2.3. Synthèse des observations cliniques

Les quatre situations cliniques qui viennent d'être analysées, bien que très différentes les unes des autres, sont représentatives de la population des héroïnomanes en cure de méthadone. Il s'agit de deux groupes contrastés de deux patients chacun, les sujets du premier groupe se caractérisant vis-à-vis de ceux du second groupe par une gravité moindre au niveau de la toxicomanie, de la psychopathologie et de l'instabilité professionnelle. Malgré cette catégorisation, les situations rencontrées sont très diverses tant au niveau de l'insertion socioprofessionnelle, de l'appartenance au milieu de la drogue que de la psychopathologie, ce qui fait de la toxicomanie un phénomène complexe et non unitaire.

Cette synthèse des observations cliniques récapitulera dans un premier temps les raisons des prises de toxiques telles que les patients les ont exprimées dans les entretiens libres. Dans un second temps, nous nous attacherons à faire le point sur la place de la psychopathologie et de la souffrance psychique dans les conduites de prises de drogues. Nous nous pencherons dans un troisième temps sur la question de l'intégration sociale des sujets investigués, à savoir leurs positions face à la société conventionnelle et à la communauté des usagers de drogues, telle que celles-ci transparaissent de leurs dires.

Effectuons, pour commencer, un rapide survol des différentes raisons invoquées par les patients pour expliquer leur addiction :

Ce rappel des principaux éléments de la compréhension subjective des prises de drogues nous montre que les raisons mentionnées sont multiples. Les sujets peuvent évoquer un nombre restreint ou élevé de raisons touchant à des domaines très variés (psychopharmacologique, somatique, psychique, relationnel et social).

Venons en maintenant aux raisons mentionnées par les patients qui peuvent être rattachées à une souffrance psychique voire à une psychopathologie 468. Cet aspect est complexe car nous combinons ici deux approches ; l'approche quantitative qui nous a permis de classer nos quatre sujets en deux groupes avec ou sans psychopathologie et l'approche qualitative basée sur le discours du sujet et son interprétation. Du point de vue clinique, les éléments psychopathologiques se sont avérés très variés, puisque nous avons été confrontés à une structure psychotique, des traits narcissiques et borderline et des troubles de l'humeur.

Ainsi, deux patients reconnaissent clairement une souffrance psychique à l'origine de leurs prises de toxiques. Il s'agit de Pierre qui lutte contre des sentiments d'abandon et de Anne qui cherche à apaiser une anxiété diffuse. Or ces deux sujets ont été évalués respectivement avec et sans psychopathologie, ce qui montre que la fonction d'automédication d'une souffrance psychique que peut avoir la toxicomanie est relativement indépendante de la présence d'une psychopathologie avérée (ce qui corrobore l'analyse quantitative469).

Cette fonction d'automédication, que l'on attribue généralement à la toxicomanie de ceux qui souffrent de troubles psychiques, est par ailleurs le plus clairement explicitée chez un sujet (Anne) considéré sans psychopathologie selon l'analyse quantitative470.

C'est pourquoi nous considérons que la fonction d'automédication dépasse le cadre de la psychopathologie stricto sensu et concerne également des souffrances psychiques de moindre gravité.

Abordons maintenant la question du lien de la psychopathologie avec la toxicomanie lorsque le patient ne l'explicite pas dans son discours.

L'approche psychodynamique du symptôme toxicomaniaque est particulièrement à même d'apporter des éléments de réponse à une telle question, puisqu'elle s'intéresse justement aux motivations inconscientes qui sous-tendent la conduite addictive.

C'est alors la place du symptôme dans une structure de personnalité donnée qu'on envisage. De ce point de vue, la toxicomanie peut être considérée comme un moyen de réguler l'économie psychique ; la prise de toxiques venant soutenir une organisation défensive qui ne parvient pas à contenir l'angoisse, quelle que soit la nature de celle-ci471.

Le cas de Nicole est à cet égard exemplaire puisqu'une psychopathologie (de type psychotique avec troubles dépressifs) a pu être objectivée par différents moyens (test de personnalité, entretiens cliniques) sans que l'on ne retrouve réellement dans son discours d'éléments évocateurs de tentatives d'automédication d'une souffrance psychique472.

Il y a dès lors deux explications possibles : soit les deux phénomènes sont indépendants, la toxicomanie résultant d'autres facteurs (psychosociaux, sous-culturels) que celui de la psychopathologie ; soit le lien entre les deux phénomènes existe mais se trouve en dehors du champ de conscience du sujet. Si les résultats de notre analyse quantitative exposés antérieurement plaident pour la première explication, le sens clinique du praticien penche souvent en faveur de la seconde.

A côté de l'approche psychodynamique qui envisage une signification inconsciente au symptôme telle que nous l'avons explicité plus haut, l'approche psychiatrique défend la thèse de la vulnérabilité au stress pour rendre compte du lien entre psychopathologie et toxicomanie. La fragilité psychique du patient psychiatrique et ses mécanismes de coping déficients le prédisposent à recourir aux artifices chimiques pour faire face au stress473, même s'il n'a pas une conscience claire de cette tentative d'automédication.

Si la vulnérabilité au stress chez Nicole est sans conteste élevée comme le montre sa sensibilité aux désagréments de la vie quotidienne, il reste cependant difficile d'apprécier dans quelle mesure ses troubles psychiques contribuent à sa toxicomanie.

Après avoir passé en revue divers aspects de la psychopathologie qui se rattachent aux prises de toxiques, venons en au dernier volet de notre synthèse : l'intégration sociale.

Le tableau suivant résume les caractéristiques de l'intégration sociale des quatre patients présentés, y figure la force des liens pour nos deux axes d'analyse :

Tableau 6. Caractéristiques de l'intégration sociale des quatre cas cliniques
Aspects de l’intégration sociale Gérard (CM) Anne (CM) Nicole (GC) Pierre (GC)
Liens avec la société conventionnelle + + +/- -
Liens avec la sous-culture drogue - + +/- +
Intégration économique + + +/- -
Intégration relationnelle +/- + +/- -
CM: Consommateurs moyens ; GC: Gros consommateurs.
+: liens forts ; -: liens faibles ; +/-: liens de force moyenne

En ce qui concerne l'axe des liens avec la société conventionnelle versus la communauté déviante, le discours des sujets révèle que chez trois474 d'entre eux existe une ambivalence manifeste face à l'idée d'appartenir à la société conventionnelle, ce qui laisse présumer d'une identité déviante encore bien présente. Sur le tableau 6 ces trois sujets se caractérisent par des liens forts ou moyens avec la sous-culture drogue.

Chez eux les mouvements d'intégration sociale par le biais d'une recherche d'emploi, d'un projet de formation ou de réadaptation professionnelle, se doublent d'une tendance inverse, plus ou moins marquée, à la désinsertion sociale à travers la condamnation et le refus des valeurs même (sécurité, rentabilité, honnêteté) qui sous-tendent le travail.

La conscience d'une conflictualité d'appartenances est particulièrement aiguë chez Anne, ce qui n'est pas le cas chez Pierre et Nicole. Quant à Gérard, il se différencie des trois autres patients dans la mesure où l'appartenance au groupe des usagers est peu présente dans son discours, il se montre surtout préoccupé par ses liens avec la société conventionnelle (retrouver un emploi, cacher son habitude toxicomaniaque). Il insiste en effet sur ce qui permet le contrôle (social) de sa toxicomanie, en mentionnant le fait d'avoir une activité et la crainte d'être découvert comme étant sous l'influence d'une drogue. Ses liens avec la société conventionnelle sont donc bien présents.

Lorsqu'on envisage la fréquence d'apparition du thème relatif au monde du travail dans les entretiens libres, on constate que celui-ci est très inégalement représenté dans le discours des quatre patients475. Omniprésent chez l'un (Gérard) qui insiste sur l'aide au contrôle de la toxicomanie que procure une activité professionnelle, il est absent du discours chez un autre (Pierre) qui se centre sur son vécu d'isolement. Chez les deux autres patientes, le travail est vécu soit comme une source de frustrations que l'héroïne aide à supporter (Nicole), soit comme une possibilité à la fois d'aliénation et de réalisation personnelle (Anne). Il en découle que seuls les deux sujets du premier groupe (Gérard et Anne, consommateurs moyens) ont une vision positive du travail, ce qui est congruent avec le fait qu'ils aient été évalués comme stables professionnellement.

Relevons que les deux sujets du premier groupe (Pierre et Nicole, gros consommateurs) se différencient des deux autres non seulement par leurs antécédents de déviance scolaire et leur toxicomanie actuelle importante mais aussi par leur façon très ouverte de revendiquer l'exercice d'activités antisociales (vol, commerce de stupéfiants) et de se sentir au-dessus des lois. Ceci renvoie à la faiblesse des liens avec le monde conventionnel, ce qui limite le rôle du contrôle social.

Quant à l'incitation à consommer des psychotropes que représentent les liens avec le milieu de la drogue, la plupart des patients y font allusion. Ils considèrent en effet le fait de côtoyer des consommateurs, de même que d'avoir un(e) partenaire toxicomane, comme une source majeure d'influence. Toutefois, ce qui fait l'efficacité de ce mécanisme d'influence interpersonnel n'apparaît pas dans leur discours, à savoir la force du lien social et du sentiment d'appartenance au groupe des usagers constitutif de l'identité déviante, qui contraint le sujet à adopter le comportement de ses pairs, faute de quoi il se sentira déloyal et risquera de se faire rejeter par son groupe476. Relevons encore que sur ce mécanisme d'influence interpersonnel il y a une forte concordance entre l'analyse qualitative et quantitative, puisque celle-ci a montré que les gros consommateurs avaient plus souvent des personnes toxicomanes dans leur entourage.

Venons en maintenant à notre axe d'analyse centré sur les dimensions économique et relationnelle de l'intégration sociale. L'intégration économique, en ce qui concerne principalement la vie professionnelle, peut être considérée comme satisfaisante chez Anne qui possède un bagage culturel notable, qu'elle est de plus en train d'améliorer. Bien que Gérard ait été catégorisé comme stable professionnellement, ses périodes intermittentes de chômage le place dans une situation limite. Il n'est toutefois pas à risque de désinsertion professionnelle car il possède, tout comme Anne, de l'expérience et un diplôme.

Il en va différemment de Pierre, sans formation, qui a connu une forte instabilité professionnelle. De même, Nicole, bien que possédant un diplôme et ayant remboursé la majeure partie de ses dettes, n'arrive pas à rester longtemps dans la même place, pour des raisons qui ne doivent pas être étrangères à sa psychopathologie.

Quant à l'intégration relationnelle, si on peut la considérer comme problématique chez trois des quatre patients477, c'est surtout chez Pierre qu'elle est manifestement déficiente. Il est par ailleurs le seul à se plaindre de son isolement et relie ses sentiments de solitude à son besoin de recourir aux drogues. Sa difficulté à établir des relations significatives, notamment avec le sexe opposé, est effectivement au coeur de sa problématique.

L'isolement a un caractère moins subi chez Gérard qui dit rechercher la solitude, même s'il y a quelques années elle lui était insupportable. Ses traits narcissiques donnent un caractère utilitaire et peu réciproque à ses relations qui ne peuvent que se traduire par des liens fragiles.

Quant à Nicole, la tonalité persécutoire de son rapport au monde l'amène à vivre son environnement relationnel comme constitué d'individus égoïstes dont il est préférable de ne rien attendre. Elle cherche de plus à prendre ses distances avec le milieu de la drogue en interrompant les relations avec les usagers de substances illicites. Sa famille est par ailleurs absente des personnes considérées comme importantes dans sa vie, ce qui renvoie à une faille majeure des images identificatoires. Malgré cette fragilité des relations d'objet, Nicole n'est pas isolée socialement ; la drogue servant chez elle de médiateur relationnel qui vient colmater son rapport à l'autre déficient.

Parmi les patients évalués les difficultés relationnelles ne sont pas toujours mises en lien de manière explicite avec la toxicomanie. Néanmoins, lorsqu'elles ne le sont pas, c'est souvent parce que la drogue vient masquer et dans une certaine mesure pallie ce type de problème. Le produit fonctionne alors comme un médiateur relationnel, en redonnant au rapport à l'autre un caractère non menaçant tant par le biais de l'effet chimique du produit que par l'instauration d'un sentiment d'appartenance à la communauté des usagers de drogues. Appartenance qui place l'individu dans une position ambivalente et hésitante face à l'idée de s'intégrer dans la société et d'y trouver sa place, puisque celle-ci est porteuse de valeurs qui s'opposent à celles de la sous-culture drogue.

En résumé, les thèmes relatifs à l'intégration sociale sont bien présents dans le discours des patients. En ce qui concerne les dimensions économique et relationnelle, certains ont en effet mentionné parmi les raisons du recours aux drogues, le rôle de l'inactivité professionnelle et de l'isolement social. De plus, le thème de l'exposition aux usagers de drogues comme incitation à la consommation est apparu fréquemment, soulignant par-là l'importance des liens et du sentiment d'appartenance au milieu de la drogue.

Notes
467.

La raison principale est mise en gras.

468.

Nous utilisons les termes de souffrance psychique et de psychopathologie pour nous référer respectivement aux aspects subjectifs et objectifs des troubles psychiques.

469.

En effet, la variable troubles dépressifs récents (même légers) est une des rares variables psychopathologiques à correler avec la toxicomanie.

470.

Certes le test de personnalité peut n'avoir pas identifié correctement la psychopathologie de cette patiente et il s'agirait alors d'un faux négatif, mais au vu de l'ensemble du tableau clinique la catégorisation donnée par le test nous paraît juste. De plus, l'anxiété dont Anne souffre n'est pas d'une intensité suffisante pour satisfaire les critères DSM-III-R du trouble anxieux.

471.

On serait tenté de faire une équivalence entre l'archaïsme de l'angoisse en jeu et la gravité de la psychopathologie objective (évaluée par autoquestionnaire). Or il y a là un saut épistémologique qui ne permet pas de réaliser cette correspondance, car l'on sait par exemple qu'une structure de personnalité psychotique dont le type d'angoisse est très archaïque peut tout à fait être dépourvue de psychopathologie manifeste.

472.

Si son utilisation de l'héroïne pour soulager des mots de dos concerne la sphère somatique, une analyse plus approfondie, que les limites de notre travail ne nous permettent pas de faire ici, pourrait mettre en relation ce symptôme avec sa psychopathologie. Il a en effet été décrit des symptômes de plaintes somatiques (bodily complaints) chez des sujets à risque d'évolution schizophrénique.

473.

Ceci explique la prévalence élevée des dépendances à une substance parmi les schizophrènes. On peut donc imaginer un effet de seuil ; jusqu'à un certain degré de psychopathologie (qui inclue notre population), il y aurait peu de lien entre toxicomanie et troubles psychiques et au delà de ce seuil (dans une population de schizophrènes par exemple), le stress de la psychopathologie induirait un recours aux toxiques significativement plus fréquent.

474.

Anne, Nicole et Pierre.

475.

En contrepartie, dans les entretiens structurés, à la question des objectifs de vie, tous ont mentionné le fait d'avoir un emploi.

476.

Ce mécanisme est pourtant bien connu des buveurs d'alcool, puisque dans certains milieux le fait de refuser un verre représente une insulte envers celui qui l'offre et entraîne la désapprobation générale du groupe.

477.

Gérard, Nicole et Pierre.