0.1. La modalisation

Nous n’allons guère revenir ici sur la distinction énoncé/énonciation qui a été opérée à partir des années 50, notamment par les linguistes Roman Jakobson et Emile Benveniste60. On se souviendra seulement que pour ce dernier il n’est plus question d’en rester à la langue comme système de signes dès lors qu’un individu se l’approprie en vue d’un usage concret. L’énonciation s’applique par conséquent au discours pris en charge par un locuteur. Pour ce qui nous concerne, ce discours est assumé par le locuteur collectif Lyon-Libération dans des circonstances spatio-temporelles déterminées (Lyon entre 1986 et 1992). Car il est clair que

‘pour dire quelque chose sur le monde, l’énoncé, en tant qu’énoncé-occurrence, doit presque toujours recéler des termes référant à des objets individuels. La langue en tant que système de signes ne réfère pas, seuls réfèrent les énoncés-occurrences émis par un locuteur déterminé pour un allocutaire déterminé dans des circonstances déterminées. La théorie de l’énonciation étudie donc de quelle manière l’acte d’énonciation permet de référer, comment l’individuel s’inscrit dans les structures de la langue. Il s’agit pour l’énonciateur d’utiliser des expressions capables d’isoler, d’identifier un objet ou un groupe d’objets à l’exclusion d’autres.61

La théorie de l’énonciation dont parle Dominique Maingueneau recouvre une tentative des linguistes pour systématiser les traces qui se réfléchissent dans ce qui est dit (l’énoncé) par le seul fait de le dire (l’énonciation). Elle circonscrit un certain nombre de “phénomènes”, en particulier ce que R. Jakobson, à la suite de logiciens comme Frege ou Russell et de linguistes comme Jespersen, a appelé les embrayeurs (termes comme “nous” ou “aujourd’hui”, rattachables au seul acte d’énonciation à l’origine de l’énoncé où ils se trouvent), mais aussi les modalités logiques relevant des catégories du nécessaire, du possible et du probable, ou bien encore les noms propres et les descriptions définies qui leur sont affiliées en certaines situations de discours (ainsi de « Michel Noir » et « le maire de Lyon »). Référence dénominative et référence descriptive (en particulier celle ayant trait à la désignation territoriale, par le biais de termes comme « ville », « région », etc.) seront approchées dans les deux dernières sections. De son côté, la catégorie de la personne n’est guère représentée dans notre corpus que par l’entremise du terme « nous », et d’une façon bien plus “pauvre” que dans certains autres travaux. Nous ne l’aborderons que par la bande62. Ce que nous avons choisi de privilégier dans cette première section, ce sont donc les termes qui relèvent de la modalisation. Nous avons suivi pour ce faire les recommandations d’André Meunier, auteur pour lequel il est possible d’opposer deux types de modalités :

  • la modalité d’énonciation caractérisant la forme de la communication entre locuteur et auditeur (nous dirions pour notre part auditoire), laquelle se rapporte au sujet parlant (ou écrivant), ‘“intervient obligatoirement et donne une fois pour toutes à une phrase sa forme déclarative, interrogative ou impérative” ’;

  • la modalité d’énoncé, laquelle ‘“se rapporte au sujet de l’énoncé, éventuellement confondu avec le sujet de l’énonciation”’ 63.

C’est au niveau de ce second type que se situent les modalités logiques dont il a déjà été question et qui représentent une des catégories de variables que nous avons décidé de passer en revue. Nous nous sommes basé pour cela sur un relevé exhaustif d’expressions telles que « peut-être », « sans doute », « certainement », etc., qui, d’après Catherine Kerbrat-Orecchioni, signalent un jugement de vérité64. Nous avons d’autre part opté pour un examen systématique des modalités du pouvoir, du vouloir, du savoir et du devoir dès lors qu’elles se trouvent déclinées sous une forme verbale, avec marques temporelles afférentes. Quant aux modalités d’énonciation, il nous a semblé opportun d’en élargir l’assiette à des indices paralinguistiques tels que les points de suspension et les guillemets, lesquels sont susceptibles en certains de leurs emplois de spécifier le type de communication instaurée entre le journal et ses lecteurs, à tout le moins permettent d’interpréter la médiation que constitue le discours éditorial à l’aune du concept de tension, dans lequel Jean Dubois voit le fait que ‘“la communication est d’abord désir de communiquer”’ 65. On aura compris au final que les modalités d’énoncé qui vont nous occuper ici concernent un genre particulier de présence de la subjectivité dans le texte (les jugements du type vrai/faux/certain/possible/probable) et les termes qui ressortissent à la modalité de l’action, ceux-là même que la sémiotique narrative range sous la dénomination de “compétence modale”, autrement dit ‘“tous les préalables et les présupposés qui rendent l’action possible”’, donc ‘“ce qui fait-être”’ 66. Cependant, si des travaux antérieurs ont pris appui sur les quatre “piliers” de la compétence modale (ceux déjà cités : vouloir, pouvoir, devoir, savoir) afin de percer à jour les attitudes profondes de l’acteur qui parle, notre perspective se départit quelque peu d’une telle façon de procéder, ne serait-ce déjà que parce que ce n’est pas tant lui-même que le locuteur collectif Lyon-Libération met en scène dans son discours éditorial (sinon à travers son nom propre et le référent pronominal “nous”) que Lyon entre 1986 et 1992. Dans le cadre d’une mesure lexicale d’un discours éditorial, nous pensons que l’intérêt provient déjà du fait qu’il est possible de mettre au jour des spécificités d’emploi de formes verbales liées au devoir, au vouloir, au pouvoir ou au savoir, quitte à ce que ces termes révèlent dans un second temps l’expression d’une quête dans le discours du journal ou aient pour fonction de construire une opinion commune voire un auditoire aux contours plus ou moins nets67.

Notes
60.

Cf. pour le premier Essai de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963 et pour le second Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, ainsi que “L’appareil formel de l’énonciation”, in Langages, 17, mars 1970.

61.

Dominique Maingueneau, Approche de l’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1981,
p. 9. Par énoncé-occurrence, l’auteur entend un énoncé émis par une personne donnée dans une situation particulière, sachant que le même énoncé (dès lors énoncé-type) pourrait être pris en charge par une personne et une situation distinctes des premières et ce, un nombre indélimité de fois.

62.

Nous pouvons d’ores et déjà signaler que si le terme « je » a une fréquence non négligeable dans notre corpus (il se trouve répété 14 fois), il le doit avant tout à un (long) billet écrit aux premières personnes et qui connote une déambulation d’ordre littéraire sur le thème “les femmes et leur mobilier d’intérieur” (billet paru en marge d’un salon consacré à la vie domestique).

63.

“Modalités et communication”, in Langue française, 21, février 1974, p. 13.

64.

Il est à noter que cette auteure emploie l’adjectif “aléthique” pour désigner ce qui correspond au substan-tif “vérité” (cf. “Déambulation en territoire aléthique”, in Stratégies discursives, Lyon, PUL, 1978, pp. 53-102) et qu’on prendra soin de dissocier avec elle les jugements de vérité des jugements de réalité comme
« vraiment », « en fait » (cf. L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980, p. 118). La notion de “jugements de réalité” ne semble d’ailleurs pas recouvrir chez elle le même sens que chez André Meunier, lequel y voit une absence totale de modalité.

65.

Cf. “Enoncé et énonciation”, in Langages, 13, mars 1969, p. 106.

66.

Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, entrée “Compétence”, p. 53.

67.

Les travaux antérieurs auxquels nous avons fait allusion sont ceux d’Yves de La Haye et de Gérard Imbert. Le premier, dans sa tentative de poser les bases d’une sémiotique des relations internationales, s’est donné pour objectif d’apprécier jusqu’à quel point le discours émanant d’acteurs collectifs (des pays) fait se coïncider leur position de sujet actantiel doté d’un vouloir-faire avec la fonction de sujet syntaxique dans la phrase, l’intérêt aux yeux de l’auteur résidant dans le fait que s’ils ne se placent pas d’eux-mêmes en position de sujets d’une quête déterminée, il est nécessaire d’essayer de savoir “qui parle ?” à leur place ou “au nom de qui parle-t-on ?” (cf. les deux ouvrages qu’il a consacrés à ce sujet, dont les apports sont essentiellement d’ordre méthodologique d’ailleurs : La frontière et le texte, Paris, Payot, 1977, 252 p. et L’Europe sous les mots, Paris, Payot, 1979, 200 p.). Gérard Imbert, de son côté, fait preuve d’une même préoccupation lorsqu’il cherche à cerner “sémiotiquement” comment une ville devient une “communauté” à travers le discours des instances représentatives et des organismes gestionnaires qu’elle abrite (cf. “Madrid-Autonomie. La ville et ses représentations”, in Les langages de la ville, Bernard Lamizet et Pascal Sanson (dir.), Marseille, Ed. Parenthèses, 1997, pp. 85-90).