2. Démarche et questionnements

2.1. Une approche contrastive d’un discours éditorial

Nous avons eu l’occasion de signaler en avant-propos jusque dans quelle mesure notre entreprise a été soumise à variations. Le moment est venu de spécifier quel cheminement nous avons décidé de suivre face à la collection d’un peu plus de six années de Lyon-Libération. D’abord, il convient de dire que la disparition du journal à la fin de l’année 1992 a d’une certaine façon représenté un avantage : celui de ne pas avoir à justifier les raisons d’une sélection que nous n’aurions pas manqué de faire si Lyon-Libération existait encore36. Non pas que nous ne nous soyons pas résolu à procéder par réduction du matériau de départ, en particulier après que l’approche de la production complète du journal, via les traces qu’en constituaient les bandes magnétiques, eut été abandonnée. Mais cette sélection représente en soi une globalité puisqu’elle condense la totalité des éditoriaux, commentaires et billets publiés par Lyon-Libération tout au long de son existence, hors unités rédactionnelles qui relèveraient également de ces trois “genres” mais à l’intérieur d’une production “périphérique”, à savoir dans les suppléments de tous ordres dont le journal n’a pas cessé d’agrémenter son traitement quotidien de l’“actualité”37. Nous pensons en effet que ce discours éditorial “dissocié” est avant tout redevable du produit dans lequel il prend place, alors que celui qui intervient “au quotidien” engage davantage la parole du journal là où bon lui semble, plus exactement eu égard à un “événement” qu’il ne manque pas de toute façon de construire une première fois mais sur lequel il surenchérit en quelque sorte, ce en quoi nous ne manquerons pas de parler à son sujet, en empruntant à Gérard Imbert, de “discours assumé”. Pour le journal, il s’agit de se faire “législateur” par son dire même, d’instituer ce qui tiendrait lieu d’opinion publique comme figure du discours. Pour l’analyste, l’intérêt provient de la possibilité de tirer profit d’une sélection réalisée par le journal lui-même, qui en se montrant en train de tenir un discours assumé indique à qui veut l’“entendre” les “événements” qui font intérêt à ses yeux depuis sa propre construction du monde, ou, si l’on veut, de la réalité sociale. Pour ce qui nous concerne, et à la différence de travaux antérieurs, il faut répéter combien la disparition de Lyon-Libération nous a évité de recourir à une sélection des unités rédactionnelles à notre disposition. Encore que si les auteurs des travaux que nous avons ici en ligne de mire ont cru bon devoir opérer des choix dans leur matériau de départ, même circonscrit, c’est peut-être aussi parce que les journaux qu’ils auront eu à étudier étaient caractérisés par une production pour ainsi dire quotidienne d’éditoriaux. Ce qui du reste est peut-être à articuler avec la période qui les a vus être produits, soit les années 1934-1945, à moins encore que le profil “marqué” de ces publications n’y soit pour quelque chose. Denis Peschanski s’est ainsi donné pour tâche de viser l’un des niveaux de la parole communiste (et non le discours communiste dans son ensemble) en prenant en compte un éditorial de l’Humanité tous les trois jours à compter du 1er janvier 1934 et jusqu’au mois d’août 1936. De son côté, Lydia Romeu s’est attachée à décrire le discours éditorial de la presse franquiste quotidienne dans deux de ses extensions, l’une phalangiste (Arriba) et l’autre catholique (Ya), entre le 4 avril 1939 et le 31 décembre 1945, ce qui l’a amenée à retenir une moyenne de 19 et 15 éditoriaux respectivement38. Comme pour ces auteurs, nous avons considéré que le discours de Lyon-Libération était rattachable à un locuteur collectif, ce qui ne nous empêchera pas le cas échéant d’opter pour une focalisation sur l’un ou l’autre des énonciateurs du journal. On aura compris en fin de compte que le qualificatif “éditorial”, à la différence des deux auteurs dont il vient d’être question, ne renvoie pas dans notre optique à l’idée d’un corpus qui ne serait constitué que d’éditoriaux. L’essentiel pour nous était initialement de faire appel à un “genre” rédactionnel constant, autrement dit repérable dans les quatre périodes constitutives de Lyon-Libération, en vue d’effectuer une analyse contrastive des formes lexicales (ou, dit de façon quelque peu abusive, du vocabulaire) qui s’y trouvent39. Là encore, nous n’avons pas emprunté le même chemin que les deux auteurs précités, puisque s’ils ont fait appel à un logiciel et à des méthodes de calculs ayant cours au laboratoire de lexicologie politique de l’E.N.S. de Fontenay/Saint-Cloud, nous avons pour notre part préféré utiliser une des versions du logiciel Hyperbase conçu par Etienne Brunet, à qui l’on doit entre autres un Vocabulaire français de 1789 à nos jours en trois volumes. Nous verrons cependant que la frontière entre ces deux “courants” n’est pas étanche et qu’il est possible d’éclairer la démarche lexicométrique ici retenue par celle qui est prônée au laboratoire de Saint-Cloud.

Dans la perspective quantitative qui est la nôtre, on aura compris, ainsi qu’ont pu l’avancer deux praticiens avertis, qu’‘”il ne s’agit plus de découvrir ou de redécouvrir des structures, mais d’éprouver la réalité de structures connues, et d’évaluer le niveau de dépendance des typologies obtenues à partir des textes vis-à-vis de ces informations a priori”’ 40. Pour ce qui nous concerne, c’est aux quatre périodes “naturelles” du journal, celles-là mêmes qui représentent les critères les plus objectifs que nous ayons pu isoler, qu’il revient de tenir le rôle d’”informations a priori”, à partir desquelles précisément il convient de porter un regard a posteriori qui permet d’accéder au sens de la série chronologique (les quatre périodes se succèdent), sens que même un lecteur assidu de Lyon-Libération n’aurait pu que capter de manière fragmentaire, au rythme des livraisons journalières. D’un autre côté, ce découpage en quatre blocs du texte éditorial en son entier ne peut avoir d’intérêt, outre les variations de “vocabulaire” susceptibles d’y être discernées, que s’il est possible d’identifier la “teneur” de chacun de ces blocs. Il eût été envisageable de procéder nous-même à cette comparaison entre périodes, en recourant à ce que nous avons pu réunir d’informations à leur endroit, sauf que la disparition du journal nous a permis d’avoir accès directement “à la source”, en l’espèce par le biais d’un rapport présenté par le conseil d’administration à l’assemblée générale extraordinaire du 13 janvier 1993, soit moins d’un mois après que l’ultime numéro a été publié. Dans ce rapport, il est possible de lire que Lyon-Libération n’a véritablement connu que deux stratégies alternatives : ‘“la première fut celle du “quotidien de ville” de René-Pierre Boullu, la seconde “faire du Libération à Lyon” de Michel Lépinay”’. Etant donné que ce dernier a été en charge de la rédaction en chef par deux fois, rien n’autorise à affirmer que ce qui est visé ici recouvre l’une et l’autre des deuxième et quatrième périodes, sinon les propos tenus par l’intéressé lui-même. L’essentiel nous semble plutôt résider dans le fait que Robert Marmoz y est absent (sans doute faut-il y voir la traduction d’un certain désaccord de l’administrateur - Roger Benguigui en l’occurrence, davantage lié à Bernard Fromentin et à Jean-Louis Péninou, alors directeur général de Libération, à la faveur d’un passé militant commun - avec celui qui fut rédacteur en chef de la troisième phase de l’histoire du journal). Deux éléments nous semblent être d’importance dans la mesure où ils sont susceptibles d’avoir alors quelques répercussions sur le discours éditorial propre à la troisième période rédactionnelle :

  • le nouvel inspecteur des ventes Eric Gerbe dresse un constat des lieux dans lequel il met en évidence le faible achat d’exemplaires dans des communes périphériques telles Vénissieux, Vaulx-en-Velin ou Givors (située au sud-ouest de l’agglomération mais hors du périmètre dévolu à la communauté urbaine), relevé détaillé qui a certainement commandé le choix de Robert Marmoz de “sortir de la Presqu’île” (tentative qui, à l’en croire, a échoué) ;

  • la nomination de Robert Marmoz s’accompagne de la mise en place d’un comité éditorial chargé de concevoir une nouvelle formule rédactionnelle et composé de Bernard Fromentin, Jean-François Abert et Yann Bouffin. Dans les faits, cette structure n’a pas eu un rôle majeur d’après ce qu’ont pu nous en révéler, chacun de leur côté, Robert Marmoz et Bernard Fromentin, les tensions entre personnes n’ayant pas représenté le moindre des obstacles. C’est ainsi que la dégradation de la relation entre Robert Marmoz et Yann Bouffin, son rédacteur en chef adjoint dont il nous a dit qu’il lui avait été “imposé” par la direction, a entre autres choses précipité le départ du premier cité en juillet 1991. Pourtant, à l’exception de Yann Bouffin (en provenance de la Montagne), tous les membres du comité éditorial ont la particularité d’être Lyonnais (il en va de même du reste de l’inspecteur des finances Eric Gerbe dont il a d’abord été question). Et c’est eu égard à cette caractéristique, mais aussi à la volonté du journal d’améliorer ses ventes en dehors des sites où elles se concentrent (d’après Eric Gerbe, les trois kiosques de gare assuraient alors à eux seuls un millier de ventes), que le contenu du discours éditorial de la troisième période nous semble avant tout devoir être apprécié.

Notes
36.

Il nous paraît bon de préciser que lorsque nous avons envisagé de produire un travail de thèse à partir de Lyon-Libération, celui-ci n’était même pas encore promis à une mort assurée.

37.

Soit 303 unités rédactionnelles. Pour une description détaillée du corpus, on se reportera à l’Annexe 1.

38.

Cf. Et pourtant ils tournent. Vocabulaire et stratégie du P.C.F. (1934-1936), Paris, Klincksieck-INALF, 1988, 252 p. et Approche du discours éditorial de Ya et Arriba (1939-1945), Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, thèse dactyl., 1992, 355 p. (hors annexes).

39.

Les chroniques, bien que présentes dans chacune des quatre périodes rédactionnelles, n’ont pas été retenues dans la mesure où, comme on l’a vu, elles sont surtout l’occasion pour le journal d’égréner des contenus thématiques qui varient tout au long de son existence (“Champ libre/Chronique d’une ville”, “Chronique des temps forts”, etc.). Ajoutons par ailleurs que l’usage que fait Lyon-Libération des intitulés “éditorial”, “billet” et “commentaire” n’est guère rigoureux d’un cas sur l’autre dès lors que certains billets s’avèrent être plus longs que des éditoriaux et que Robert Marmoz nous a révélé que si ses textes étaient essentiellement surmontés de la mention “billet” au moment où il fut en charge de la rédaction en chef, c’était parce qu’il trouvait l’appellation “éditorial” déplacée... Une fois de plus, il est aisé de constater que les définitions de “genres” rédactionnels fournies par les manuels de journalisme n’offrent pas en pratique un profil immuable.

40.

Lucien Lebart et André Salem, Statistique textuelle, Paris, Dunod, 1994, p. 197.