2.2. Enjeux de connaissance

2.2.1. Territoires

Pour Jacques Lévy, bien que la société française ait à faire face à un certain nombre de questions qui lui sont posées, au premier rang desquelles ce qu’il appelle la “surproductivité” urbaine, il n’empêche que le système politique qui la régit se caractérise avant tout par une attitude filtrante à l’égard des interrogations qui ne manquent pas de surgir. Selon cet auteur, cela s’explique en partie par le type de compromis qui a permis, depuis 1875, à ce qu’il dénomme “l’architecture des pouvoirs” de s’installer et de perdurer : ‘“Quatre piliers qui se renforcent et se verrouillent mutuellement : la sanctuarisation des limites communales, le département, le Sénat et le scrutin législatif d’arrondissement [i.e. le scrutin universel majoritaire à deux tours], aboutissent à rendre invulnérable une alliance entre l’Etat central et les zones faiblement peuplées pour réduire le poids de Paris et des grandes villes”’ 41. Si Lyon est bien évidemment tout aussi imprégnée de cet arrière-fond que n’importe quelle autre grande ville française, force est de constater qu’elle possède quelques caractéristiques qu’elle ne partage avec aucune autre. Elle doit pour l’essentiel cette singularité aux “représailles” décrétées par les Jacobins le 29 Brumaire an II (i.e. le 19 novembre 1793) après que Lyon se soit “rebellée” non pas tant contre le pouvoir révolutionnaire que contre ce qui faisait déjà office de centralisme à ses yeux. Le département de Rhône-et-Loire - qui comprenait le Lyonnais, le Beaujolais et le Forez - s’est alors retrouvé scindé en deux. Cela peut sembler ne représenter qu’une péripétie, sauf que l’évolution de Lyon vers ce qu’il est désormais courant d’appeler le Grand Lyon s’est faite au détriment du Rhône (on en a vu une belle illustration dans le fait qu’en 1992 Lyon-Libération a consacré l’un de ses suppléments au Grand Lyon et non au Rhône), dont le périmètre n’a pour le coup guère progressé en deux siècles, sinon légèrement en direction du Dauphiné. Ce cas unique en France d’une quasi-superposition d’une agglomération organisée en communauté urbaine avec un département n’est pas sans produire quelques confusions chez l’électeur (et les lecteurs...) - en particulier dès lors qu’il s’agit d’identifier les actions du conseil général - dans la mesure où les treize cantons de Lyon chevauchent les neuf arrondissements. A ce titre, si Lyon partage avec Paris et Marseille la particularité d’élire des maires d’arrondissement, Marseille ne dispose pas de communauté urbaine tandis qu’à Paris, les conseillers municipaux sont en même temps conseillers généraux. En fait, si l’on peut dire que la situation qui prévaut à Lyon est singulière dans le contexte français, il est permis de la rapprocher du cas, “exemplaire” selon Marcel Roncayolo, fourni par les Etats-Unis : ‘“si l’on est arrivé à créer des organismes communs, à l’échelon des « aires métropolitaines » et même des régions urbaines (ex. New York), avec un objectif spécifique, la gestion relève d’institutions différentes, juxtaposées horizontalement (municipalités), empilées verticalement (de la municipalité au comté, à l’Etat ou, enfin, au gouvernement fédéral)”’ 42. Pour en revenir au cas “lyonnais”, des sociologues rattachés à une équipe de recherche située à Saint-Etienne ont estimé qu’en certaines de ses déclinaisons, il était en droite ligne avec ce qu’ils appellent un ‘“processus de métropolisation des discours”’ :

‘Dans les sphères des “décideurs” de la région lyonnaise, semble se poursuivre, depuis deux ou trois ans tout au plus [ce qui correspond approximativement à la date d’apparition de Lyon-Libération dans le champ de la presse lyonnaise], une sorte de débat à la fois latent et ponctué de coups d’annonce, d’articles dans “Libération-Lyon” et dans l’édition Rhône-Alpes du “Monde”, où se mêlent des éléments de bataille politique municipale, des bribes de conflits de compétence entre les diverses circonscriptions territoriales, des interrogations diverses sur l’horizon européen, sur les aménagements urbains et les grands projets, et quelques considérations sur le déclin démographique de la ville.43

Les auteurs, qui de toute évidence ont regardé de près ce qui s’est écrit dans Lyon-Libération, en tout cas jusqu’à la fin de l’année 1988, ont parfaitement cerné ici les enjeux qui valent la peine d’être publicisés au yeux de deux des représentants locaux d’une presse “de référence”, d’autant qu’ils ne manquent pas de relever plus loin ‘“combien, pour concerner des gens d’horizons divers, ce débat reste pourtant restreint à une petite élite et émerge peu dans la presse quotidienne locale traditionnelle”’ 44. Alors que ces auteurs avaient déjà entrepris leur investigation, la Communauté urbaine de Lyon a rendu public, dans le cadre d’une révision du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme alors à venir, la première mouture d’un document dans lequel il s’agit de donner à lire Lyon en 2010, sous couvert d’un “projet d’agglomération”. Ce qui semble alors retenir l’intérêt des chercheurs stéphanois, c’est que ‘“le premier document spécifiquement urbanistique envisageant l’avenir de la métropole lyonnaise ne semble donner lieu - du moins pour l’instant - à aucune critique sur ce terrain (celui de l’urbanisme), mais mobilise par contre sur le point des structures politico-administratives la plupart des acteurs [de la classe politique “locale”]”’ 45. Ce point nous paraît fondamental en ce qu’il rejoint ce qui a déjà été dit en amont du chevauchement dans l’espace qui nous occupe ici d’une série de territoires ne répondant pas tous à une logique institutionnelle. On voit donc tout l’intérêt qu’il peut y avoir à décrypter le discours éditorial de Lyon-Libération dans la manière qu’il a de faire de l’espace lyonnais - qualification volontairement vague qui n’a d’autre intention que de désigner le site depuis lequel un discours social de type journalistique est tenu - un espace territorialisé. Par là, et à la suite de Bernard Lamizet, il faut entendre un espace que le journal fragmente en se l’appropriant - comme n’importe quel autre acteur du reste - dès lors que la valeur qu’il lui assigne ne peut être que symbolique (ou de représentation) et non plus d’usage, à l’instar d’une approche nomade de la ville46. C’est en cela qu’il nous faudra porter une attention particulière au discours assumé produit par Lyon-Libération en marge de rapports ou d’enquêtes rendus publics, non sans avoir pris soin au préalable d’identifier la provenance de ces productions annexes. C’est là en effet que nous devrions être en mesure d’interroger la notion même de métropole telle qu’elle advient dans un journal qui se veut précisément de type urbain. Et bien que Jacques Ion et consorts estiment préférable d’étudier un processus de “métropolisation” des discours - ce qu’ils esquissent pour Lyon à compter de la deuxième moitié des années 80 - plutôt que la notion comme substantif, le fait même que notre analyse s’appuie sur la prise en compte de formes lexicales impliquera que nous soumettions à la question le caractère d’évidence de la notion de métropole mise en lumière par ces auteurs depuis un découpage des textes du corpus à l’échelle des termes qui les composent. Ce qui aura au moins un avantage : celui de pouvoir vérifier que le terme « métropole » fait figure d’invariant dans le discours éditorial de Lyon-Libération, au contraire par exemple, et pour ne citer qu’elles, des formes lexicales « banlieue » et « agglomération ». Quant au référent « Lyon », nous postulons que son emploi, fortement corrélé à celui de « Paris », va décroissant au fur et à mesure que l’on avance dans le discours éditorial de Lyon-Libération, ce progressif effacement s’accompagnant d’une visibilité accrue de la scène “régionale” - institutionnelle tout autant que fonctionnelle - par le biais non seulement de nouvelles élites susceptibles de l’incarner mais aussi de questionnements propres au vivre ensemble qu’elle est à même de susciter.

Notes
41.

“La ville, concept géographique, objet politique”, in Le Débat, 92, nov.-déc. 1996, p. 117.

42.

La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1997 (2ème éd.), pp. 155-156.

43.

Jacques Ion, André Micoud, Michel Peroni et Jacques Roux (CRESAL), Métropoliser la ville. Etude exploratoire sur quelques transformations récentes des façons de dire l’urbain, Rapport au Commissariat Général du Plan, Mai 1989, p. 50.

44.

Idem, p. 52.

45.

Idem, p. 57.

46.

Les lieux de la communication, Liège, Mardaga, 1992, pp. 258-259.