PREMIERE PARTIE
UNE “VILLE” ÉDITORIALISÉE :
MODALISATION ET ARGUMENTATION

0. Liminaire

Avant même de présenter la lexicométrie et la méthode des spécificités qui va être utilisée pour l’essentiel dans cette première section ainsi que dans la troisième, il nous a semblé bon de préciser quelle démarche nous avons suivie, ou plus exactement en vertu de quoi nous avons opté pour une démarche sélective limitée à la modalisation dans certaines de ses expressions et aux termes ressortissant à l’argumentation (nous aurons l’occasion de revenir sur ces notions). S’il est habituel dans de telles analyses de mettre au jour pour chaque sous-partie subsumée sous un corpus global des listes de termes présentées sous forme de dyptique - d’un côté le “vocabulaire” sur-employé, de l’autre celui qui est déficitaire -, il nous est apparu préférable d’isoler dans ces listes les termes qui relevaient plus directement des deux domaines susmentionnés. Non pas que les listes “objectives” fournies par l’ordinateur ne nous aient pas révéler des surreprésen-tations de termes qu’une lecture superficielle, autrement dit non déconstruite par la machine, ne nous avait pas même permis de soupçonner (d’où l’intérêt de passer du reste par une telle procédure). Mais de façon globale, elles n’ont fait qu’entériner ce qu’une lecture linéaire avait permis de pressentir quant à la teneur de chaque période. La première d’entre elles relève plutôt de l’univers journalistico-juridique, la seconde concerne l’espace politique, la troisième donne à appréhender l’urbain depuis le rapport centre-périphérie et la dernière enfin a trait à ce que l’on pourrait désigner comme l’espace commun.

Nous pensons à ce titre que la subdivision de notre corpus en quatre parties “naturelles” seulement - les quatre périodes rédactionnelles de Lyon-Libération - n’est pas étrangère à cette impression de “déjà vu”. Bien sûr, le fait que les profils de termes viennent confirmer une impression initiale représente en soi un résultat non dépourvu de valeur. Ils seraient même susceptibles d’entériner ce qui tiendrait lieu d’hypothèse de départ. Ce n’est toutefois pas la voie que nous avons choisie. Sans doute aurions-nous pu le faire si Lyon-Libération avait connu un changement de rédaction en chef plus récurrent (ou une existence plus longue...). Voire s’il avait été comparé par exemple à Lyon-Figaro, à la manière dont Lydia Romeu a confronté le journal Ya à Arriba. Il n’est d’ailleurs pas innocent que ce soit le discours politique qui ait le plus couramment les faveurs de telles mesures de “vocabulaire”, quels que soient du reste les types de calculs probabilistes mis en oeuvre pour y parvenir. A travers la comparaison de lexiques produits par des groupes prédéfinis sur la base des critères objectivables que sont les fréquences lexicales, il s’agit de révéler les idéologies qui leur sont propres, autrement dit leurs représentations du monde. Evidemment, dans la perspective d’un travail portant sur le discours éditorial d’un journal quotidien, il n’est pas question de nier la dimension idéologique qui le conditionne et qui s’y inscrit. Comme l’affirme Lydia Romeu, ‘“la rhétorique éditoriale met en jeu des effets de conjoncture qui renvoient à une stratégie discursive relevant des positions idéologiques du journal”’ 58. Encore qu’il faille relier son propos à son objet d’étude, discours émanant de deux journaux “marqués” - l’un catholique, l’autre phalangiste - dont le choix de la comparaison ne peut qu’aboutir à mettre au jour des disparités de contenu.

Pour ce qui nous concerne, la démarche poursuivie dans cette première section est tout autre. Elle vise à cerner la façon dont le locuteur collectif Lyon-Libération articule son dire sur l’urbain à un “comment le dire” au gré de ses périodes rédaction-nelles. Mais il ne s’agit pas pour autant de s’arrêter à une mesure de termes “modali-sateurs” et “argumentatifs” pour eux-mêmes, après que leurs caractéristiques formelles eurent permis de les isoler, mais d’essayer de déceler vis-à-vis de qui ou de quoi et à propos de quelle situation empirique (ou extra-linguistique) ils sont utilisés dans le discours assumé du journal. En partant du principe que même si un terme ne porte pas sur des référents et/ou des contenus de préférence à d’autres (ou sur une posture particulière du journal plutôt qu’une autre), sa valeur provient malgré tout du fait qu’il est surreprésenté dans une des périodes du journal. Nous ne voulons pas dire par là qu’un terme sous-représenté dans une des parties du corpus est sans intérêt mais qu’il n’y aurait guère de sens d’aller au-delà du seul signalement de ce sous-emploi, “parlant” en soi et qui prend surtout sa pleine mesure dans son articulation avec un ou plusieurs termes excédentaires qui lui “font face”. Puisque notre préférence va à des termes en rapport avec la modalisation ou avec l’argumentation, il va falloir préciser maintenant ce que nous voulons saisir par là et en fonction de quels termes59.

Notes
58.

Approche du discours éditorial de Ya et Arriba, op. cit., p. 65.

59.

Il nous paraît bon de préciser dès maintenant qu’il nous arrivera de puiser dans les listes de spécificités fournies par l’ordinateur des termes ne ressortissant pas aux catégories retenues (dans cette première section comme dans les deux suivantes) mais dont on aura pu déceler une corrélation particulière avec les termes soumis à l’analyse. On peut d’ores et déjà signaler que, pour ne pas alourdir les listes, Etienne Brunet - le concepteur d’Hyperbase - a opté pour un seuil que nous qualifierons de très “sévère”. En effet, celui-ci revient à affirmer qu’il y a 3 chances sur 1000 de se tromper en considérant un écart à la moyenne comme significatif, alors que la validité du seuil est couramment admise dès que l’on a atteint 5 chances sur 100 (nous y reviendrons). Cela équivaut à dire que seuls des termes parmi les plus spécifiques pourront être présentés en marge de ceux que nous avons retenus pour l’analyse, auxquels quant à eux s’applique une norme plus courante.