Arrivé au terme de ce travail, nous allons rappeler brièvement notre problématique afin de la confronter aux apports des différents chapitres.
Le but de notre travail a consisté à mettre en évidence le rôle de la psychopathologie et de l'intégration sociale dans les conduites toxicomaniaques. Celles-ci ont été abordées sous deux angles théoriques mis en perspective ; une approche psychiatrique qui fait d'elles un trouble psychique et une approche socio-anthropologique qui voit dans la toxicomanie une pratique socioculturelle déviante.
La question centrale visait donc entre autre à déterminer lequel de ces deux modèles théoriques était le plus à même de rendre compte des abus de drogues. Il ne s'agissait pas bien entendu de nier la multidimensionnalité du phénomène ou de vouloir en réduire la complexité, mais plutôt de cerner les limites du modèle médical en le confrontant à des champs de savoir d'un usage moins courants dans le domaine de la prise en soins des usagers de drogues.
L'idée principale consistait à envisager la dimension sous-culturelle de la toxicomanie comme plus fondamentale que la dimension psychopathologique. C'est pourquoi nous avons principalement développé notre problématique autour de la notion d'intégration sociale, envisagée sous deux aspects.
Un premier aspect concerne un processus unique où l'intégration et l'exclusion sociale en constituent les deux pôles. Ce processus de désinsertion sociale, tel que certains478 l'ont conceptualisé, comporte trois dimensions : relationnelle, économique et symbolique.
Le second aspect touche aux modalités de répartition des liens entre la communauté déviante des usagers de drogues et la société conventionnelle. Ces appartenances sociales divergentes mettent en jeu des processus de socialisation opposés qui sont à l'origine de la bipolarité identitaire déviante et conforme de l'usager de drogues. Le degré de conflictualité de ces appartenances antagonistes dépend de la capacité du sujet à s'adapter à des systèmes normatifs contradictoires.
Nous avons fait l'hypothèse qu'une identité sociale déviante marquée reflète une forte insertion dans la sous-culture drogue ce qui amènera une consommation de toxiques accrue, de même qu'un risque élevé de désinsertion sociale.
Armé de ces réflexions, passons maintenant en revue les principaux apports de la littérature exposée dans les quatre premiers chapitres qui constituent la première partie de notre travail.
La sous-culture drogue à laquelle nous attachons une importance majeure dans le développement des conduites toxicomaniaques peut être envisagée au niveau de sa genèse comme une construction sociale. Notre historique de la naissance de la toxicomanie a montré comment s'est progressivement dessinée l'image du toxicomane actuel. Beaucoup plus que les comportements de prises de drogues eux-mêmes, ce sont avant tous les discours, les attitudes et les prises de positions diverses qui ont façonné et construit ce qui est devenu le problème "drogue".
Les usagers de drogues ont en effet subi dès le XIXe siècle une disqualification notable tant au travers de la mise en place de l'hygiène publique qui cherchait à contrôler et modifier certains modes de vie jugés inadéquats, qu'au travers de la théorie de la dégénérescence qui a stigmatisé les abus de toxiques comme mettant en péril la race humaine. De plus au même titre que les noirs et les prolétaires, les usagers de drogues étaient considérés comme des individus inférieurs et dégénérés aux moeurs dissolues. La construction alarmiste d'un tel portrait a aboutit, pour la France en 1916, à figer l'image du toxicomane dans celle du délinquant en décrétant sa pratique hors la lois.
Avec la reprise du phénomène drogue à la fin des années 1960, l'image du toxicomane s'imprègne du mouvement contestataire hippy qui rejette les valeurs matérialistes du monde occidental et prône le retour à la nature. Ce mouvement d'opinion chez les jeunes offrira une idéologie "prête à penser" à ceux qui ne trouveront pas leur place dans la société. Une nouvelle fois, avec la lois de 1970 en France, l'usager de drogue sera assimilé au délinquant, avec comme possible issue l'adhésion au statut de malade lorsque la justice décide l'injonction thérapeutique.
La psychopathologie de la toxicomanie a été traitée au chapitre deux sous deux angles, à savoir l'angle positiviste de la psychiatrie descriptive du DSM-IV et l'angle relativiste en nous intéressant aux conditions socioculturelles de la production du discours psychiatrique, ainsi qu'à ses conséquences sur la perception du phénomène drogue tant par l'opinion générale que par les usagers de drogues eux-mêmes.
L'approche positiviste a montré la nature du dysfonctionnement psychosocial induit par la dépendance à une substance, à savoir l'envahissement des différents champs de la vie personnelle et sociale par une activité unique, centrée sur la consommation incontrôlée du toxique. Deux types de dysfonctionnements qui compromettent l'intégration sociale du sujet ont été relevés ; l'un, réversible, lié à l'adoption de comportements délinquants en vue de financer l'achat des produits, l'autre, durable, consécutif à une psychopathologie associée, aboutissant généralement à une incapacité psychiatrique.
L'approche relativiste a mis en évidence le poids des représentations socioculturelles dans l'élaboration de la catégorie diagnostique de dépendance à une substance et dans le vécu de cette étiquette par le patient.
La notion même de dépendance et son corollaire de trouble du contrôle mettent l'accent sur l'aspect involontaire de la toxicomanie, ce qui permet de rendre plus acceptable une conduite socialement désapprouvée et autorise sa gestion par la médecine. De plus, la rationalité psychiatrique ne peut concevoir autrement que comme pathologique la répétition d'une conduite fortement nuisible pour la santé et peut donc difficilement conceptualiser un usage nuisible volontaire 479. Ceci supposerait une prise en considération des valeurs propres à la sous-culture drogue axées sur la recherche du danger et du plaisir immédiat.
Il résulte de cette médicalisation de la toxicomanie l'image d'un usager de drogue malade et sans volonté qui renforce le stéréotype social du drogué passif, faible et irresponsable. Malgré ses aspects négatifs, l'identification à un tel portrait offre à l'usager de drogue un moyen d'être accepté par la société480 ; il sera dès lors tenté de se rallier au modèle de la maladie pour expliquer sa conduite (auto-étiquetage socialement fonctionnel481) avec tout l'impact de déresponsabilisation que cela comporte. Le glissement vers le statut d'assisté au détriment d'une recherche d'intégration est alors un risque réel.
Le raisonnement qui consiste à envisager le discours psychiatrique comme participant à la création du problème "drogue" a été repris au chapitre trois dans le contexte plus général d'une approche sociologique interactionniste de la notion de déviance. En tant que conduite illégale qui transgresse la norme de tempérance, la toxicomanie est doublement stigmatisée comme déviante. En raison de ces deux aspects de transgression et de désignation, la sociologie la classe parmi les déviances.
On met en évidence un mécanisme de désignation, lorsque l'opinion publique appréhende l'ensemble des usagers de drogues par le biais d'un portrait stéréotypé et caricatural. Ceci joue un rôle rassurant car le danger que ces comportements peut représenter apparaît ainsi comme le fait d'individus facilement identifiables.
Le mécanisme de désignation participe à la construction d'une identité déviante chez la personne qui transgresse, dans la mesure où les caractéristiques assignées dans le jeu des interactions successives sont progressivement intériorisées et acceptées par le sujet. Ceci amène le paradoxe suivant : alors que la désignation a une fonction de contrôle social et de dissuasion des comportements déviants en plaçant l'individu en position de visibilité sociale extrême, c'est l'effet inverse qui peut se produire puisque la désignation tend à renforcer les comportements déviants.
L'identité déviante se développe aussi et surtout dans le groupe déviant qui permet l'apprentissage des techniques de consommation, du sens à donner aux effets du produit et plus généralement des attitudes utiles à l'adoption du rôle de toxicomane. L'apprentissage d'un mode de vie et d'une manière de voir le monde se fait par assimilation progressive des normes et valeurs propres à la sous-culture du groupe.
Dès lors le sujet va devoir gérer deux systèmes de valeurs antagonistes, l'un conventionnel, l'autre déviant. Le groupe des usagers de drogues l'aidera dans cette tâche en lui fournissant des techniques de neutralisation du contrôle social, mais c'est surtout en s'installant dans un processus d'isolement et de fermeture 482, c'est-à-dire en diminuant les contacts avec les membres de la société conventionnelle, que le sujet réduira les occasions de conflit.
La sous-culture drogue n'est pas une entité homogène et bien délimitée, elle varie en fonction du type de drogue et des liens avec les milieux délinquants. On peut néanmoins la caractériser de deux manières. D'une part son rejet des valeurs de la classe moyenne (travail, honnêteté, sécurité) au profit de valeurs hédonistes483 l'oppose à la société conventionnelle et d'autre part elle s'en rapproche par la recherche de gratifications immédiates et matérielles, attitude que notre société de consommation encourage.
En ce qui concerne l'intensité de la consommation de drogues, nous avons relevé qu'au sein même de la sous-culture drogue certains aspects, tels que les valeurs hédonistes, favorisent la consommation de toxiques, alors que d'autres (la structuration sociale du groupe et sa culture propre) la régulent. En effet, lorsque la structuration sociale du groupe est forte, la recherche d'un statut au sein du groupe en vient à prendre plus d'importance que l'acquisition du produit lui-même.
Dès lors, si les difficultés d'intégration sociale dans la société conventionnelle ne sont pas compensées par une insertion dans le groupe constitué des usagers de drogues, c'est à une double exclusion que le sujet sera confronté. Situation de désaffiliation fortement préjudiciable puisque le tissu des représentations socioculturelles permettant l'élaboration symbolique tant du statut de déviant que des prises de toxiques sera absent, livrant le sujet à une substance particulièrement dévastatrice car devenue socialement stérile.
Poursuivant l'étude des liens entre intégration sociale et toxicomanie, mais sous un angle épistémologique différent, nous nous somme centrés au chapitre quatre sur les déterminismes psychosociaux de la toxicomanie.
En tant que processus de développement du pôle social de l'identité par intériorisation des normes et valeurs du groupe, nous nous sommes intéressés au mécanisme de la socialisation, constitutif du sentiment d'appartenance. La socialisation s'exerce la vie durant à travers différents agents, tels que la famille, l'école, les pairs, le travail, etc. Sa fonction est de permettre l'adaptation et l'intégration sociale de l'individu, mais ce but risque de ne pas être atteint lorsque la socialisation est déficiente précocement ou qu'elle le devient à l'adolescence, risque particulièrement présent chez les usagers de drogues.
Le processus de désinsertion sociale a été envisagé comme constitué de deux pôles : intégration et exclusion sociale, et de trois dimensions : relationnelle, économique et symbolique484. L'exclusion économique et symbolique concerne particulièrement les usagers de drogues en raison respectivement de leurs difficultés à s'insérer dans le monde du travail et de l'image négative qui les poursuit. Par contre l'intégration relationnelle dans la communauté des consommateurs de drogues les protège de l'isolement.
L'affaiblissement des liens avec le groupe conventionnel et l'affiliation à des groupes déviants constituent les deux aspects fondamentaux de l'évolution vers la déviance. Si la théorie du contrôle social considère le premier comme déterminant, dans la mesure où les liens sociaux sont des vecteurs de régulation du comportement, la théorie de la déviance culturelle (qui inclue celle de l'apprentissage social) fait du second phénomène l'élément explicatif central, en tant que le groupe déviant fournit les modèles indispensables à l'apprentissage et au maintien des comportements déviants.
La redéfinition des liens et appartenances sociales propres à l'adolescence place le sujet qui traverse cette tranche de vie en position de risque face à la désinsertion sociale. C'est pourquoi nous lui avons accordé une attention particulière en abordant la théorie des comportements problématiques. Cette dernière a tenté d'éclairer l'exagération de cette propension naturelle de l'adolescent à adopter des comportements qui transgressent les normes. Les prises de drogues, au même titre que d'autres comportements désapprouvés socialement (délinquance, rapports sexuels précoces, fugues), peuvent remplir diverses fonctions485 pour l'individu, dont celle de marquer un changement de statut et d'affirmer sa maturité et son indépendance.
Certaines caractéristiques de la personnalité, telles que le besoin d'indépendance, l'aliénation, la faible estime de soi et la critique sociale sont corrélées avec les comportements problématiques, il en va de même de divers aspects de l'environnement perçu : faible soutien des parents et des amis, ainsi qu'un faible contrôle de leur part. Ces éléments reflètent une perturbation des liens avec le monde conventionnel qui favorise le non-conformisme psychosocial.
Des études épidémiologiques486 ont également montré que l'abus de substances licites (alcool, tabac), les conduites de déscolarisasation (retard scolaire fréquent, absentéisme) et les conduites délictueuses (le vol, les fugues, le racket, la violence) représentaient des signes avant coureur d'un risque d'évolution vers la toxicomanie. Risque d'autant plus grand que ces conduites surviennent tôt.
Parmi les différents agents de socialisation qui peuvent influencer l'évolution de l'adolescent vers la toxicomanie, le groupe des pairs tient une place à part, son influence supplante à certains égards celle de la famille. Les attitudes et comportements concernant les prises de drogues chez les pairs représentent en effet le meilleur prédicteur d'une consommation ultérieure de toxiques.
Si les études concernant la période de l'adolescence montrent un lien entre conduites de désocialisation et abus de drogues, elles montrent aussi une vie sociale avec les pairs plus intense chez les usagers de psychotropes. Cet aspect relationnel de l'usage de drogue se retrouve dans des populations de jeunes adultes, puisqu'il a été démontré487 que les usagers de drogues tendent à développer des liens d'amitié plus proches comparés aux abstinents. Les caractéristiques structurales des réseaux d'amitié en terme de tailles et de densité propres à ces deux populations sont par ailleurs semblables.
Ainsi tout se passe comme si ce que l'usager de psychotropes perdait en liens avec le monde conventionnel, il le gagnait en qualité de liens avec le monde déviant. La toxicomanie peut donc être envisagée comme étant à l'origine tant d'une perte que d'un gain en lien social.
La deuxième partie de notre travail expose une recherche empirique réalisée auprès d'ex-héroïnomanes en cure de méthadone. La méthode utilisée est double, elle consiste d'une part en une analyse corrélationnelle de données quantitatives : des informations anamnèstiques tirées principalement des dossiers médicaux, une évaluation des abus de substances psycho-actives et les réponses à deux autoquestionnaires de psychopathologie. Quatre-vingt-trois sujets488 ont été répartis en trois groupes en fonction de la gravité de leur toxicomanie au cours des six derniers mois.
D'autre part, quatre sujets ont fait l'objet d'une évaluation approfondie à l'aide d'entretiens structurés et libres centrés respectivement sur la psychopathologie et les motifs des prises de drogues. Ces entretiens ont fourni un matériel verbal analysé selon une approche clinique d'orientation psychodynamique.
Nos analyses de l'intégration sociale ont été développées sur deux axes conceptuels, à savoir d'une part le processus bipolaire exclusion - intégration sociale principalement dans ses dimensions économique et relationnelle et d'autre part le système des appartenances au monde conventionnel et à la sous-culture drogue.
Les variables de l'analyse quantitative couvraient trois domaines : la toxicomanie, l'intégration sociale (relationnelle et économique) et la psychopathologie. La combinaison des trois domaines a donné lieu à une analyse divisée en trois volets.
1. L'analyse des liens entre l'intégration sociale et la toxicomanie a permis de mettre à l'épreuve des hypothèses basées sur les théories de la déviance culturelle et du contrôle social. Chacune de ces théories était centrée sur un des paramètres de notre deuxième axe d'analyse, à savoir les liens avec le monde déviant versus conventionnel.
Les hypothèses basées sur la théorie de la déviance culturelle prévoyaient un lien entre la gravité de la toxicomanie et l'implication dans les groupes déviants. Cette hypothèse a été confirmée en ce qui concerne la déviance générale précoce489, moins fréquente chez les faibles consommateurs. Mais elle a été en contrepartie infirmée en ce qui concerne les problèmes judiciaires de l'âge adulte précédant l'entrée en cure de méthadone, ce qui permet de voir une certaine indépendance entre la toxicomanie et les activités délictueuses.
En ce qui concerne les hypothèses fondées sur la théorie du contrôle social, nous nous attendions à trouver une corrélation inverse entre les variables évaluant les liens avec la société conventionnelle et la toxicomanie. Ceci a été confirmé pour les domaines relationnel et professionnel de l'intégration sociale.
En effet les faibles consommateurs sont plus exposés aux situations de contrôle social puisqu'ils cohabitent plus 490 et qu'ils ont plus souvent une partenaire non toxicomane que les gros consommateurs. Si ceux-ci habitent plus souvent seuls, on ne peut toutefois les considérer comme isolés socialement car la proportion d'entre eux ayant une partenaire privilégiée, de même que la durée de la relation sont tout à fait comparables à ce que l'on trouve chez les faibles consommateurs. On ne peut donc parler véritablement d'une faille de l'intégration relationnelle au sens large chez les gros consommateurs, mais plutôt d'un déficit en relations de type conventionnelles au profit des liens avec le monde déviant.
Concernant les liens avec le monde professionnel491, un degré moyen à élevé de prise de drogues se traduit par une plus grande instabilité professionnelle (catégories socioprofessionnelles basses, plus de chômage et d'arrêts de travail, emplois de plus courte durée). Un tel phénomène peut s'expliquer de manière causaliste par les effets du toxique qui limitent les capacités de travail, mais aussi inversement par la perte d'un environnement régulateur du comportement (fonction de soutien et de contrôle social des contacts humains) qui survient avec l'inactivité professionnelle et qui favorise le recours aux drogues. On peut également expliquer cette importance de la toxicomanie chez les instables en recourant à un facteur commun, celui d'une disposition interne liée à l'identité déviante et donc sous-tendue par des valeurs qui rendent le conformisme au monde du travail difficile, tout en facilitant l'adoption des comportements toxicomaniaques.
2. L'analyse des liens entre la psychopathologie et la toxicomanie a porté sur les antécédents psychiatriques durant l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte, de même que sur la psychopathologie actuelle évaluée par autoquestionnaire. Globalement les liens se sont avérés faibles puisque limités à deux variables. En effet, seuls les troubles dépressifs récents et la présence d'un traitement psychopharmacologique ont corrélé avec la toxicomanie.
L'hypothèse de la fonction d'automédicationautomédication de la toxicomanie a donc une portée explicative limitée, mais peut néanmoins concerner une catégorie restreinte de patients souffrant de troubles de l'humeur.
3. Le dernier volet de l'analyse quantitative a concerné les relations entre la psychopathologie et l'intégration sociale principalement au niveau professionnel.
La psychopathologie, tant au niveau des antécédents psychiatriques (notamment les troubles des conduites), que des troubles actuels, a montré des liens très significatifs avec l'instabilité professionnelle 492. Ce constat permet de considérer les troubles psychiques (notamment les troubles de la personnalité du registre psychotique et borderline) comme un facteur de désinsertion professionnelle encore plus puissant que la toxicomanie.
Ces résultats ont validé notre hypothèse basée sur l'idée que la psychopathologie représente un handicap face à l'adaptation sociale en général, et à fortiori face aux exigences du monde professionnel en particulier. De plus nous avons également envisagé les troubles psychiques comme une motivation à adhérer à une communauté déviante à des fins de substitution des liens manquants avec la société conventionnelle. La recherche d'un sentiment d'appartenance au groupe déviant peut être conçu comme une démarche autothérapeutique.
En résumé, l'analyse quantitative des données prélevées sur notre échantillon d'héroïnomanes en cure de méthadone révèle que :
l'intégration professionnelle est fortement affectée par la psychopathologie et secondairement par la toxicomanie ;
l'intégration relationnelle au niveau de la vie de couple est peu affectée par la toxicomanie, et ne l'est pas du tout tant par la psychopathologie que par l'instabilité professionnelle ;
les gros consommateurs ont un style relationnel différent des faibles consommateurs : ils sont moins souvent mariés, habitent plus souvent seuls et sont plus enclins à avoir une partenaire toxicomane ;
les faibles consommateurs ont un style relationnel nettement plus proche de la norme que de celui des gros consommateurs ;
la toxicomanie s'accompagne d'un déficit en relations de type conventionnel au profit des liens avec le monde déviant, ce qui contrecarre les tendances à l'isolement ;
la toxicomanie est beaucoup plus liée à une problématique psychosociale (instabilité professionnelle, insertion dans le milieu de la drogue) que psychopathologique ;
sur l'ensemble des relations entre domaines envisagées, le lien entre la psychopathologie durable (échelle Sc et borderline du MMPI) et l'instabilité professionnelle était le plus significatif.
Dans la seconde partie du chapitre consacré aux résultats de notre recherche, la présentation de quatre situations cliniques a permis de réaliser une analyse approfondie de la psychopathologie, des raisons des prises de drogues, ainsi que du vécu de la position sociale déviante occupée. Deux sujets avaient été évalués selon l'analyse quantitative comme gros consommateurs, instables professionnellement et affectés d'une psychopathologie, alors que les deux autres sujets étaient des consommateurs moyens, stables professionnellement et dépourvus de psychopathologie.
Les raisons de la consommation de drogues étaient multiples puisqu'elles pouvaient concerner toute une variété de domaines : psychopharmacologique (dosage de méthadone insuffisant), somatique (calmer des douleurs), psychique (lutte contre des sentiments de vide, contre l'anxiété), relationnel (influence des pairs) et social (effet du chômage). Notre analyse a porté sur divers aspects relevant de la psychopathologie et de l'intégration sociale.
Concernant la psychopathologie, deux patients considéraient le recours aux drogues comme un moyen d'apaiser une souffrance psychique (lutte contre des sentiments de solitude chez l'un et besoin d'apaiser une anxiété diffuse chez l'autre). Cette fonction d'automédicationautomédication s'est par ailleurs avérée indépendante d'une psychopathologie objectivée, puisqu'un des deux patients concernés en était dépourvu. Ceci signifie que la consommation de toxiques pour apaiser un mal être psychique peut concerner à la fois ceux qui souffrent d'un trouble psychiatrique avéré et ceux qui en sont dépourvus.
L'existence de liens entre psychopathologie et toxicomanie n'implique toutefois pas qu'ils apparaissent dans le discours du patient. En effet, d'une part la drogue peut être consommée pour des motifs inconscients, le toxique joue alors un rôle de régulateur de l'économie psychique du sujet en soutenant une organisation défensive qui ne parvient pas à contenir l'angoisse quelle qu'en soit la nature. D'autre part, la vulnérabilité au stress des patients psychiatriques liée au déficit de leurs mécanismes de coping, fait d'eux des sujets sensiblement plus enclins à recourir aux solutions chimiques pour gérer leurs difficultés, même s'ils n'ont pas conscience de leur état de fragilité493.
Les observations cliniques ont également apporté un éclairage sur divers aspects de l'intégration sociale se rapportant autant au positionnement face à la société globale et ses valeurs qu'au vécu des liens avec la communauté des usagers de drogues.
En ce qui concerne l'axe des liens avec la société conventionnelle et la communauté déviante, chez trois patients sur quatre, l'idée d'appartenir à la société conventionnelle et d'en partager les valeurs était teintée d'ambivalence. Par ailleurs, les positions de rejet de l'ordre social étaient particulièrement prononcées chez les deux sujets instables professionnellement qui affichaient leur refus de se soumettre à certaines lois et revendiquaient l'exercice d'activités antisociales (vol, commerce de stupéfiants). Il en découle que l'identité déviante était particulièrement affirmée chez ces deux sujets gros consommateurs, ce qui va dans le sens de notre hypothèse de base qui reliait identité sociale déviante et maintien des prises de drogues durant la cure de méthadone.
La fréquentation des usagers de drogues perçue comme une forte incitation à consommer est revenue systématiquement dans le discours des patients. Ce mécanisme repose bien souvent sur le sentiment d'appartenance au groupe qui pousse le sujet à adopter le comportement de ses pairs. L'acceptation au sein du groupe constitue par ailleurs un renforcement positif du geste de la prise de drogue.
Quant à notre axe d'analyse centré sur les dimensions économique et relationnelle494 de l'intégration sociale, certains motifs de prises de drogues ont pu être rattachés à chacune d'elles, à savoir le rôle du travail comme régulateur des consommations495 et l'isolement social comme incitateur à rechercher le contact avec le monde de la drogue.
La dimension de l'intégration relationnelle était primordiale pour la compréhension du phénomène, car il s'est avéré que face à des difficultés relationnelles, l'usage de drogues fonctionnait comme un médiateur relationnel. En effet, la consommation de drogues redonne accès à une communauté aux isolés et joue le rôle de protection psychique dans le rapport à l'autre chez ceux souffrant de troubles de la personnalité (notamment de types borderline et psychotique).
Pour clore cette première partie de notre conclusion par un résumé reprenons notre questionnement initial496 afin d'en préciser les éléments confirmés et infirmés.
Notre réflexion de départ envisageait l'héroïnomanie, de même que la persistance des abus de toxiques durant la cure de méthadone, comme la manifestation de deux phénomènes distincts mais interdépendants.
Le phénomène jugé d'importance prioritaire consistait dans les modalités d'intégration sociale de la personne, à savoir l'importance des liens avec la société globale d'une part, et d'autre part avec le milieu de la drogue.
Secondairement la toxicomanie était envisagée comme l'expression d'une psychopathologie et plus spécifiquement comme une tentative d'automédicationde troubles psychiques.
La hiérarchisation de l'importance de ces deux phénomènes a été globalement confirmée par notre analyse quantitative qui a montré que la toxicomanie était plus fortement liée aux difficultés d'intégration économique, notamment professionnelle, qu'à la psychopathologie.
Concernant la question de l'intégration sociale, nous avons travaillé tout au long de notre étude avec deux acceptions du terme. A savoir, d'une part la notion d'intégration sociale atypique, reflet d'une identité déviante propre au statut de toxicomane, qui renvoie aux concepts de sous-culture et de style de vie, dont l'usage de toxiques n'est qu'un élément parmi d'autres et d'autre part la notion d'intégration sociale défaillante liée à un processus de désinsertion sociale globale allant de paire avec l'idée d'isolement voire d'exclusion sociale, dans sa triple dimension économique, relationnelle et symbolique. Le malaise, le stress et la dévalorisation liés à l'exclusion sociale expliquent la probabilité accrue de recours aux drogues chez ceux qui vivent de telles situations.
Ces deux aspects de l'intégration sociale nous sont donc apparus comme pertinents et complémentaires pour comprendre les consommations de drogues illégales. Nous pouvons schématiser le rôle de chacun d'eux de la manière suivante :
L'intégration sociale atypique, soit l'affiliation au groupe des usagers de drogues et le partage d'un ensemble de valeurs et d'attitudes qui lui sont propres, s'est avérée liée à la toxicomanie. Non seulement l'analyse quantitative a montré que la probabilité d'avoir une partenaire toxicomane augmentait avec l'intensité de l'addiction, mais aussi au niveau du discours des cas cliniques investigués les contacts avec les usagers étaient perçus comme des déclencheurs d'appétence aux drogues. La gravité de la toxicomanie s'est de plus avérée aller de pair avec des attitudes favorables à l'exercice d'activités illégales telles que le vol et le trafic de stupéfiants. Le partage de valeurs antisociales était par ailleurs ouvertement exprimé par les gros consommateurs.
Quant à l'intégration sociale défaillante, celle-ci n'a été relevée qu'en ce qui concerne la dimension économique et principalement professionnelle (plus d'instabilité chez les gros consommateurs). Au contraire, la dimension relationnelle de l'intégration sociale s'est révélée peu liée à la toxicomanie. Ceci s'explique par la fonction de médiateur relationnel que peut jouer la drogue, fonction qui permet de neutraliser les tendances à l'isolement. Cette fonction est apparue clairement dans l'approche clinique, puisque chez certains existait un état d'isolement social que venait compenser la pratique toxicomaniaque.
Le deuxième volet de notre questionnement, à savoir la psychopathologie en tant que facteur prédisposant aux prises de drogues, peut aisément être relié à la question de l'intégration sociale comme le montre le schéma ci-dessus.
Il est en effet bien connu que le chômage et la perte des liens sociaux en général sont néfastes pour l'équilibre psychique. Le stress psychosocial que représente une intégration sociale défaillante peut induire des troubles psychiques (perturbation de l'humeur, comportements antisociaux), lesquels favoriseront le recours aux drogues dans une visée à la fois d'automédicationautomédication et de passage à l'acte (expression directe d'un malaise interne dans le comportement).
Inversement une psychopathologie préexistante nuit à l'intégration professionnelle et peut conduire dans les formes extrêmes à l'invalidité. Nous avons effectivement montré que les troubles de la personnalité et les antécédents psychiatriques (et dans une moindre mesure les troubles de l'humeur récents) constituaient des facteurs puissants de désinsertion professionnelle. Il en découle un cercle vicieux où exclusion sociale et psychopathologie se renforcent mutuellement.
Si nous avons montré que la psychopathologie durable (troubles de la personnalité) était peu liée à la toxicomanie, en revanche les troubles de l'humeur, même légers, l'étaient. Ceci tend à relativiser le poids de la psychopathologie au sens strict comme facteur direct de prises de drogues au profit d'un facteur plus général lié au vécu d'émotions négatives. On peut donc considérer que la psychopathologie durable joue un rôle indirect dans les prises de drogues par le biais d'une intégration sociale professionnelle défaillante.
Par ailleurs l'intégration sociale défaillante peut faciliter la recherche d'un nouveau groupe d'appartenance sociale tel que celui des usagers de drogues, c'est pourquoi sur la figure 3 nous avons relié les deux parties du schéma précédemment présenté en y incluant la psychopathologie durable.
La figure 3 présente ainsi un schéma compréhensif de la toxicomanie qui met en jeu à la fois les différents aspects de la psychopathologie et les diverses modalités de l'intégration sociale.
Dans cette synthèse nous introduisons une notion dont nous avons peu parlé jusqu'alors : le passage à l'acte comme modalité d'expression d'un malaise interne. Arrivé au terme de notre réflexion, il nous a semblé utile de rappeler ces fonctions apparemment antinomiques propres à la psychopathologie de la toxicomanie, à savoir d'une part l'automédication et d'autre part l'auto-agression. Ceci souligne la complexité de la conduite de prises de drogues qui vise, dans les situations où une psychopathologie est en jeu, à la fois à apaiser et à exprimer une souffrance psychique.
L'aspect paradoxal de cette conduite humaine se retrouve également dans sa dimension sociale puisque comme nous l'avons conceptualisé tout au long de notre travail, d'une part elle participe d'un mouvement d'isolement et d'exclusion de l'individu vis-à-vis de la société conventionnelle en l'amenant à adopter un comportement que la morale réprouve et d'autre part elle intègre l'individu dans une communauté organisée autours de normes et de valeurs spécifiques congruentes avec des conduites à risques telles que les abus de toxiques.
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit.
Par ailleurs l'usage nuisible volontaire place le soignant dans la position très inconfortable d'impuissance face au patient.
Il s'agit là entre autre d'un moyen de réduire la conflictualité entre les aspects déviants et conformes de son identité.
Selon la terminologie de J. B. Davies, op. cit.
E. M. Lemert, 1967, op. cit.
Dans la mesure où la sous-culture drogue refuse tant les valeurs de réussite sociale que les moyens conventionnels pour l'accomplir, elle peut trouver sa place dans la catégorie du retrait, selon la terminologie mertonienne des différents modes d'adaptation sociale. Si par contre l'on considère ses liens avec les milieux délinquants qui visent des buts valorisés socialement (la réussite matérielle), mais en employant des moyens illicites, la sous-culture drogue se situerait dans la catégorie de l'innovation.
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit.
Il s'agit de l'expression d'une opposition à l'autorité adulte, d'une tentative de coping avec l'anxiété ou la frustration, d'une manière d'être accepté dans le groupe des pairs ou d'affirmer un attribut de l'identité personnelle.
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
D. Kandel & M. Davies, op. cit.
Cet échantillon était composé de patients âgés entre 22 et 42 ans (moyenne : 32 ans), il y avait 77% d'hommes et 66% de célibataires.
L'indice de déviance précoce regroupe les antécédents de déviance scolaire, de délinquance juvénile et d'usages précoces de drogues. Parmi ces variables prises séparément, seule la variable consommation de drogues précoces a montré un lien significatif avec la toxicomanie à l'âge adulte.
Il s'est avéré que le taux de patients faibles consommateurs vivant seuls (24,2%) est proche du taux de la population générale masculine du même âge (21,2%), alors que les gros consommateurs vivent nettement plus souvent seuls (55,6%). La tendance de ces derniers à habiter plus souvent seuls, peut être comprise comme une volonté d'évitement du contrôle social. Evitement qui renforce à son tour la consommation de toxiques.
Rappelons qu'au moment de l'entretien 24% des patients étaient inactifs professionnellement.
La psychopathologie n'a par contre pas montré de liens significatifs avec l'intégration relationnelle, en ce qui concerne le mode d'habitation, la présence d'une partenaire et la durée de la relation.
Si la vulnérabilité au stress propre à la psychopathologie n'a pas été un facteur important de prise de drogues dans notre échantillon, on sait qu'il en va autrement parmi des populations plus gravement atteintes psychiquement telles que celle des schizophrènes.
L'accès à la dimension symbolique de l'intégration sociale n'a pas été possible avec la méthodologie utilisée.
Exception faite d'un emploi vécu comme inintéressant et donc frustrant, ce qui peut favoriser les consommations.
Notre question principale a été précisée dans un second temps par une hypothèse générale qui resituait les abus de toxiques dans le contexte de la cure de méthadone, nous formulons ici une synthèse de ces deux temps de notre questionnement.