1.3. Espaces publics

Avant toute chose, il nous paraît nécessaire de relever la façon dont Jürgen Habermas a fait évoluer la question de l’espace public bien au-delà de la sphère de publicité de la société bourgeoise. Pour cet auteur, il devient clair dans ces dernières années que la société civile est capable d’exercer une influence sur l’espace public, entendu non comme un espace réel mais comme un espace symbolique créé par des savoirs et des représentations. Selon lui, l’espace public correspond, dans les sociétés complexes, à une structure intermédiaire qui fait figure de médiation entre le système politique et les secteurs privés ou spécialisés :

‘C’est un tissu d’une grande complexité, ramifié en une multiplicité d’arènes qui se chevauchent, aussi bien internationales que nationales, régionales, municipales ou subculturelles ; articulé, sur le fond, suivant des points de vue fonctionnels, des thèmes centraux, des secteurs politiques, etc., générateurs d’espaces publics plus ou moins spécialisés, mais encore accessibles à un public de profanes (...) ; différence en niveaux en fonction de la densité de la communication, de la complexité de l’organisation et de l’ampleur du rayon d’action, allant de l’espace public épisodique du bistrot, des cafés et des rues, jusqu’à l’espace public abstrait créé par les mass media et composé de lecteurs, d’auditeurs et de spectateurs à la fois isolés et globalement dispersés, en passant par l’espace public organisé, en présence des participants, qui est celui des représentations théâtrales, des conseils de parents d’élèves, des concerts rock, des réunions de partis ou des conférences ecclésiastiques.26

A travers la constitution d’une Société des lecteurs et à en suivre le raisonnement de Jürgen Habermas, Lyon-Libération ferait transiter d’un espace public abstrait à un autre organisé quiconque parmi ses lecteurs souhaite participer à la pérennité du titre tout autant qu’à la prise de parole qu’il suscite. Ce point de vue est partagé du reste par Bernard Fromentin qui, après avoir eu en charge les pages “Métropole”, fut détaché de la rédaction du journal au début de l’année 1988 pour accompagner le lancement de la Société des lecteurs, initialement présidée par Paul Bouchet, ancien bâtonnier de Lyon :

‘La Société des lecteurs consistait à contourner le problème [de l’“enveloppement” du titre voire de son “instrumentalisation” par certains milieux, en particulier politiques27] en créant, à partir de l’individu-lecteur, un système de participation au soutien financier du journal qui soit un système d’actionnariat “de masse”, plus symbolique qu’autre chose. L’idée étant aussi de faire apparaître à cette occasion la diversité des personnes estimant que la présence de Libération à Lyon était un facteur positif pour la ville. Cela consistait en somme à faire apparaître l’éventail de tous ceux - quels que soient leurs désaccords avec le journal - pour qui l’idée qu’il y ait un titre de plus contribuant à stimuler la concurrence, à favoriser une expression contradictoire, le débat et l’information indépendante sur la ville, était un facteur positif. D’où l’idée : notre lectorat, faisons-le apparaître via une liste de noms. Qui a “rapidement” fait son effet. En même temps, cette liste faisait aussi apparaître quelque chose d’assez monstrueux et d’un peu désespérant, c’est que pour un certain nombre de personnes, il y avait moyen de donner beaucoup plus. On a des noms qui sont apparus sur la liste en donnant 500 F [Lyon-Libération n’a pas publié le nombre de parts prises par chaque acteur mentionné] et qui ont fait l’usage de ces 500 F pendant des mois, voire des années... (...) Toute l’histoire des forums était aussi une des manières d’indiquer - alors là par des temps forts puisque tous les forums ont été des succès - que le journal se voulait un acteur culturel, social et politique et que sa fonction ne consistait pas simplement à éditer au jour le jour mais aussi, par moments, à prendre un peu de recul et à proposer ses capacités pour créer un espace de débat public. Il ne faut pas l’oublier, une des grandes fonctions de la Société des lecteurs, c’était l’animation des débats. Une des choses pour laquelle je me suis le plus activé dans la période où je m’occupais de la SDL, c’était la structuration de l’organisation des débats et leur pérennité28. Là, on matérialisait la fonction d’espace public qu’était le système de Lyon-Libération. Le réseau de tous ceux qui s’intéressaient à la présence de Libération à Lyon apparaissait publiquement dans ces forums et dans la liste de la SDL. C’était un dispositif d’accompagnement d’une présence de Libération à Lyon.29

On a vu que l’attitude de Lyon-Libération à l’égard des pages “Métropole” est de passer par une politique des correspondants tout autre que celle qui a les faveurs de la presse quotidienne régionale. Par ailleurs, il est clair qu’à travers une telle création, la démarche de Lyon-Libération consiste aussi à se démarquer de la tendance dominante de la presse quotidienne régionale qui revient, selon l’expression de Jean-François Tétu, à ‘“rabattre l’espace public sur le territoire de diffusion”’ 30. A tel point que ‘“la bataille de Lyon”’ que prédit Libération en première page une semaine avant le lancement de Lyon-Libération ne désigne pas tant une opposition avec les titres du groupe Hersant en terme de contenus ou de représentations qu’une “guerre” - selon le terme employé par Bernard Fromentin - dans laquelle la maîtrise des points de ventes s’avère cruciale. C’est en cela que Lyon-Libération cherche aussi à innover à ses débuts en réfléchissant à la possibilité d’investir l’espace autrement, en recourant soit à la vente à la criée, soit à la vente “ciblée” (devant les plus importantes institutions culturelles par exemple), ce qui suscite d’ailleurs une forte réticence de la part du syndicat des dépositaires de presse. Alors que la presse quotidienne régionale est dans sa grande majorité tributaire d’une mise en page qui institue la commune comme espace d’appréhension du territoire, au point qu’‘”elle se prête tout à fait à la saisie et à la mise en représentation de cette sorte de réalité qui reste intelligible dans des espaces aussi confinés : événements familiaux, informations relatives à l’amicalisme, à la vicinalité, signalétiques variées, faits divers, vie courante, etc.”’ 31, l’espace public que constitue Lyon-Libération avec l’aide de son réseau de correspondants est de fait métropolitain en ce qu’il se démarque d’un territoire de diffusion qui prendrait appui sur les divisions politiques administratives fixées par l’Etat :

‘On n’était pas sur une division strictement en quartiers, ni strictement en arrondissements, puisqu’on avait en gros fait un découpage qui était bien plus vaste que les quartiers ou même les villes de l’agglomération et qu’on était plutôt sur des sortes de “bassins d’activités naturels” tels qu’on les définit quand on vit à Lyon, qui fait que le 8ème [arrondissement] est plus proche de Vénissieux que de la Presqu’île, que le Val-de-Saône constitue une sorte de zone ou que l’Isle d’Abeau existe comme une entité, même si administrativement ce n’est pas Lyon sinon un des éléments du Très Grand Lyon.
(...)
Concrètement, c’était une première expérience en réponse à la question : est-il possible d’établir une information qui, tout en étant de proximité, ne soit pas concurrentielle par rapport à celle du Progrès mais traite du fait significatif vraiment de proximité - de quartiers ou de villes de l’agglomération - d’une manière qui soit lisible par quelqu’un habitant un autre quartier ou une autre ville de l’agglomération ? L’enjeu, c’était de dire : on n’est pas concurrentiels du Progrès. On tente d’établir la preuve qu’il est possible de traiter l’information de proximité avec des méthodes de journaliste et non de faire de la communication ou, comme on dit, du “chien écrasé”. Donc, l’enjeu - énorme - consistait à dire : on va tenter de faire la démonstration que dans des quartiers, dans des villes, il se passe des faits significatifs, intéressants d’abord pour ceux qui y vivent mais aussi pour l’ensemble de l’agglomération. L’enjeu, c’est : essayons de traiter ces faits de telle manière qu’ils puissent être tenus pour significatifs et intéressants par quelqu’un qui n’est pas directement touché par le phénomène. Qu’il s’agisse de politique, de délinquance, de société etc., la grille, c’était cela. L’idée était : il faut qu’il y ait un espace dans le journal clairement affiché où cette diversité d’information est présente avec un repérage, une signalétique clairement géographique et l’effet de sens sera produit par le fait qu’il y a un nombre important de “petites informations” [les guillemets sont de Bernard Fromentin] qui, dans leur signification au total, donne une indication sur ce qui préoccupe, ce qui intéresse, ce qui fait l’enjeu dans les quartiers ou dans les villes. Pour cette double page, deux “papiers” ont été prévus assez vite : l’un, intitulé “Initiative”, qui venait sur la page de droite et qui avait pour objectif de donner un coup de projecteur sur une... initiative - un mot qui précisément, à l’époque, n’était pas du tout connoté comme il l’est aujourd’hui puisqu’il est devenu, dans le vocabulaire du PC, celui qui désigne la moindre action entreprise par ce parti, alors que ce mot voulait simplement dire [dans la perspective de Lyon-Libération] : voilà, il y a des gens qui dans un quartier se bougent, font quelque chose d’intéressant ou bien ont davantage qu’un projet, une réalisation qui mérite attention. Le “papier” d’ouverture de cette séquence, c’était un papier d’enquête, non pas plus élaboré, mais touchant un sujet qui avait fait l’actualité dans un des quartiers dans les deux-trois jours passés, qui était en somme monté et d’une certaine façon regardé de plus près qu’on ne pouvait le faire dans l’espace très réduit des grosses brèves qui caractérisaient les informations de chaque quartier. [Le fait que les 54 communes qui composent la communauté urbaine en dehors de Lyon ne soient pas toutes représentées en même temps n’était pas en contradiction avec l’intitulé de ces pages (“Métropole”)] parce que c’était une façon de faire passer l’idée qu’il n’y avait pas obligation à dire quelque chose tous les jours, notamment quand il ne se passait rien rentrant dans le critère « est-ce que cela peut intéresser quelqu’un d’autre dans l’agglomération, est-ce que c’est significatif ? ». Par conséquent, c’était délibérément une sélection. A partir du moment où l’on affichait 12 ou 15 informations ponctuelles - ou “spots” -, on signifiait clairement qu’elles étaient choisies. Donc sélectionnées. Et donc éliminées aussi [pour un tiers d’entre elles chaque jour selon Bernard Fromentin]. Les faits étaient censés s’imposer immédiatement, et à plus forte raison à la longue, par le fait qu’en son principe, chacune de ces informations essayait d’être un repérage de quelque chose de significatif et d’intéressant mais pas forcément recueilli par exemple auprès de la police pour dire : « Voilà, il y a eu un chien écrasé... ».32
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Illustration : un exemple de page “Métropole” (Lyon-Libération du 28 janvier 1987)

Bernard Fromentin estime encore que le développement de suppléments mensuels lors de la dernière année d’existence du titre avait commencé à donner des indications quant aux conditions de sa stabilisation voire de sa progression. Or, parmi ces suppléments, ceux consacrés à un département (“Ain”, “Isère”, “Loire”, “Drôme”) ont été diffusés sur l’ensemble de la région Rhône-Alpes, vendus avec Lyon-Libération ou, le cas échéant, Libération. Ce qui en soi pourrait laisser penser que ces suppléments ont été à même de faire naître chez leurs lecteurs une “conscience” rhônalpine. Pourtant, l’absence ici des quatre départements restants, qui composent avec ceux déjà cités la région Rhône-Alpes, n’a de cesse de rendre obsolète une telle version. Si une raison peut être éventuellement avancée quant à la non prise en compte de l’Ardèche (ce département équivaut à un secteur de diffusion du seul titre national33), l’explication ne semble plus valable en ce qui concerne les deux Savoie et ne l’est plus du tout pour le Rhône. Dans ces conditions, il n’est pas interdit d’y voir d’une part un effet de l’histoire cahotique du duché de Savoie (lequel n’est rattaché à la France qu’en 1860, soit un siècle seulement avant la création de la région Rhône-Alpes, dernière née des régions françaises si l’on excepte la Corse) et d’autre part une emprise symbolique du Grand Lyon sur le Rhône dans la mesure où, au contraire de celui-ci, l’entité supra-communale a droit à un supplément. Malgré ces réserves, on peut estimer quand même que la démarche poursuivie ici par (Lyon-)Libération va de pair avec un souci de rendre visible la scène régionale. Mais à l’instar de ce que nous a révélé Bernard Fromentin des choix qui présidaient chaque jour au remplissage des pages “Métropole”, il faut sans doute voir dans cette opération de sélection une volonté du journal de ramener le “vivre ensemble régional” non pas tant à l’échelle de la région Rhône-Alpes qu’à celle de la Région urbaine de Lyon, territoire avant tout fonctionnel (il s’agit d’un périmètre d’étude) dont l’émergence remonte aux années 70 et dans la composition duquel entrent précisément trois des quatre départements qui ont fait chacun l’objet d’un supplément34. En procédant de la sorte, il n’est pas faux de dire que le journal entérine la progression importante qu’a connu la question de la supra-communalité à partir des années 90, en particulier, et quoique de façon inachevée, sous le mandat de Michel Noir35. Le fait que l’un des suppléments “territoriaux” ait été réservé à une approche du Grand Lyon, institution à vocation centrifuge dont le président n’est autre que Michel Noir, ne fait du reste que nous conforter dans cette idée. L’heure n’est plus alors, comme à la fin des années 60, à une construction journalistique qui ferait de Lyon un des éléments d’une métropole d’“équilibre” à trois pôles (Lyon-Grenoble-Saint-Etienne) - à l’instar de la représentation sous forme de triangle qu’en fournit en juillet 1968 la couverture du premier numéro d’un supplément du bihebdomadaire le Tout Lyon précisément appelé la Métropole -, mais à une lecture à visée intégrative dans laquelle l’agglomération lyonnaise se voit désormais diluée dans un ensemble de plus en plus élargi.

Notes
26.

Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997 (1ère éd. originale Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1992), p. 401. C’est l’auteur qui souligne.

27.

D’après Bernard Fromentin, le lancement de Lyon-Libération a failli aller de pair avec l’installation de banderoles dans les rues de Villeurbanne - sur l’initiative du maire d’alors, Charles Hernu - et la mise à disposition d’un bureau dans cette même commune.

28.

On notera que la diversité des sujets abordés se double d’une variété des espaces investis puisque ces manifestations essaiment dans différents lieux de la ville : ainsi la rencontre autour de Lyon-Libération, El País et La Republicca à l’Espace Tête d’Or, celle avec Jacques Delors à la Halle Tony-Garnier ou le forum “Lyon et le cinéma” à l’Ecole Normale Supérieure.

29.

Entretien avec l’auteur, le 8 septembre 1998.

30.

“L’espace public local et ses médiations”, in Hermès, 17-18, 1995, pp. 291-292.

31.

Thomas Regazzola, “Médias, contenus, territoire”, in Espaces et sociétés, 50, 1/1987, p. 85.

32.

Entretien avec Bernard Fromentin, le 8 septembre 1998.

33.

Information que nous tenons d’Eric Gerbe, inspecteur des ventes à Lyon-Libération à compter de 1990.

34.

A la fin des années 80, la Région urbaine de Lyon regroupe la communauté urbaine proprement dite ainsi que les départements du Rhône, de l’Ain et de l’Isère. En 1991, le périmètre d’observation économique a été étendu à une portion du sud du département de la Loire, à savoir l’agglomération stéphanoise et la vallée du Gier, auxquelles est venue s’ajouter une partie de l’arrondissement de Montbrison (cf. Marc Bonneville, Lyon. Métropole régionale ou euro-cité ?, Paris, Anthropos, 1997, pp. 26-27).

35.

Cf. Marc Bonneville, op. cit., p. 26.