1.1.2.2. Les noms propres ou formes propriales

Marie-Noëlle Gary-Prieur, dès l’entame de l’ouvrage qu’elle a consacré à la grammaire du nom propre, précise que ce qui fait la marginalité du nom propre dans l’histoire de la linguistique est sa double déviance, sur le plan sémantique, vis-à-vis du modèle saussurien du signe. Non seulement le signifié du nom propre ne correspond pas à une “image mentale” (l’équivalent d’un concept chez de Saussure) stable dans la langue mais il est également impossible de définir sa valeur dans un système de signes93. Cette remise en cause de l’association du signifiant et du signifié dans le nom propre est présente chez d’autres auteurs, dont les préoccupations sont assez différentes. Ainsi, Michael Issacharoff et Lelia Madrid trouvent sujet à caution le fait de considérer les noms propres comme des signes à part entière ‘“étant donné l’absence de signifiés dans le cas de noms utilisés référentiellement”’ 94. Pierre-Henri Billy, de son côté, s’est exprimé sur cette question précise dans une revue d’onomastique, science qui recouvre l’étude de l’origine des noms propres :

‘En onomastique, il n’est donc pas possible de parler du couple signifiant/signifié (dans la seule perspective de la description), mais, dans la perspective de la dénomination, seulement du couple désignant/désigné, le désignant étant le nom, le désigné l’être, le lieu ou l’objet nommé.95

Ces positions nous ont conforté dans le sentiment qu’il était nécessaire de coder les noms propres dans notre corpus, de les habiller de leur référent local pour parler comme Maurice Tournier. Il nous a semblé qu’il n’était pas possible de les traiter comme les autres formes précisément à cause de leur absence de sens et de leur désignation rigide96. Et même si Kerstin Jonasson se montre critique à l’idée de considé-rer la mono-référentialité comme critère définitionnel du nom propre - ‘“le lien dénomi-natif est associatif et non référentiel et se place dans la mémoire stable et pas seulement dans la communication”’ 97 -, c’est parce que cela revient à le situer au niveau de la parole ou du discours. Autrement dit à un niveau qui prend sa pleine mesure dans notre cas98. La dimension de désignation rigide n’est cependant pas totalement évacuée par Kerstin Jonasson. C’est aux toponymes et aux anthroponymes qu’elle fait supporter en priorité le statut de désignateurs rigides et ce, bien qu’ils entrent assez souvent en association dénominative avec plus d’un particulier (notamment parce qu’il existe plus de porteurs que de manières de les nommer). L’intérêt du travail mené par Kerstin Jonasson provient toutefois du fait qu’elle n’a pas enfermé les noms propres dans une catégorie unique mais qu’elle les a répartis dans deux grands types lexicaux :

Ce deuxième type lexical désigne par conséquent des lieux dont le premier type ne rendait pas compte (ainsi des rues, des places, des parcs, des bâtiments, etc.). On y trouve aussi des noms d’organisations sociales, d’institutions, d’entreprises, etc. Le complément a pour fonction d’indiquer la catégorie dans laquelle prend place le particulier visé (rue, jardin, institution, journal...). Pour Kerstin Jonasson, l’hypothèse d’une désémanticisation ne paraît pas aussi facilement applicable à ces noms propres qu’aux noms propres “purs”. En effet, si ceux-ci ont perdu leur sens originel en faveur d’une convention de dénomination durable - marquée du reste par la présence d’une majuscule -, est associé aux noms propres à base lexicale descriptive un contenu conceptuel100.

Les enseignements que nous avons pu tirer de la distinction opérée par Kerstin Jonasson nous ont été directement utiles en vue de coder les noms propres de notre corpus. Comme cette auteure, nous pensons que ‘“si la catégorie du nom propre ne peut être définie à l’aide de la majuscule, il semble pourtant y avoir une forte corrélation entre les deux éléments”’ 101. C’est donc à partir du repérage de ce trait saillant au gré du texte - abstraction faite bien évidemment de la majuscule qui se trouve insérée après une ponctuation forte (sauf s’il s’agit d’un nom propre) - que nous avons pu effectuer un premier relevé. Il s’est alors agi de faire le départ :

Si les noms propres “purs”, souvent limités à une seule forme, n’ont guère posé de difficulté en dehors des problèmes d’homonymie que l’on vient d’évoquer, il n’en a pas été de même avec les noms propres à base descriptive. Plus exactement, il a fallu comparer le cas échéant les tournures liées à un même référent afin de les ramener à un item identique. Nous n’avons fait qu’appliquer ce que Charles Muller avait déjà eu l’occasion de mentionner à propos des sigles103. C’est ainsi que les occurrences de « Parti communiste », « PC » et « PCF » ont été regroupées sous la forme unique « PCF », celles de « Parti socialiste » et « PS » sous « PS », de « Front national » et « FN » sous « FN », de « Communauté urbaine de Lyon », « Communauté urbaine » et « Courly » sous « Courly », etc.104 En dehors des sigles à proprement parler, d’autres rapproche-ments ont été réalisés, toujours dans un souci de cohérence : les expressions « Institut » et « Institut-Mérieux » ont été fondues sous la même forme « InstitutMérieux »105, les occurrences « Giscard d’Estaing » et « Giscard » sous « Giscard », « Radio-Nostalgie » et « Nostalgie » sous « Nostalgie », etc. Il est encore un cas de figure qui a très bien été cerné par Michael Issacharoff et Lelia Madrid, c’est l’emploi d’un nom de personne célèbre (généralement décédée) pour désigner un lieu :

‘L’emploi de noms propres (de personnes) est bien sûr très courant non seulement dans le cas d’aéroports, mais aussi pour les rues, édifices et autres lieux publics, voire même pour les villes. En ces cas, il se produit un transfert référentiel de la personne au lieu ainsi nommé. Ainsi, Haussmann, Peron, Roosevelt, de Gaulle, Lincoln, Kennedy, Pompidou, entre autres, jouissent respectivement d’une existence posthume à titre d’un boulevard, d’une avenue madrilène, d’une station de métro parisienne, d’une place parisienne, d’un centre culturel, d’un musée et d’une bibliothèque. En revanche, le transfert n’est pas définitif, puisqu’il n’exclut pas, dans d’autres contextes, la référence à ces mêmes personnes et donc leur identification.106

Il est assez courant à cette occasion de rencontrer dans la presse un trait d’union qui institue justement le transfert référentiel évoqué ici : si « Edouard Herriot » - ou « Herriot » - désigne un individu autrefois maire de Lyon, « Edouard-Herriot » réfère à un port fluvial au sud de la ville. On pourrait encore citer (la halle) « Tony-Garnier », (le quai) « Achille-Lignon » ou (la place) « Gabriel-Péri ». Nous avons donc répercuté cette donnée - soudure/absence de soudure - au moment de coder notre corpus107. Le paramètre a même été élargi à d’autres noms propres : c’est ainsi que le « Lille » de l’expression « rue de Lille » a été distingué du nom de la ville correspondante ou que la « Renaissan-ce » (dans « théâtre de la Renaissance ») a été dissocié de la période historique désignée par le même terme108.

Enfin, si la majuscule nous a paru être un critère distinctif, toutes les formes qui en étaient pourvues à l’intérieur d’une phrase n’ont pas été versées pour autant dans la catégorie des formes propriales :

Notes
93.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, Paris, PUF, 1994, p. 3.

94.

De la pensée au langage, Paris, José Corti, 1995, p. 35. C’est nous qui soulignons. Pour ces auteurs, qui s’efforcent d’explorer des mécanismes cognitifs à partir de données linguistiques, ce qui est au coeur du problème n’est pas tant l’absence de sens des noms propres que leur évolution vers le nom commun dès lors qu’ils se trouvent répétés.

95.

Pierre-Henri Billy, “Le nom propre et le nom sale”, in Nouvelle revue d’onomastique, 21-22, 1993, p. 6.

96.

Pour Marie-Noëlle Gary-Prieur, si l’ambiguïté référentielle des noms propres est avérée, elle n’enlève rien à leur rigidité. On rappellera ici que pour le logicien Saul Kripke, le nom propre fonctionne comme un désignateur rigide. Selon cette conception, quelque chose est “un “désignateur rigide” si dans tous les mondes possibles il désigne le même objet, et un “désignateur non rigide” ou “accidentel” si ce n’est pas le cas” (in La logique du nom propre, Paris, Minuit, 1982, p. 36). M.-N. Gary-Prieur, qui s’est employée à montrer que l’importation des thèses logiques en linguistique a abouti à fausser la problématique grammaticale, estime que c’est l’idée même des mondes possibles qui n’a pas toujours été perçue avec justesse dans la perspective d’une linguistique des noms propres. Pour elle, S. Kripke ne s’est pas intéressé à la question de l’ambiguïté référentielle des noms propres, bien plutôt aux conditions d’énonciation qui les déterminent. Elle pense pour sa part qu’”un nom propre est associé à son référent dans le cadre d’un énoncé, et c’est dans cet énoncé qu’il est invariant d’un monde possible à l’autre” (op. cit., p. 22. C’est l’auteur qui souligne). La correspondance bi-univoque généralement admise entre un nom propre et l’individu qui est son référent est d’autre part perçue comme une vision simplificatrice par M.-N. Gary-Prieur. Mais cet aspect de la question ne nous occupe que de façon marginale ici puisqu’il se fonde sur les emplois du nom propre avec déterminant (Cf. Marie-Noëlle Gary-Prieur, “Figurations de l’individu à travers différentes constructions du nom propre en français”, Cahiers de praxématique, 27, 1996, pp. 57-72).

97.

Kerstin Jonasson, Le nom propre. Constructions et interprétations, Louvain-la-Neuve, Ed. Duculot, 1994, p. 19.

98.

Là aussi, la position défendue par K. Jonasson selon laquelle on a affaire à des noms propres non désignateurs rigides - c’est-à-dire non référentiels - lorsque par exemple on interpelle ou on présente quelqu’un à l’aide de son nom propre, ou encore dans des emplois métaphoriques voire modifiés, ne trouve guère d’écho dans ce travail.

99.

Selon la qualification de l’auteure elle-même et que nous n’hésiterons pas à réutiliser à notre tour tout au long de ce travail.

100.

Pour John M. Carroll, s’il n’y a aucune contradiction à dire, à propos de Darmouth, que ce port n’est pas à l’embouchure de Dart (at the Dart’s mouth), il y en a une à affirmer que le Pont (de l’) Avenue Willis (the Willis Avenue Bridge) n’est pas un pont, ou n’est pas nommé après l’Avenue Willis (“Toward a functional theory of names and naming”, in Linguistics, 21-2, 1983, p. 345). K. Jonasson fournit deux exemples à notre sens convaincants de cas de désémanticisation (c’est-à-dire de non-description) : Porte de Pantin et Quai d’Orsay. Dans le premier exemple, porte ne désigne désormais plus une “vraie” porte mais un endroit. Dans le second, l’usage métonymique fait écrire quai avec une majuscule, ce qui tend à faire évoluer le nom propre Quai d’Orsay d’un quai à un ministère. Une telle perte de contenu initial est à l’oeuvre dans notre corpus avec la forme palais, dans des expressions comme « Palais-Bourbon », « Palais-Brongniart » ou « Palais de Tokyo », ce qui nous a amené à en souder les composants.

101.

K. Jonasson, op. cit., p. 32.

102.

Nous nous sommes autorisé deux ajouts de formes en rapport avec des situations d’homonymie : « les deux Collomb... » a évolué vers « les deux Collomb1 Collomb2... » ; « Charles et Alain Mérieux... » vers « Charles Mérieux2 et Alain Mérieux1... ». Un troisième apport, différent des deux premiers, a été effectué. Il s’agit de : « Proche-Orient et Moyen-Orient... » à la place de « Proche et Moyen-Orient... ».

103.

Il est évident que si l’on décide de compter O.N.U pour une seule unité, il faudra faire de même pour Organisation des Nations unies, qui deviendra ainsi distincte de Nations unies” (Charles Muller, Principes et méthodes de statistique lexicale, Paris, Honoré Champion Ed., 1992, p. 17). Il est patent que ce type de regroupement rentre dans le cadre plus large de l’entreprise de désambiguïsation qu’est la lemmatisation. Mais puisque nous avons décidé d’examiner au préalable les noms propres de notre corpus, elle prend ici tout son sens.

104.

Un tel regroupement n’est possible que dans la mesure où l’on peut considérer ces dénominations comme stables dans le discours de Lyon-Libération, tout au long de la période concernée ici. Pour ne prendre que “P.C.F.” - sigle d’ailleurs jamais entrecoupé par des points dans notre corpus -, des inscriptions comme “P.’C.’F.” ou “P.C.’F’”, décelées par Catherine Kerbrat-Orecchioni dans certaines publications d’extrême gauche pour la première et d’extrême droite pour la seconde, nous auraient obligé à reconsidérer nos prérogatives (cf. L’énonciation de la subjectivité, op. cit., p. 255, note en bas de page). Il est à noter au passage que, pour ce qui concerne les trois autres exemples, quelques expressions sans majuscule ont été rattachées à leur item d’origine : ainsi « parti socialiste » (3 occurrences), « front national » (1 oc.) et « communauté urbaine » (1 oc.).

105.

Une forme résiduelle « Mérieux » se maintient cependant en plus des formes « Mérieux1 » (Alain),
« Mérieux2 » (Charles) et « InstitutMérieux ».

106.

M. Issacharoff et L. Madrid, op. cit., p. 28, note en bas de page.

107.

En dehors des quelques exemples de transfert référentiel où ils ont été soudés avec les patronymes adjacents, les prénoms n’ont pas donné lieu à individualisation, seulement à distinction dans les cas d’homographie (ainsi « Pierre »/« pierre »). En effet, les relier aux noms propres qu’ils jouxtent aurait été voué à l’impasse puisque cette coprésence n’est pas toujours avérée. Signalons au passage un autre type de condensation intervenu sur des noms de personnes : « LePen » et « DeGaulle » en lieu et place de « Le Pen » et « De Gaulle ».

108.

On aura compris que le nom commun qui dénote la catégorie dans laquelle s’inscrit le particulier (rue, place, quai, port...) est dissocié du nom propre et compté séparément dans la plupart des cas.

109.

K. Jonasson, op. cit., p. 27-28.

110.

K. Jonasson, op. cit., p. 27. A une échelle plus locale, l’« Opéra » (de Jean Nouvel) n’est guère que la seule forme - découlant en tout cas d’un nom commun simple - à posséder une majuscule dans tous ses emplois. Ce qui nous a conduit à la prendre en compte comme institution “saillante” à part entière. Nous avions d’abord envisagé de souder des expressions comme « Conseil régional », « Conseil général » ou
« Hôtel de ville ». Mais le fait qu’une majuscule ne soit pas employée à chaque nouvelle occurrence nous a conduit à renoncer, sans compter que la “réalité” désignée pouvait parfois être double : ainsi « conseil général du Rhône » et « conseil général de Savoie ».