quelle mesure l'état de désinsertion professionnelle427 de certains sujets, conçu comme une disposition interne fondée sur un ensemble de valeurs concernant le travail et se traduisant par un mode de vie particulier, pouvait être liée à la consommation de psychotropes.

Grâce à l'élaboration d'un indice d'instabilité professionnelle il a été possible de montrer que les sujets instables se caractérisent par une consommation de psychotropes nettement plus importante que les sujets stables et que cette importance de la toxicomanie chez les instables reflète une disposition interne particulière envisagée comme une adhésion à certaines normes et valeurs (côté déviant de l'identité sociale) qui rendent le conformisme au monde du travail difficile, tout en facilitant l'adoption des comportements toxicomaniaques.

L'indice d'instabilité professionnelle a confirmé un phénomène observé par le biais de plusieurs variables psychosociales (inactivité professionnelle au cours des six derniers mois, plus longue durée de travail continu). Il s'agit du fait que les difficultés d'insertion professionnelle, conçues de façon plus générale comme un trouble de l'intégration sociale, concerne tout autant les consommateurs moyens que graves, les consommateurs légers étant nettement moins touchés.

Tout se passe comme s'il existait un seuil de consommation de toxique, au-delà duquel des difficultés d'intégration sociale notables se faisaient sentir.

Rappelons encore qu'en ce qui concerne le type de psychotropes consommés, les sujets en état de désinsertion professionnelle diffèrent du reste de l'échantillon essentiellement quant à la consommation de cannabis et de benzodiazépines (et secondairement d'alcool), et pas de manière significative quant à la consommation d'héroïne.

Si la toxicomanie s'est avérée liée à l'instabilité professionnelle, cela n'a pas été le cas pour les autres variables du domaine de l'intégration économique. En effet, contrairement à nos hypothèses, les gros consommateurs n'ont ni moins de diplômes, ni des revenus plus bas.

Notes
423.

Cette évaluation porte sur la période d'avant la cure en ce qui concerne les condamnations et les incarcérations, et inclue la durée de la cure pour la variable retrait du permis de conduire.

424.

L'état-civil aurait pu être mentionné comme troisième variable significative, car le nombre de mariés diminue significativement en fonction de l'intensité de la toxicomanie. Toutefois, étant fortement subordonné au mode d'habitation, nous l' omettons dans cette conclusion.

425.

Une approche longitudinale avec une évaluation de la toxicomanie avant et après la rencontre de la partenaire non toxicomane pourrait définir plus précisément le rôle de celle-ci.

426.

Durant les six derniers mois de cure.

427.

L'observation de quelques sujets tout au long de leur cure de méthadone tend à montrer que les difficultés d'insertion professionnelle ne peuvent être réduite à un refus (affiché ou dissimulé) des normes inhérentes au monde du travail. On observe le plus souvent une conflictualité résultant d'une double appartenance inconciliable entre la société globale et la sous-culture drogue. Toutefois, dans certaines situations vient se surajouter une véritable incapacité psychiatrique à accomplir son rôle social de travailleur.