1.2. La presse de référence

Bien que la création de Lyon-Libération ait été inspirée par la chaîne de journaux américaine Gannett, c’est davantage du côté des quotidiens espagnol El País et italien La Repubblica qu’il faut chercher le modèle de presse qu’a souhaité reproduire Libération en France. Ces deux journaux ont été créés en 1976 et ont adopté d’emblée le format dit “tabloïd” (ou proche de celui-ci concernant La Repubblica), cette dernière caractéristique n’étant pas le moindre des points communs avec Libération dans la mesure où ce format, loin de connoter les journaux qui y ont recours comme appartenant à la presse populaire, à l’instar des pays anglo-saxons, les rattache au contraire à la presse d’élite20. El País se positionne d’emblée comme national, édité à Madrid, mais distribué dans toute l’Espagne. En 1982, une édition locale barcelonaise est lancée, avec des suppléments. Des pages régionales sont également offertes quotidiennement à ses lecteurs dans les communautés autonomes de Valence, d’Andalousie et de Catalogne. De son côté, La Repubblica, dont l’ambition est nationale au moment de sa création, dans un marché où dominent des titres à destination des élites urbaines d’Italie davantage “régionaux”, se veut un quotidien “multivilles” s’appuyant sur des éditions locales simultanées rendues possibles par l’intermédiaire du fac-similé21. C’est de la même façon à ce procédé que fait appel Libération pour imprimer Lyon-Libération. Une fois que la rédaction lyonnaise a rédigé et mis en forme les articles, sont dessinées les pré-maquettes des pages amenées à les accueillir. L’ensemble est ensuite expédié, par liaison électronique, au siège parisien de Libération. Le montage est alors réalisé sur la base des pré-maquettes, avant que les photograveurs ne tirent des films de ces pages montées. C’est alors que le processus devient externe au journal puisque les films sont remis à un poste de transmission Faximpress afin d’être envoyés électroniquement, par fac-similé, vers l’imprimerie Rhône Offset Presse d’Irigny, au sud-ouest de Lyon. Bien qu’implanté à l’intérieur des locaux de Libération, ce poste de transmission ne dépend pas du journal mais d’une société spécialisée, intégrée au système coopératif des Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. En fait, ce processus n’offre pas encore un visage complet puisqu’il faut y ajouter l’insertion des photographies des pages lyonnaises, traitées séparément à Villeurbanne avant d’être acheminées jusqu’à Irigny où elles viennent combler l’emplacement qui leur est réservé au préalable. Ce n’est qu’à ce moment-là que les plaques sont fabriquées et installées, avant que les rotatives ne soient lancées. On comprend donc que Libération soit dans la nécessité de sous-traiter plusieurs des phases qui viennent d’être décrites, à tel point que le journal se trouve soumis aux desiderata de ceux qui y participent. C’est ainsi qu’à la suite d’une action syndicale des opérateurs de Faximpress affiliés à la CGT, les films en partance pour Irigny sont à plusieurs reprises retardés au niveau de la transmission en novembre 1986, ce qui a pour effet de décaler ces jours-là le reste de la chaîne de production-distribution du journal. A la fin du même mois, le journal se voit empêché de paraître deux jours d’affilée, en particulier au prétexte qu’il transite par une voie - celle du fac-similé - d’habitude empruntée par la presse “parisienne” et elle seule (position défendue par les grévistes de la CGT dépendant de l’Agence régionale de messagerie, chargée de distribuer Lyon-Libération hors de l’agglomération lyonnaise proprement dite). Après une nouvelle non-parution le 1er décembre 1986, le Lyon-Libération daté du 2 est imprimé en dehors de Lyon, ce qui entraîne un numéro limité à 24 pages et dans un format inhabituel, avec comme titre de une : “Incroyable ! Lyon-Libération a paru aujourd’hui22. Si un temps, dans la deuxième partie de son existence, il fut envisagé de faire fabriquer entièrement Lyon-Libération à Lyon, le système ici décrit n’en a pas moins été maintenu jusqu’au bout.

L’approche de Lyon-Libération à l’aune du paradigme de “presse de référence” ne peut cependant pas se limiter à un type de format ou à un mode d’impression. Ainsi que l’a écrit Gérard Imbert, ‘“le journal de référence offre une sphère d’action discursive et, en même temps, s’assume comme discours “libéral”, c’est-à-dire capable d’accueillir/digérer des points de vue périphériques, ce qui, par là même, renvoie une image “progressiste””’ 23. Ce qu’avance ici cet auteur prend toute sa dimension dans le cadre du journal El País qu’il s’est donné d’étudier et dont précisément se réclame Lyon-Libération. Comme El País, et bien qu’à l’égard d’un contexte socio-culturel différent, Lyon-Libération, pour reprendre les termes de Gérard Imbert, se fait actant syncrétique représentatif d’un ‘“destinateur aux différentes incarnations”’, celui-ci fonctionnant à la manière d’une ‘“instance évanescente, difficile à délimiter, et qui se confond la plupart du temps avec l’énonciataire (l’interlocuteur idéal auquel s’adresse le sujet parlant)”’ 24. La conséquence en est la constitution d’un espace public où se projette symboliquement une communication sociale, cas de figure illustré selon l’auteur par les pages d’opinion de El País. L’ensemble des périodes rédactionnelles de Lyon-Libération répondent à ce profil, même si celles dirigées par Michel Lépinay, dans la mesure où elles sont le plus soumises à l’agenda politique en raison d’échéances électorales multiples (élections présidentielle, législatives et cantonales en 1988 ; élections municipales en 1989 ; élections régionales et cantonales en 1992), mettent avant tout l’accent sur ces consultations en allant jusqu’à favoriser l’émergence de rubriques de tailles et de longévités diverses en rapport avec elles (“Chronique des temps forts”, “Partis de campagne”, “Première circonscription”, “Radiographie”, “Portrait de maire”, “Nouveaux maires”, “Portrait de campagne”, etc.). En fait, il est possible d’affirmer que Lyon-Libération dépend d’un modèle de presse de référence dès lors qu’il pratique une dilution des instances discursives du même ordre que celle relevée par Gérard Imbert pour El País. Lyon-Libération s’institue instance médiatrice en favorisant à l’intérieur de ses pages la création d’espaces réservés au dire d”acteurs donnés à voir depuis une compétence émissive “experte” (l’appel à la “parole” de Joseph Isaac dans la rubrique “Champ libre/Chronique d’une ville” publiée dans la première période est à cet égard exemplaire en ce qu’elle mêle la lecture de Lyon de celui qui a contribué à faire connaître en France - avec Yves Grafmeyer - l’esprit de l’écologie urbaine de l’Ecole de Chicago à une production journalistique de type urbain) et en voulant faire parler le public (cf. le courrier des lecteurs, requalifié “courrier de Lyon” dans les premiers mois d’existence du journal, ou l’espace de débats mis sur pied à compter de septembre 199025). Mais s’il est encore une caractéristique qui rattache de fait Lyon-Libération à la catégorie de la presse de référence, c’est dans la persistance d’un discours réflexif qu’il faut la chercher. Il faut entendre par là tout discours que le journal émet sur sa propre pratique, en particulier à des dates anniversaires. Pour Lyon-Libération, on peut estimer que ce discours réflexif est également de mise lorsqu’il donne à lire l’état des comptes de la Société des lecteurs dont la création a permis d’apporter, après un appel public à l’épargne en juillet 1988, 1,9 MF au journal (190.000 francs en actions et 1,881 MF sous forme de prêt participatif). Encore qu’au-delà de cet apport financier, la Société des lecteurs, qui a rassemblé au total 1200 personnes physiques ou morales, se sera également efforcée d’ancrer davantage le journal dans la ville en assurant une fonction “citoyenne”. Ce qui nous oblige dans ce qui va suivre à dire quelques mots de l’espace public que cette “entreprise” n’a pas manqué de faire naître.

Notes
20.

Ainsi que le relève Maurice Mouillaud (Le journal quotidien, op. cit., note 18, p. 201), qui précise en outre que “le développement de [ce type de format] a été attribué à divers facteurs - entre autres aux exigences de la lisibilité en site urbain. La lisibilité pose un problème qui est à une autre échelle que le transport du journal. Elle peut être mise en rapport avec un ensemble de phénomènes liés aux processus de l’information, ou, en termes plus sociologiques, de la « distinction » (P. Bourdieu)” (idem, p. 195).

21.

Cf. Rémy Rieffel, “Les quotidiens nationaux français et leurs homologues européens”, in Quaderni, 24, automne 1994, pp. 73-86.

22.

En décembre 1989, un mouvement de grève lancé à l’appel des personnels CGT des Nouvelles messageries de la presse parisienne affecte sévèrement une fois encore Lyon-Libération. Mais à la différence de 1986 où ce qui est visé est principalement le surcroît de travail qu’occasionne le lancement du quotidien de ville, le mot d’ordre de 1a fin de l’année 1989 vise les titres nationaux de la presse quotidienne dans leur totalité et, par voie de conséquence, la production “délocalisée” de certains d’entre eux (en particulier à Lyon), à tel point que les responsables de Lyon-Figaro, de Lyon-Libération et du Monde Rhône-Alpes se fendent d’un communiqué commun faisant valoir leurs inquiétudes quant aux conséquences du mouvement.

23.

Le discours du journal El País, Paris, Ed. du CNRS, 1988, p. 13.

24.

Idem.

25.

Choisis par la rédaction dans l’actualité récente, les thèmes qui font débat, les enjeux de la ville, les opinions qui peuvent alimenter une réflexion sur le devenir de l’agglomération ou sur les modes de vie de ses habitants, doivent se retrouver régulièrement dans les pages du journal. Ce sera le but de l’espace de débats que Lyon-Libération se propose d’ouvrir périodiquement dans ses colonnes” (n° des 22-23 septembre 1990, p. 5). Il paraît nécessaire ici de “verser au dossier” la position de Gérard Imbert selon laquelle la construction de l’opinion publique dans un journal comme El País consiste en “la forma(lisa)tion d’une image du public dont la fonction est d’être un instrument de consensus qui a sa traduction dans la texture même du journal : les espaces réservés à l’opinion qui simulent une polémicité des discours dont le but est d’éviter le conflit (fonction de débat)” (Le discours du journal El País, op. cit., p. 51).