Introduction générale

‘“Seul le tas de Lyon-Libération reste intact, comme d’habitude. Au grand désespoir de nos collègues lyonnais, les journalistes du siège parisien n’ont jamais manifesté un grand intérêt pour la lecture du petit frère rhodanien”’. Si cet extrait sort tout droit d’un roman, le seul fait que son auteur, dissimulé derrière un pseudonyme, se révèle être un journaliste à Libération suffit à relier ce qui est avancé ici à une dimension empirique dénuée de tout caractère fictif1. Il ne fait guère de doute que la création de Lyon-Libération en septembre 1986 a donné lieu à des entassements d’exemplaires dans les locaux de la rédaction “parisienne”, ou “nationale”, sans que le produit d’une filiale de la “maison-mère” ne soit reconnu davantage par les “siens”. Ce qui fait encore l’intérêt du passage précédemment cité, par-delà son apport en tant que témoignage par la bande, c’est le qualificatif “rhodanien”. En effet, en choisissant de créer une “succursale” à Lyon, la direction nationale se fait fort alors de développer une presse “de proximité” depuis le concept de quotidien de ville, mais certainement pas de département. La position de Maurice Mouillaud selon laquelle Libération, en tentant de se dédoubler en un journal parisien et un journal dit de “métropole”, cherche à affirmer un nouveau concept du journal de région paraît assurément la plus satisfaisante2. Comme ont eu l’occasion de le signaler Bernard Miège et Isabelle Pailliart, ‘“à première vue, il n’y a pas de média régional mais une presse quotidienne régionale (la PQR) que l’on peut dire “de région””, ce qui amène ces auteurs à estimer que “l’expression “médias en région” met en évidence les difficultés à qualifier un espace d’information et de communication qui n’a pas une dimension nationale”’ 3. Si la presse “de proximité” est dite “régionale”, c’est en tant qu’elle est en ligne directe avec les anciennes provinces d’avant la Révolution française. Ce qui n’en éclaire pas davantage la définition du local, à tel point que son approche entraîne un foisonnement de questions plutôt que de réponses, à l’instar des deux extraits suivants tirés d’une réflexion d’Isabelle Pailliart à propos des “territoires de la communication” et d’un propos de Jean-Marie Charon introductif à un dossier consacré aux “médias du local” :

‘Qu’est-ce qui est local ? La réponse est fluctuante, liée au “point de vue” de l’observateur. Faut-il englober dans ce terme ce qui est proche, ce qui est quotidien ? L’information d’une région fait-elle partie de l’information locale ? A l’heure de la mondialisation des activités économiques, le qualificatif de local ne tend-il pas à s’appliquer à la description de situations nationales ? Les repères sont donc instables. Rappelons le sens le plus commun : le local désigne ce qui n’est pas national et recouvre la réalité urbaine et rurale, communale et régionale.
S’agit-il de territoires, de terroirs dont la dimension géographique est très prégnante ? S’agit-il d’ensembles historiques dans lesquels les populations, les acteurs sociaux peuvent se référer à des événements, des actions collectives, des productions qui constituent une communauté, une identité ? S’agit-il d’espaces économiques dont la spécificité aurait conduit à renforcer les liens et les relations entre leurs différents intervenants ? S’agit-il de niveaux administratifs et politiques qui au gré des siècles auraient fini par produire des systèmes d’acteurs spécifiques ? S’agit-il encore et enfin de pôles, telles que les métropoles, qui par leur dynamisme et leur vitalité auraient finalement permis de produire des éléments d’autonomie et des capacités à tisser des liens avec d’autres pôles qui ne soient pas forcément tous limités au pays ?4

Dans ces conditions, appréhender du mieux possible la question du local dans son articulation avec le type de produit que représente un journal demanderait à insister sur ce qui différencie la presse “parisienne” de la presse “régionale”. Or Lyon-Libération, précisément parce qu’il se présente comme un journal “d’une seule main” qui fond en une entité unique les pages “nationales” et “internationales” du titre conçu depuis Paris avec les pages proprement “lyonnaises”, c’est-à-dire prises en charge par une rédaction ayant son siège à Lyon, mêle d’une certaine façon ce qu’il était possible jusqu’alors de distinguer. Au bout du compte, Lyon-Libération est ainsi organisé qu’il présente l’actualité nationale et internationale entre deux pôles “lyonnais” développés en début et en fin de journal, lesquels sont censés recouvrir ce que le directeur de Libération désigne alors comme la conscience critique de la ville d’une part, son usage et sa consommation d’autre part5. De telle sorte que si ce genre de production s’inscrit dans un environnement qui l’englobe, elle se pare aussi des attributs de la presse “parisienne”, au premier rang desquels celui d’être une presse dite d’opinion. Non pas que la presse “locale” telle qu’on l’entend habituellement ne participe pas de la constitution d’une opinion, mais plutôt que sa raison première est d’assurer ‘“la reproduction du rapport individus-société par la matérialisation écrite de la territorialité, celle-ci étant le mode sur lequel les membres de la société locale ont conscience de lui appartenir”’ 6. Renaud Dulong et Louis Quéré estiment que ce qui fonde la différence entre les deux types de presse provient de pratiques de lectures distinctes : alors que le journal “national” serait à même de fournir explicitement à son lecteur l’information dans une signification précise, le décryptage du journal local supposerait que le texte livré au lecteur soit polysémique, sa compréhension plurielle étant à mettre sur le compte de la place occupée dans le système social local et par rapport à ses clivages idéologiques7. Les auteurs vont même jusqu’à penser que la presse locale ne se distingue de l’autre que par l’importance du fonctionnement territorial de l’Etat dans les sociétés locales, la réactivation des schémas idéologiques reproduisant les lecteurs comme sujets d’un territoire sur la base des repères territoriaux de l’appareil d’Etat. Evidemment, le propos tenu ici est antérieur aux mesures de décentralisation amorcées en 1982. Mais cela ne change de toute façon pas grand chose au problème. Comme l’a suggéré Lucien Sfez à l’orée d’un colloque ayant pris pour thème “l’objet local” dans les années 70, la façon la plus satisfaisante d’aborder ce dernier reviendrait assurément à le faire en termes de non-décentralisation8. Ce qui n’empêche pas le concept même d’être confronté à un double dilemme selon Isabelle Pailliart : la posture qui consisterait à penser le local comme un objet à part entière, autrement dit sans référence à l’Etat, comporte le danger d’une construction fictive du local tandis que celle qui se contenterait de ne l’appréhender que dans ses relations avec les autres niveaux territoriaux, au premier rang desquels l’Etat, ne le ferait exister qu’à partir des relations qu’il entretient avec eux9. Dans ces conditions, s’il y a un intérêt à apprécier ce sur quoi repose le distinguo entre la presse quotidienne régionale traditionnelle, telle qu’héritée de la fin de la deuxième guerre mondiale, et le modèle de presse sous-tendu par Lyon-Libération, il nous semble qu’il est préférable d’aller le chercher dans la construction d’un nouveau type d’espace public à l’échelle “locale” et dans la filiation proclamée avec une presse dite “de référence”. Avant de revenir plus longuement sur ces deux points, il nous paraît nécessaire de rappeler le tournant qu’a constitué l’année 1986 en terme de presse quotidienne à Lyon, ce qui implique de replacer l’“expérience” de quotidien de ville tentée par Libération dans une perspective élargie.

Notes
1.

Bérangère Lorraine, Meurtres à Libération, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 79. Il faut sans doute voir dans le prénom qui entre dans la composition du pseudonyme un lien avec la rue Béranger, au 11 de laquelle le journal s’est installé en juillet 1987, en provenance de la rue Christiani.

2.

Le journal quotidien, Lyon, PUL, 1989, p. 194.

3.

“Les médias en région”, in Communiquer demain, Pierre Musso (dir.), Paris/La Tour d’Aigues, Datar/Ed. de l’Aube, 1994, p. 185.

4.

Respectivement Les territoires de la communication, Grenoble, PUG, 1993, p. 16 et Médiaspouvoirs, 18, 1990, p. 110.

5.

Cf. l’entretien avec Serge July paru dans le Matin de Paris du 29 août 1986, p. 23. Toutes proportions gardées, le quotidien De Limburger développe à Maastricht un “concept” similaire puisqu’il place le cahier national et international à l’intérieur de celui dévolu au local (cf. L’Europe de la presse quotidienne régionale, Jean-François Lemoine (dir.), Paris, Syndicat de la presse quotidienne régionale, 1992, p. 19).

6.

Renaud Dulong et Louis Quéré, Le journal et son territoire. Presse régionale et conflits sociaux, Paris, Action Thématique Programmée-CNRS/EHESS-Centre d’étude des mouvements sociaux, rapport dactyl., 1978, p. 25.

7.

Idem, p. 18.

8.

L’objet local, colloque dirigé par Lucien Sfez [Paris Dauphine, 30-31 mai 1975], Paris, UGE-10/18, 1977, p. 23.

9.

Les territoires de la communication, op. cit., p. 16.