1.4.5. Psychopathologie actuelle évaluée par autoquestionnaires

L'intégration sociale évaluée par le biais du rapport au monde professionnel s'est avérée dans une large mesure liée aux antécédents de déviance et de troubles psychiatriques, à l'exception des conduites autodestructrices, comme nous l'avons vu précédemment.

Nous allons maintenant mettre en évidence, grâce à la technique de l'autoquestionnaire, la nature de la psychopathologie actuelle qui accompagne l'instabilité professionnelle chez les patients en cure de méthadone.

Si le questionnaire de dépression QD2 ne présente pas de corrélation avec l'instabilité professionnelle, on constate d'emblée un lien particulièrement fort entre la psychopathologie durable évaluée par le MMPI et l'instabilité professionnelle. En effet, alors que 64% des sujets instables professionnellement ont un score positif à l'indice de psychopathologie durable (soit une élévation pathologique, avec un score égal ou supérieur à 70, d'au moins une des cinq échelles cliniques du questionnaire de personnalité), ce n'est le cas que de 25% des stables (p = .002, N = 67).

Cette différence importante concerne principalement les troubles du registre psychotique (échelle Sc, schizophrénie) qui montrent les plus fortes différences de taux de pathologie entre sujets instables et stables professionnellement (46% VS 9%, p = .0008, RR453 = 5,4), suivis des troubles de la personnalité de type borderline 454 (41% VS 13%, p = .01, RR = 3,1).

Les résultats aux trois autres échelles (paranoïa, psychasthénie et psychopathie) ne permettent pas d'identifier des différences significatives entre les deux groupes et il en va de même pour le questionnaire de dépression.

Lorsqu'on analyse la nature de la dimension de la personnalité à laquelle renvoie l'échelle Sc, soit le "psychoticisme", une des trois dimensions fondamentales de la personnalité isolées par H. J. Eysenck ; il n'est pas surprenant de constater un lien aussi fort entre l'instabilité professionnelle et l'échelle Sc.

En effet, cette dimension de la personnalité peut être décrite comme une succession de comportements répartis entre deux pôles. A l'une des extrêmes se trouvent les comportements altruistes, puis empathiques et conventionnels. On atteint ensuite l'autre partie du continuum avec successivement les comportements impulsifs, agressifs, criminels, puis les troubles psychopathiques, schizoïdes avec comme extrême le trouble schizophrénique avéré455.

Nous voyons que la dimension du "psychoticisme" inclue certaines modalités d'adaptation au monde social, ce que l'on retrouve également dans la variable instabilité professionnelle. Il y a donc une parenté notable entre ces deux dimensions.

Plus spécifiquement, l'échelle Sc dans ses extrêmes renvoie à :

‘une idéation schizoïde, des sentiments d'aliénation, d'être différent, incompris, isolé et inférieur, des difficultés à exprimer l'hostilité, un repli sur soi, des difficultés à communiquer et la tendance à se perdre dans des fantaisies visant l'autosatisfaction. Ces patients ont des questions fondamentales et perturbantes sur leur identité et manquent souvent de compétences sociales456. ’

Il s'agit donc d'une forme de trouble de la personnalité où l'asocialité apparaît comme centrale. Cette asocialité est par ailleurs beaucoup plus le fruit de difficultés psychiques à s'adapter aux exigences de la société que la conséquence d'un refus délibéré d'adhérer aux normes sociales, même si de telles attitudes complètent généralement le tableau.

Venons en maintenant aux troubles évalués par l'échelle borderline qui se sont également avérés plus fréquents chez les instables professionnellement.

Cette pathologie de la personnalité au sens du DSM-III-R renvoie à un ensemble de traits et de comportements457 que l'on peut également envisager comme reflétant un style de vie particulier propre à certains milieux marginaux458. Ce trouble se situerait ainsi à l'interface de la psychopathologie individuelle et du mode de vie sous-culturel. En effet, la façon de gérer et d'exprimer les émotions et le type de relations interpersonnelles peuvent être fortement influencés par des modèles comportementaux culturels ou sous-culturels. Ainsi, l'impulsivité, les colères intenses et inappropriées de même que l'instabilité et l'excès dans les relations représentent pour ainsi dire une norme chez les toxicomanes de rue.

Il est donc possible que la désocialisation induite par le non-accès à l'emploi s'accompagne d'un style de vie spécifique, plus orienté vers les gratifications immédiates et le renoncement aux projets à long terme. L'avenir bouché de ceux qui se voient bloqué dans un statut d'assisté rend inadéquat et surtout démoralisant toutes projections dans le futur.

En fonction de l'analyse qui précède, les difficultés d'intégration professionnelle que rencontre un nombre important de toxicomanes peuvent être envisagées comme ayant une origine prioritairement psychopathologique 459 et secondairement sous-culturelle.

Notes
453.

RR = Risque Relatif.

454.

Notons que cette échelle, contrairement à l'échelle Sc, n'est pas corrigée à l'aide de l'échelle K (attitude défensive face au dévoilement des symptômes) ce qui ne lui donne pas le même pouvoir discriminant. Toutefois lorsqu'on envisage les résultats à l'échelle Sc sans la correction par l'échelle K, la différence entre les stables professionnellement et les instables reste significative et ne montre qu'une faible variation.

455.

H. J. Eysenck, 1994, op. cit.

456.

D. Lachar, The MMPI : Clinical assessment and automated interpretation, Los Angeles, Western Psychological Services, 1986, p. 12, (traduction personnelle).

457.

A savoir : instabilité de l'humeur, des relations interpersonnelles et de l'image de soi-même, se traduisant notamment par de l'impulsivité, des colères intenses, des gestes suicidaires ou automutilatoires, des bagarres et une peur de l'abandon. Le DSM-IV ajoute aux critères du DSM-III-R la survenue transitoire d'idées persécutrices et de symptômes dissociatifs.

458.

Sur l'influence des aspects culturels dans la construction des catégories psychiatriques et notamment le trouble borderline cf. C. W. Nuckolls, Reckless driving, casual sex and shoplifting : what psychiatric categories, culture and history reveal about each other, Social Science and Medicine, 1992, 35, 2, pp. 1-2.

459.

Si la psychopathologie affecte lourdement l'intégration professionnelle, elle s'est par contre avérée sans liens significatifs avec cet autre domaine de l'intégration sociale qu'est l'intégration relationnelle.