2.2.2. Des modes d’écriture

Il y a quelques années, le Monde a publié une tribune intitulée “A ceux qui font l’opinion”, de laquelle nous avons extrait le passage suivant : ‘“L’incuriosité se traduit par une tendance à éditorialiser excessivement. L’éditorial est un genre indispensable mais il y a débordement quand des articles se présentant comme informatifs s’avèrent avoir pour but d’illustrer l’opinion du rédacteur”’ 47. Il nous importe peu ici de connaître le “curriculum” de ceux qui ont co-rédigé ce texte - on se contentera de dire que leur parole “experte”, ou “autorisée”, se retrouve amplifiée de loin en loin dans les pages “débats” du journal du soir, mais aussi dans celles de Libération - pour nous intéresser au problème qu’ils soulèvent. En fait, ce qu’ils avancent ici, Gérard Imbert s’est efforcé de l’approfondir - ou de le théoriser si l’on veut - dans son approche du discours du journal El País. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler que cet auteur considérait l’éditorial comme un discours “assumé”, qualificatif que nous avons décidé d’utiliser à notre tour dans le présent travail. Mais la prise en compte de cette caractéristique n’est assurément pas suffisante. Gérard Imbert affirme encore que l’éditorial est ‘“un lieu stratégique de production de la réalité dans le journal de référence”’ 48. Autant dire que s’il donne forme à la réalité, il fonctionne aussi comme une instance injonctive qui in-forme, en quelque sorte sans en avoir l’air, sur la façon dont il faut percevoir le monde. Bien sûr, tout lecteur auquel il est offert de lire un éditorial - mais aussi un billet ou un commentaire dans notre perspective - peut faire jouer son libre arbitre. Ce qui, transposé dans des termes sémiotiques, peut prendre le visage suivant : au faire informatif, qui concerne le simple transfert de l’objet-savoir, est opposé le faire cognitif - l’introduction d’un faire persuasif appelle sur l’axe émetteur/récepteur un faire interprétatif correspondant - qui modalise la communication de cet objet-savoir49. Pourtant, l’enjeu ne nous semble pas tant résider dans le faire cognitif social tel qu’il est mis en oeuvre par les différents partenaires de la communication dans le contrat d’échange différé qui les relie autour d’un texte de presse, que la manipulation du savoir qui ressortit à l’énonciation journalistique, en particulier au niveau d’un discours de type assumé. Car, ainsi que l’a très bien suggéré Gérard Imbert, si ce qui est à l’oeuvre dans le discours médiatique va de pair avec un vouloir-voir métasocial, autrement dit avec un idéal de visibilité totale50, ce même discours approché depuis sa dimension éditoriale laisse transparaître l’emprise de son “savoir vrai” (le journal comme porte-parole de la figure de l’opinion publique) sur la doxa des acteurs sociaux51. Du point de vue de son statut actantiel, cela revient à dire avec Gérard Imbert que le journal prétend refléter l’opinion publique (alors que celle-ci n’est jamais qu’une construction du discours médiatique et en rien une reproduction d’un état de fait qui serait avéré dans la réalité empirique), donc à s’en faire le destinateur (à parler en son nom) ou, le cas échéant, l’anti-destinateur, ‘“lorsqu’il s’agit par exemple de la convaincre”’ 52.

Si l’on admet d’une part avec Gérard Imbert que dans sa composante figurative ‘“le journal se donne à voir comme écriture et, partant, comme énonciateur”’ 53 et d’autre part avec Eric Landowski que la tension constamment entretenue ‘“entre une manière « d’écrire » discursivement la quotidienneté et une manière de la « décrire » narrativement”’ permet de rendre compte de la façon dont un journal donné cherche à définir son mode d’écriture propre et, corrélativement, son image et son public54, il nous semble envisageable, sur la base d’une analyse lexicométrique, de tenter de dresser le profil de l’écriture “assumée” de Lyon-Libération. Comme du reste les quatre périodes de ce journal quotidien se retrouvent de fait répercutées dans le corpus que nous avons constitué à partir de sa production globale, l’intérêt réside dans la mise au jour de ce que chaque période a de spécifique, entendu que ces spécificités lexicales ne peuvent être appréciées au final qu’articulées avec ce qui tient lieu de descriptif général pour chaque période, ce que précédemment nous avons dénommé leur “teneur”. A partir de là, il va s’agir pour nous de passer en revue des formes lexicales en rapport avec les modalités d’énoncé et d’énonciation (nous reviendrons plus longuement sur ces notions dès l’entame de la première section), mais aussi les termes que l’on qualifiera, sans plus de précision pour le moment, d’“argumentatifs”. En fin de compte, en procédant par relevé systématique des marques linguistiques à même de caractériser l’énonciation énoncée dans le discours éditorial de Lyon-Libération - soit l’énonciation qui y est manifestement présente et non l’énonciation proprement dite, en tant qu’acte55 -, nous nous donnons pour objectif non pas tant de repérer les traces indirectes d’une subjectivité derrière l’écriture dépersonnalisée que vise le “genre” éditorial qu’à vérifier que les deux périodes dirigées par Michel Lépinay sont celles qui correspondent le mieux à la définition du discours éditorial de la presse de référence fournie par Gérard Imbert à partir d’El País, à savoir que celui-ci est caractérisé avant tout par un “débrayage cognitif” (discours de l’évidence, discours de l’auctoritas) et un recours soutenu à l’exhortation implicite sous forme d’énoncés impersonnels56. Par contraste, l’hypothèse que nous formulons à l’égard du discours éditorial de la première période, celle où Lyon-Libération s’est assurément le plus approché du “concept” de quotidien de ville qu’il s’est dit vouloir incarner, c’est qu’elle se caractérise par une écriture qui aboutit au non-respect des règles latentes telles que généralement de mise dans la presse quotidienne locale traditionnelle, au premier rang desquelles il faudrait mentionner la “prudence de ton” et la quasi-absence de polémique vis-à-vis de ceux qui peuvent représenter une source habituelle d’informations. Quant aux termes ressortissant à l’“argumentation”, le fait que ce travail prenne appui sur un décompte de formes lexicales va d’abord favoriser un rapprochement avec les grammaires du texte qui proposent des modèles formels de la cohérence discursive. Ce en quoi notre approche de l’“argumentation” va se faire avant tout depuis une décomposition intra-linguistique des termes qui sont à même d’assurer l’enchaînement logique. Autant dire que notre préoc-cupation n’a, dans ce qui va suivre, que très peu à voir avec la démarche qui a pu être suivie par Philippe Breton vis-à-vis d’un corpus d’articles composé à partir de journaux de type “presse quotidienne régionale”. La scission entre discours informatif - à l’instar du compte rendu - et discours argumentatif - comme l’éditorial - a en effet été l’occasion pour cet auteur de mettre au jour un paradoxe qui, selon lui, concernerait plus particulièrement ce genre de presse, paradoxe qu’il a ainsi formulé : alors que le discours informatif qui la parcourt peut être assimilé universellement ‘“au prix de ne pas véritablement rendre compte de l’événement”’, le discours argumentatif constituant le commentaire journalistique ‘“n’éclaire que ceux qui connaissent cette réalité régionale”’ 57.

Notes
47.

N° du 6 janvier 1996, p. 11.

48.

Le discours du journal El País, op. cit., p. 63. Nous pourrions dire aussi qu’il est un moyen de manipulation légitime de la vision du monde, pour paraphraser la définition que Pierre Bourdieu a donnée des médias en général lors d’une conférence prononcée le 14 novembre 1995 à l’Université Lumière
Lyon 2 et intitulée “Champ journalistique, champ des sciences sociales, champ politique”.

49.

Cf. Algirdas J. Greimas et Joseph Courtès, “Les points de vue dans le récit”, in Voies Livres, Lyon, vol. 63, juil. 1992. Ce texte est paru initialement en anglais dans New Literary History, University of Virginia, vol. VII, 1976-3, sous le titre : “The cognitive dimension of narrative discourse”.

50.

Cf. “Pour une sémiotique du discours social”, in Semiotica, 81-3/4, 1990, p. 205.

51.

Le discours..., op. cit., p. 175.

52.

Id., p. 58. Rappelons que ce qui différencie l’actant de l’acteur, c’est qu’il recouvre un rôle, ce en quoi il peut actualiser aussi bien un personnage qu’un accessoire, voire un ensemble de personnages ou d’objets. Dans le cas où un être (quel qu’il soit) occupe plusieurs rôles simultanément, on parle de “syncrétisme d’actants”. Dans le programme narratif qu’exprime tout récit, le destinateur est l’actant qui a autorité pour en déclencher la résolution, à l’instar du roi qui convoque le héros (sujet de la quête) en le mandatant afin qu’il lui ramène la princesse enlevée par une sorcière (pour une présentation synthétique du modèle actantiel de Greimas sous l’angle de la communication, cf. La communication modélisée, Gilles Willett (dir.), Ottawa, Ed. du Renouveau Pédagogique Inc., 1992, pp. 143-150).

53.

Le discours..., op. cit., p. 57.

54.

“Une sémiotique du quotidien (Le Monde, Libération)”, in La société réfléchie, Paris, Seuil, 1989,
pp. 165-166.

55.

“Les points de vue dans le récit”, loc. cit., pp. 4-5.

56.

Le discours..., op. cit., p. 101.

57.

“La presse régionale entre le fait universel et le commentaire local”, in Etudes de communication, 17, Université Charles-de-Gaulle - Lille 3, 1995, p. 88.