0.2. L’argumentation

Avant de préciser la façon dont nous comptons tirer parti de la rencontre d’une mesure d’un lexique particulier (produit en une situation particulière) avec l’“argumen-tation”, il nous faut au préalable rappeler combien celle-ci est de plus en plus approchée à l’aune d’une perspective communicationnelle. Dominique Wolton voit même en elle le premier des chantiers à ouvrir pour ce qui est de l’examen - ou du réexamen - des ‘“phénomènes directement liés au fonctionnement de l’espace public”’ : ‘“Comment valoriser la communication dans l’espace public sans rappeler qu’elle est inséparable de l’argumentation ? ”’ 68 Philippe Breton estime de son côté que ce qui conditionne la stratégie d’argumentation, c’est la recherche d’un “accord préalable” dans l’auditoire, ce qui nécessite pour l’orateur de s’inscrire dans une dynamique spécifique qui, loin de se contenter d’une vision selon laquelle argumenter revient à concevoir un argument, en élargit le champ à la communication : en s’adressant à “l’autre”, il est proposé à celui-ci ‘“de bonnes raisons d’être convaincu à son tour de partager une opinion”’ 69. C’est en ce sens que pour l’auteur il n’y a plus lieu de s’appesantir, en tout cas dans une perspective communicationnelle, sur le genre de questionnements qui pouvaient faire douter certains philosophes - au premier rang desquels Descartes - de la valeur des procédures inhérentes à l’argumentation, en particulier dans ses rapports avec la vérité et la faus-seté : ‘“peu importe que ce qui est mis en message soit vrai ou faux, puisque, plus fondamentalement, on considérera que ce sont le plus souvent des opinions qu’on argumente que des vérités ou des erreurs”’ 70. En posant comme base l’idée selon laquelle ‘“argumenter n’est pas convaincre à tout prix”’, Philippe Breton s’inscrit dans un mouvement de remise en cause de l’“ancienne” rhétorique, celle pour laquelle, d’une certaine façon, la fin persuasive justifie les moyens de persuader. Il évoque du reste au début de son livre non seulement le groupe de chercheurs qui, à l’aube des années 70, autour de Roland Barthes, s’est donné pour tâche de dépasser la dimension proprement esthétique dévolue à la rhétorique pour en montrer l’importance dans l’acte même de signifier, mais aussi l’émergence d’une “nouvelle rhétorique” issue des travaux de Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca71. La tendance que proposent ces deux derniers revient à étudier les techniques discursives de la rhétorique ancienne qui ont pour but d’entraîner ou d’accroître l’adhésion des destinataires aux thèses qui leur sont soumises. Mais il est une autre position encore, développée par Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot. L’idée centrale développée par ces auteurs consiste à considérer comme partie intégrante du sens d’un énoncé la forme d’influence qu’ils appellent “force argumentative”. Dans leur optique, l’argumentation se doit d’être étudiée en tant qu’elle oriente le discours72. Comme l’a écrit Uli Windisch à propos de l’entreprise de ces auteurs, ‘“on n’utilise pas seulement la langue pour argumenter, mais la langue elle-même contient une composante argumentative, et que l’on peut mettre en oeuvre même inconsciemment”’ 73. Dans l’optique sociolinguistique qui est la sienne et afin de rendre compte des formes principales du raisonnement social ordinaire, Uli Windisch ne reste pas insensible au but poursuivi par les deux auteurs, même s’il n’est pas question pour lui de suivre une voie identique. Son objectif est plutôt de ‘“suggérer que l’utilisation abondante de tels mots du discours laisse supposer une plus grande visée argumentative, à savoir la recherche d’un assentiment de l’interlocuteur, ou même, lorsque l’argumentation se veut rationnelle, l’accord de l’auditoire universel”’ 74. Bien que nous nous plaçions à notre tour sur un autre terrain, il n’empêche que nous nous sentons proche de ce commentaire. Non pas que nous cherchions, à l’instar de Uli Windisch, à déceler, par-delà la singularité et le contexte propres à tout récit et toute argumentation ordinaires, certaines régularités qui seraient susceptibles de correspondre à quelques styles argumentatifs et énonciatifs plus généraux, et encore moins à vérifier la véritable teneur en “argumentèmes” de notre propre corpus, mais plutôt dans la mesure où nous souhaitons mettre à profit la taille de notre corpus pour détecter des emplois spécifiques de connecteurs argumentatifs au gré des quatre périodes rédactionnelles à l’intérieur desquelles se répartit le discours éditorial de Lyon-Libération 75. Bien sûr, nous avons parfaitement conscience du fait que choisir une telle option peut prêter le flanc à une restriction qui est loin d’être mineure : l’argumentation ne peut se réduire au repérage d’une suite de phrases ou de propositions reliés par des connecteurs logiques non seulement parce que les marques explicites d’opération logique peuvent en être absentes, mais surtout dans la mesure où l’aspect argumentatif d’un discours se trouve souvent dissimulé dans l’implicite de celui-ci76. Mais il nous paraît difficile de procéder différemment dans notre optique, sauf à réduire l’examen des textes de notre corpus à quelques unités rédactionnelles en vue de procéder à une analyse serrée de leur déroulement argumentatif77. Ce qui n’est pas envisagé ici, sinon en quelques occasions. Mais il ne va pas s’agir pour autant de passer en revue la totalité des occurrences d’un terme sur-employé dans une période donnée. Plus exactement, nous nous donnons pour tâche de mettre au jour le cas échéant les focalisations susceptibles d’aller de pair avec l’emploi d’un terme “argumentatif” préalablement repéré comme étant en surreprésentation. Par focalisation, nous voulons signifier la récurrence d’un terme dans son articulation avec un même référent ou un même contenu, voire le cas échéant - mais de façon beaucoup plus rare - avec un même événement (entendu comme contexte situationnel et non plus discursif).

On l’aura compris, la subdivision que nous avons opérée entre “modalisation” et “argumentation” n’a de portée que pratique tant un argument peut être amené par une modalité et tant ‘“en somme, la construction d’un univers référentiel propre à chaque journal est la première modalité argumentative : elle repose sur la sélection, l’omission et le ressassement de l’identique”’ 78. C’est de ce “retour du même”, dès l’instant où il est spécifique d’un “moment” particulier du discours éditorial de Lyon-Libération, que nous pensons pouvoir tirer quelques constats quant à certaines modalités et aux termes “argumentatifs” - autrement dit, on l’aura compris maintenant, de termes qui assurent l’articulation logique du discours - dont on aura vérifié au préalable la présence suffisamment marquée dans notre corpus. Nous aurons l’occasion de préciser en détail les termes ou expressions que nous avons pris en compte, en fonction de leur présence avérée dans notre corpus, au moment d’aborder les chapitres consacrés à chacune des dimensions dont il vient d’être question. Pour le moment, il va nous falloir présenter la lexicométrie et les mesures lexicales qu’elle autorise, non sans avoir omis de préciser certains partis pris qui ont été retenus dans la préparation du texte, avant son traitement par l’ordinateur. Car même si au bout du compte seuls quelques termes sont portés à la lumière, il ne faut pas oublier qu’ils doivent leur spécificité - qui n’avait du reste rien d’évident a priori - à tous ceux restés dans l’ombre et sans lesquels la validité de la procédure n’a pas lieu d’être.

Notes
68.

“Espace public. Un concept à retravailler”, in Etudes, tome 384, n° 2, février 1996, p. 195. On peut rappeler pour mémoire que la revue Hermès, dirigée par Dominique Wolton, a consacré deux de ses numéros (15 et 16) au thème “Argumentation et rhétorique” (éd. CNRS, 1995).

69.

L’argumentation dans la communication, Paris, La Découverte, 1996, p. 41.

70.

Idem, p. 8.

71.

Cf. respectivement le n°16 de la revue Communications, Paris, Seuil, 1970 (“Recherches rhétoriques”) et Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Ed. de l’université de Bruxelles, 1988.

72.

Cf. L’argumentation dans la langue, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1988 (2ème éd.).

73.

Le prêt-à-penser. Les formes de la communication et de l’argumentation quotidiennes, Lausanne, L’Age d’homme, 1990, p. 163.

74.

Idem, p. 164. L’expression “auditoire universel” est inspirée de Chaïm Perelman.

75.

Par connecteurs argumentatifs, il faut entendre des éléments de liaison qui marquent diverses relations entre les parties d’un texte (dans notre cas, un éditorial, un billet ou un commentaire) à l’intérieur duquel se déroule un raisonnement suivi ou qui oriente de façon argumentative vers une certaine conclusion. Le terme “argumentèmes” a été utilisé par Georges Vignaux pour désigner les unités argumentatives à l’intérieur du discours (cf. “Le discours argumenté écrit”, in Communications, 20, 1973, p. 138).

76.

Position défendue par Patrick Charaudeau (cf. Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1996, p. 782).

77.

A la façon par exemple dont Philippe Breton déstructure un billet du Figaro afin d’en interroger la teneur argumentative (cf. L’argumentation dans la communication, op. cit., pp. 93-97).

78.

Simone Bonnafous, L’immigration prise aux mots, Paris, Kimé, 1991, p. 128.