2.1. Jugements de vérité et de réalité

Les formes qui relèvent de ces types de jugement se trouvent avérées tout au long des quatre périodes rédactionnelles. Leur répartition est la suivante :

  • période 1 : « certainement » (+2.5) [-2.4 pour la période 2] ;

  • période 2 : « vraiment » (+4.4) [-2.7 pour la période 1], « sans doute » (+2.7) [-2.0 pour la période 1], « évidemment » (+2.6) ;

  • période 3 : « probablement » (+2.7), « en fait » (+2.1) ;

  • période 4 : « évidemment » (+3.4) [-2.1 pour la période 1 et - 3.1 pour la période 3].

Ce qui frappe d’emblée, à la lecture de cette ventilation, c’est le fait qu’« évidemment » se trouve être sur-employé dans les deux périodes “Lépinay” (et, de façon symétrique, sous-employé dans les deux autres périodes). Il faut peut-être voir là un effet concret de la permanence d’un “style” propre au rédacteur en chef des deuxième et quatrième périodes. Mais s’arrêter à un tel constat de “personnalisation” n’est certainement pas suffisant et il n’est pas interdit de penser que ce n’est sans doute pas un hasard si le registre de l’évidence est en phase avec les deux périodes qui condensent le plus de consultations électorales et de commentaires à leur propos. Dans la première période, c’est un jugement de vérité, via la forme « certainement », qui se trouve au contraire privilégié. En fait, aucune période n’a globalement le monopole du jugement de vérité ou de celui de réalité. Les deuxième et troisième périodes se partagent ainsi les marques de probabilité (forte), par l’entremise de deux items différents il est vrai : « sans doute » et « probablement ». C’est aussi à ces deux niveaux du corpus que sont repérables les jugements de réalité « vraiment » et « en fait ». Si ce premier tour d’horizon permet déjà de tirer quelques constats quant à la façon dont le journal se fait judicateur dans son discours éditorial, il est nécessaire d’aller un peu plus loin. En ouvrant cette section, nous avons eu l’occasion de dire que notre objectif, en mettant au jour de la sorte des spécificités ressortissant à la modalisation et à l’argumentation, n’était pas de repérer des manières spécifiques de dire au gré des quatre époques du journal, ou pas seulement. Une telle démarche ne nous semble avoir d’intérêt que si elle permet de repérer un phénomène récurrent ou, plus exactement, plus récurrent qu’un autre, à l’instar par exemple d’un acteur dont il s’avérerait que le nom est cité plus qu’aucun autre dans l’environnement immédiat d’un terme analysé. C’est bien sûr une diversité d’environnements qui participe à la spécificité d’une forme et rarement un seul (sauf à se placer dans un contexte monothématique, et encore). Mais de la même façon ne peut-on pas dire qu’un référent ou un contenu, dès lors qu’il correspond au voisinage privilégié d’un terme donné, entraîne davantage qu’aucun autre ce dernier sur la voie de la surreprésentation ? En quelque sorte, on peut dire que la démarche poursuivie ici est justiciable du mouvement qualité -> quantité -> qualité. C’est en tant qu’il est d’abord repérable par son habillage formel, qui sert en même temps à le différencier, qu’un terme est sélectionné en vue d’en connaître la configuration d’emploi. Une fois celle-ci obtenue, et en admettant qu’elle laisse apparaître une ou plusieurs spécificités d’emploi au gré des parties du corpus, il s’agit de procéder au dénombrement quantitatif des voisinages pour faire émerger au bout du compte un environnement particulièrement récurrent ou, le cas échéant, invariant. Dans ce cas, il est possible d’en conclure que si le terme analysé ne laisse percer aucun voisinage de préférence à un autre, il y a quand même lieu de le tenir pour spécifique d’une période donnée. Ce qui représente au final une information sur le corpus qui n’est pas complètement négligeable122. On a déjà eu l’occasion d’insister sur l’intérêt qu’il y a à utiliser la lexicométrie dès lors que ses résultats sont abordés à l’aune de la notion de “traces”. On voit là qu’il y a possibilité de “dégrossir” ces traces par le biais de l’entourage immédiat, par-delà la mise au jour de fragments de phrase récurrents (approche qui nous semble avant tout appropriée pour l’analyse du discours politique) ou le procédé distributionnel qui vise à atteindre la structure de base d’un texte.

Le registre de l’évidence est particulièrement convoqué pour dire quelque chose de l’agir de Michel Noir et ce, aussi bien dans la deuxième période que dans la quatrième. Même si dans cette dernière, le maire de Lyon est placé à la même enseigne que le Parti socialiste. Pour l’un et l’autre de ces acteurs, le dénominateur commun est l’échec qu’ils ont subi aux élections régionales et cantonales de 1992. Le recours à l’évidence par le journal nous semble être la transcription directe, dans son discours éditorial, des résultats recueillis par les élus socialistes et par Michel Noir par l’entremise de son mouvement Nouvelle Démocratie, sur le mode : c’est évident, il n’est que de voir les chiffres. Mais si ce constat se vérifie dans tous les cas où le « PS » est placé dans le voisinage de « évidemment », force est de constater que dans cette dernière période l’articulation entre « (Michel) Noir » et le jugement de vérité particulier qui nous occupe ici peut découler d’autre chose que des élections : ainsi lorsque le journal commente les dépenses de communication des communes de la communauté urbaine en écrivant que « le champion toutes catégories reste évidemment Michel Noir »123. Si un tel énoncé peut faire admettre au lecteur qu’il n’y a là rien que de très normal puisque Michel Noir est maire de la commune la plus peuplée de l’ensemble communautaire, il n’empêche qu’un glissement s’opère par la suite puisqu’il est question de reproches que d’aucuns font à Michel Noir d’utiliser le budget de communication de la Communauté à titre personnel. A l’évidence démographique à laquelle personne ne peut rien trouver à redire, le journal en superpose d’une certaine façon une autre, plus implicite celle-là : l’évidence de la suprématie de la ville-centre sur toutes les autres. Le rédacteur en chef anticipe d’ailleurs ce que Michel Noir, en tant que président de la Courly, risque de répondre le soir même aux conseillers communautaires devant lesquels il est amené à s’expliquer sur la campagne du « Grand Lyon » : « Il répondra sans doute, à l’instar de ses conseillers, que ce qui est bon pour Noir est bon pour Lyon et donc pour la Courly... »124. L’enjeu sous-jacent ici est celui de la gouvernance lyonnaise dans sa dimension communicationnelle. Ce que le titre du commentaire de Michel Lépinay dit bien puisqu’il y est question d’‘“annexion médiatique”’. Mais ce que met en valeur la corréla-tion entre « (Michel) Noir » et le registre d’évidence dans le discours éditorial de Lyon-Libération, c’est aussi la confrontation entre exécutifs locaux, au premier rang desquels Lyon (instance qui recouvre plusieurs échelons administratifs, ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir tout au long de ce travail) et la Région Rhône-Alpes, entendue comme collectivité territoriale. Plus exactement, derrière ces institutions, ce sont les figures édilitaires de Michel Noir maire de Lyon et président de la Courly et de Charles Millon président de la région Rhônes-Alpes qui se trouvent être en jeu au bénéfice de ce dernier :

‘Mais ces satisfactions [la présence dans la liste de droite du Rhône d’un tiers de “noiristes” et la mise à l’écart d’Alain Mérieux de la tête de celle-ci] seront évidemment de peu de poids, face au problème que pourrait poser un jour ou l’autre à Michel Noir la montée en puissance de Charles Millon sur ses terres.125

Comme on le voit, les territoires d’action publique en sont restreints à ne préva-loir qu’à travers l’attitude individuelle de ceux qui les dirigent. Mais il y a plus : le discours éditorial fait en sorte de donner à voir ces territoires à la lueur du droit seigneurial (« sur ses terres »)126.

Dans la deuxième période, l’appel à l’évidence est d’un tout autre ordre puisqu’elle permet avant tout au journal de scander certaines des étapes qui suivent l’élection de Michel Noir à la mairie de Lyon :

  • l’élection de Jean-François Mermet en guise de premier adjoint (« Dès lors qu’il avait décidé d’offrir ce poste à l’UDF, Noir ne pouvait évidemment prendre quelqu’un qui lui fasse de l’ombre ») ;

  • son intronisation officielle par le maire sortant Francisque Collomb (« Aujourd’hui, le nouveau maire de Lyon ne peut évidemment plus se contenter d’exister en creux comme antidote au système précédent ») ;

  • sa première “Heure de vérité” (« En quelques phrases simples, quelques réparties frappées au coin du bon sens, version café du commerce, Michel Noir n’a évidemment pas changé la politique. Ni ne l’a rénovée. Mais il a changé la musique ») ;

  • sa première interview de rentrée (« Au-delà - et une fois abordée la question de la mosquée sur laquelle évidemment il ne faiblit pas - Michel Noir donne peu à lire de ses projets pour la ville »)127.

L’évidence a ici une portée différente selon les contextes dans lesquels elle se place. Quand le journal, en revenant sur la “prestation” de Michel Noir la veille au soir lors d’une émission à caractère politique, dit que celui-ci « n’a évidemment pas changé la politique », le message semble avant tout adressé au lecteur (pourrait s’y accoler : « on est bien d’accord... »). Par contre, lorsqu’il est affirmé qu’il « ne peut évidemment plus exister en creux (...) » se laisse deviner la menace : « sinon... », menace qui pour le coup semble adressée directement à l’élu, le lecteur en étant réduit à prendre acte du conseil qu’il serait préférable de suivre prodigué au premier édile par le journal. Mais la construction modalisatrice de la figure de Michel Noir ne se cantonne pas pour autant au seul registre de l’évidence. Il est un autre terme, redevable quant à lui d’un jugement de réalité, qui lui est appliqué en cette deuxième période : « vraiment ». A l’examen, il apparaît que les contextes de cette corrélation entre « Michel Noir » et « vraiment » privélégient une fois de plus les premières étapes du mandat du maire : « Que veut faire Michel Noir et qui est-il vraiment ? » (intronisation officielle), « Ce soir débute vraiment son mandat avec la tenue d’un conseil municipal qui ne sera pas qu’une mise en scène du sacre du nouveau maire » (premier conseil municipal), « Mais pour l’heure Michel Noir en avait-il vraiment un autre [de programme] que celui de parachever sa victoire lyonnaise ? » (élection de Michel Noir comme président de la Courly)128. Là encore, il convient pour le journal de moduler l’appréciation de la figure du maire selon qu’il est approché dans son “essence” (qui est-il ?), dans son agir ou à l’aune d’un état processuel des choses (un premier conseil municipal)129. Dans une autre occurrence, l’apport de « vraiment » permet au journal de justifier sa position selon laquelle le maire a manqué à son souhait affiché de rendre plus transparente sa démarche politique en entretenant le flou autour du rôle de son ancien directeur de campagne Pierre Botton : « Est-ce vraiment un hasard si c’est le thème central de cette campagne, la transparence (support de la « nouvelle façon de gérer » promise par le candidat), qui a donné à la gestion Noir son premier accroc sérieux »130. Ici, il n’est plus question de se maintenir dans un “round d’observation” mais d’interpeller le maire à l’égard de son comportement, en décalage selon le journal par rapport aux objectifs qu’il s’est donné d’appliquer à son équipe municipale, donc à lui-même. Mais « vraiment » n’est pas attesté uniquement dans l’environnement de « (Michel) Noir ». On le trouve également articulé à des contenus qui désignent sans détour la classe politique, en particulier dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 1988, après que Charles Pasqua eut fait part des “valeurs communes” que son parti - le RPR - serait à même de partager avec le Front national. L’emploi, d’une certaine façon par rafale, de « vraiment » dans un billet écrit par le rédacteur en chef semble avoir pour fonction de combler, mais à outrance, le « mutisme » des élus locaux. Comme si en répétant à l’envi un jugement de réalité le journaliste souhaitait rendre perceptible au lecteur une attitude prévalant dans les milieux politiques de la ville : « A moins d’une semaine du second tour, les choses deviennent vraiment pénibles pour tous ceux qui ont un rôle dans la vie politique locale. (...) Chacun y est tenu de suivre des consignes nationales - auxquelles souvent il ne croit plus vraiment - en évitant toute manifestation de zèle qui pourrait compromettre son avenir politique local. (...) Personne ne sait vraiment comment se recomposera l’actuelle majorité RPR/UDF au lendemain du 8 mai. (etc.) »131.

A ce stade du propos, il nous paraît fondé de puiser dans les listes de spécificités produites par l’ordinateur une forme surreprésentée dans la seconde période et qui n’est pas sans avoir quelque lien avec « vraiment ». Il s’agit de « véritable ». Dans la plupart des occurrences de cet item, il ne fait aucun doute que la fonction dévolue à ce terme renforçatif revient à être un accessoire de soutien dans les expressions où il figure132 : « une véritable surprise » (2 occurrences), « un véritable séisme », « un véritable coup d’assomoir », etc. Mais il est un autre type d’emploi dans lequel il offre un espace au sous-entendu. Affirmer ainsi des Lyonnais, au surlendemain du premier tour de l’élection municipale qui a vu Michel Noir l’emporter dans les neuf arrondissements de Lyon, qu’« en votant aussi massivement pour Noir, ils ont pris les moyens d’offrir à leur ville un véritable « patron » »133, c’est suggérer que son prédécesseur pouvait avoir tous les profils que l’on veut, à l’exception de celui-ci (que le journal présente d’une certaine façon comme seul à même de permettre à la ville d’être dirigée, donc d’être capable de faire face à ses échéances). D’une autre façon, lorsqu’il est précisé, au vingtième jour d’un conflit social ayant fortement perturbé la ville, que « hier encore, les élus du Sytral [Syndicat des transports en commun de l’agglomération lyonnaise] ont passé dix-neuf jours à chercher un véritable responsable des transports lyonnais »134, le lecteur peut être en droit de s’interroger sur la validité de la revalorisation obtenue par les syndicats (qui ont du reste rejeté la proposition qui leur a été soumise) du fait d’un cadre de négociations implicitement présenté comme biaisé.

Cette deuxième période est marquée en outre, comme on l’a vu, par un jugement de vérité correspondant à une probabilité forte : « sans doute ». A y regarder de près, on observe que cette expression est plus particulièrement en phase avec deux acteurs : la classe politique locale et Raymond Barre. Il est donc patent que le discours éditorial de la deuxième période rédactionnelle est caractérisé par un recours à des jugements de vérité en corrélation avec les deux acteurs qui sont explicitement désignés par lui comme les plus à même, étant donné leur stature nationale, de faire de Lyon un pôle possible de l’« ouverture », alors déclinée sur tous les tons (nous aurons l’occasion d’y revenir). Mais tandis que le registre de l’évidence se sera appliqué à Michel Noir dans la deuxième période à partir du moment où celui-ci a été élu maire de Lyon, l’amplitude de « sans doute » rattaché au référent « (Raymond) Barre » s’échelonne au contraire dans l’intervalle délimité par l’élection présidentielle de 1988 et les élections municipales de 1989. D’emblée d’ailleurs la référence au deux acteurs survient dans un même énoncé :

‘Et le résultat obtenu par Raymond Barre [au premier tour de l’élection présidentielle de 1988] sur les hauteurs de la Croix-Rousse, où il devance Chirac de près de cinq points, aura sans doute montré à certains qu’un fauteuil ministériel à Paris n’est pas forcément le meilleur moyen de conquérir l’hôtel de Ville.135

Au bout du compte, la prégnance d’une probabilité forte dans la manière qu’a le journal de mettre en rôles l’acteur Raymond Barre entérine l’image somme toute conventionnelle (parce qu’on peut penser qu ’elle est en adéquation avec ce que le candidat souhaite que l’on dise de lui) d’un homme isolé dans la classe politique locale dont l’attentisme ne laisserait guère de prise aux commentaires journalistiques136. Cependant, le recours à « sans doute » ne disparaît pas pour autant du discours éditorial même après qu’un dire a été prononcé (entretien accordé par Raymond Barre au Monde Rhône-Alpes) : « En promettant qu’il ne viendra pas pour rien, il donne sans doute a posteriori des craintes supplémentaires à ceux qui ont essayé depuis une semaine de le mettre hors-circuit »137. Et même au lendemain du premier tour de l’élection municipale, il est encore écrit :

‘En montant dans cette galère au nom de son « amitié pour Francisque Collomb » Raymond Barre n’imaginait sans doute pas qu’il allait au devant d’une telle catastrophe.
(...)
Il a sans doute préparé son propre échec en se faisant le chantre d’une modernisation de Lyon dont les électeurs ont prouvé hier qu’ils avaient compris l’urgence.138

D’une élection à l’autre, l’actant Raymond Barre donne prise essentiellement à des suppositions de la part du discours éditorial de Lyon-Libération, ce qui a pour conséquence de le maintenir dans un registre virtuel que le lecteur peut accomoder à sa guise selon l’image qu’il se fait de l’engagement d’un ancien Premier ministre sur une scène “locale”. Ce dernier n’est du reste pas le seul à être concerné par la probabilité forte « sans doute ». La classe politique “locale” l’est aussi, mais en une déclinaison précise et selon des dénominations spécifiques. Cette déclinaison est celle de Lyon ville internationale. Les dénominations sont « les élus de tous bords », « ses [de Lyon] pilotes » et « les gestionnaires d’ici ». Dans le premier cas, le journal voit dans le fait que la classe politique lyonnaise a fini par convaincre de « l’inéluctabilité » du passage de Lyon à la dimension européenne « sans doute une des explications du décalage dans les sondages entre l’image de la gestion de Francisque Collomb et les intentions de vote »139. Mais c’est surtout en marge de publications de rapports qu’il est fait appel à la probabilité :

  • soit pour interpeller la classe politique sur un nécessaire changement d’attitude, sans quoi « à Lyon, on internationalise en rond... » (« Faute d’une hiérarchie précise et de choix conséquents, rien d’étonnant si Lyon reste cloué au sol, lanterne rouge des métropoles européennes. Dans ce contexte, ses pilotes pourraient tout au moins s’imposer le silence radio. Ce serait sans doute un progrès »140) ;

  • soit pour regretter le fait que cette attitude perdure (« C’est sans doute l’intuition de ce danger [l’agglomération lyonnaise comme susceptible de devenir « un réservoir de main d’oeuvre pour les grandes concentrations industrielles et tertiaires des métropoles européennes proches »] qui a longtemps poussé les gestionnaires d’ici à refermer la ville sur elle-même... »141).

Dans tous les cas, ce qui est en jeu ici repose sur l’idée récurrente qu’il faut, comme préalable à l’avènement de Lyon ville internationale, “commencer par ouvrir les portes” (titre du commentaire paru le 4 mars 1989). L’objectif du journal paraît clair à ce niveau : lancer une adresse aux élus locaux en vue de leur faire adopter un agir pragmatique, en prenant le lecteur à témoin de cette interpellation.

On se souvient avoir relevé encore le sur-emploi du jugement de vérité « certainement » dans la première période. A l’examen, il n’a pas été difficile de déceler deux catégories d’environnement privilégiées : l’une qui serait en rapport à la fois avec Villeurbanne et la figure de son maire d’alors (Charles Hernu) ; l’autre qui consacrerait Lyon à l’aune de sa “lyonnité”. Dans ce deuxième cas, le propos du journal n’est pas de chercher à définir une telle notion mais plutôt, en procédant selon une lecture soustractive, à mettre en valeur les groupes qui ne peuvent prétendre au monopole de l’“esprit” ou du patrimoine lyonnais. Par exemple lorsque, à la suite de l’approbation par les commerçants de la Presqu’île du projet de l’architecte René Gagès pour l’aménagement du confluent (projet qui a du reste les faveurs du journal tant il pense alors que René Gagès est le seul archictecte à avoir pris au sérieux ce site légendaire situé au sud de la ville), on peut lire :

‘Le point de vue - quelque peu sollicité - des petits commerçants de la Presqu’île n’est certainement pas le seul à devoir s’exprimer sur un enjeu d’urbanisme aussi utilitaire et aussi symbolique.142

Il nous semble qu’à travers un tel énoncé le journal ne cherche pas seulement à prononcer son désaccord à l’égard de l’option retenue par la municipalité, mais que le propos se double d’une critique vis-à-vis d’une initiative au profil “poujadiste” (nous en tiendrions pour preuve l’usage plutôt connoté de « petits commerçants »). Plus assurément, le rédacteur en chef, par un tel procédé discursif, revient à mettre en doute la “grandeur” d’une ville qui se contente de soumettre l’un de ses sites fondateurs à une lecture prioritairement économico-touristique. Mais c’est à l’égard de la fédération radicale du Rhône que le jugement est le plus prononcé. On trouve en effet, dans un billet qui lui est consacré le jour où elle se réunit en vue d’introniser l’un des siens président, pas moins de trois occurrences successives de « certainement » (là encore, “en rafale”), ce qui nous oblige à citer le passage in extenso :

‘Ce combat de nains picrocholesques dans la fédération radicale ne mérite certainement pas une telle référence à la Renaissance. Cette « lyonnitude »-là n’est certainement pas toute la « lyonnité ». Ce non-événement parfait - l’OPA des Boyaux Rouges sur le Parti radical -, emporte certainement quelque chose d’un lendemain de cuite.143

L’enjeu pour le journal est de dénier toute valeur au Parti radical du Rhône (en particulier en vue « d’un grand dessein politique pour Lyon-métropole internationale ») maintenant que Florent Dessus, qui appartient à la confrérie des Boyaux Rouges, s’apprête à en devenir le président144. Dans le cas présent, la disjonction qui est opérée entre « lyonnitude » et « lyonnité » paraît recouvrir l’opposition tradition/modernité ou, d’une autre manière, la tradition qui est connotée péjorativement à celle qui l’est de façon méliorative puisqu’en phase avec le patrimoine culturel de la ville. Car derrière la référence à la Renaissance, il ne fait guère de doute que le rédacteur en chef vise François Rabelais145. Il nous semble même fondé de dire qu’en empruntant par deux fois le vocabulaire de l’écrivain, René-Pierre Boullu se place dans la position d’affirmer le rattachement du journal dont il dirige la rédaction à la philosophie “moderne” de Rabelais, à l’inverse de ceux dont il est question dans son propos. La filiation n’est d’ailleurs pas que symbolique. Elle retranscrit fidèlement le contenu du Pantagruel. En s’inspirant de Picrochole pour désigner les membres du Parti radical du Rhône (« nains picrocholesques »), il leur transmet dans le même temps la qualité première dévolue à ce personnage de Rabelais : l’ambition146. Mais la tonalité se fait d’un tout autre ordre lorsque René-Pierre Boullu écrit un peu plus loin : « On peut surtout remarquer que le culte de la « dive » bouteille n’a jamais été un motif d’exclusion de la politique politicienne ». Si le discours glisse vers la satire caractéristique de l’oeuvre de Rabelais, elle se double d’une déconnexion d’avec l’original. Le terme « dive » trouve une résonnance dans l’oracle de la Dive Bouteille : “Thrink”, autrement dit “bois”. Mais s’il s’agissait chez Rabelais de mettre sur un même pied d’égalité savoir et sagesse (abreuve-toi aux sources du savoir, qui sont source de sagesse), le journal fait comme si les membres de la fédération radicale du Rhône, en pleine connaissance de cause, désavouaient le message initial en le prenant au pied de la lettre et en faisant d’une pratique dévoyée une démarche politique à part entière. C’est donc par l’entremise d’un procédé on ne peut plus subtil (et dont on peut penser du reste que le lecteur peut passer à travers s’il ne lui est pas possible de convoquer des connaissances précises de l’oeuvre de Rabelais, au risque dès lors de prendre « dive » pour une abréviation, pourquoi pas, de “divine”) que le rédacteur en chef récuse l’évolution d’un parti. C’est au final en faisant valoir un argument par amalgame (car le président n’est pas l’ensemble du mouvement ni le Parti radical le seul regroupement à s’occuper de la gestion de la cité) que René-Pierre Boullu cherche à transmettre l’idée selon laquelle les élus lyonnais qui s’inscrivent dans la continuité d’autres qui ont fait le radicalisme à Lyon - au premier rang desquels Edouard Herriot et Joannès Ambre - sont déconnectés du devenir de leur ville, empêtrés qu’ils sont dans « une tradition de beuverie ». C’est le moment de noter d’ailleurs que le terme « tradition » fait partie des formes surreprésentées dans la première période (+3). Le qualificatif « lyonnaise » lui est adjoint dans trois des occurrences. Dans deux cas sur trois, il est fait mention explicite - après deux points - de ce que le journal entend désigner en ayant recours à une telle expression : « c’est de se féliciter du fait que l’Etat (parisien) se soit opposé jusqu’à plus soif (...) à l’institution d’une véritable université à Lyon »147 et « conservatrice et catholique » (à propos de la disparition du Journal Rhône-Alpes 148). Le premier de ces deux extraits laisse davantage transparaître une volonté d’explicitation, mais il n’empêche que si on les complète l’un et l’autre par les fragments de phrase qui les précèdent, on a tôt fait de se rendre compte qu’il convient avant tout pour le journal de faire passer l’idée selon laquelle l’acceptation de la doctrine parisienne ne représente qu’une part du « masochisme » ayant cours à Lyon et que la perte d’un journal ne signifie pas la remise en cause des dimensions catholique et conservatrice de la ville, manière biaisée de laisser entendre que ces deux traits (même s’il peut y en avoir d’autres) sont partie intégrantes de la sociéte lyonnaise. Il est du reste un autre énoncé où ces deux dimensions se retrouvent (à tout le moins celle qui ressortit au conservatisme) : « L’IVG se pratique à Lyon comme ailleurs, malgré le poids ici d’une certaine tradition, relayée en l’occurrence par un conservatisme foncier et par un désir d’ordre plus que par la volonté de vie »149. Cette fois cependant, et précisément parce que le « conservatisme » et le « désir d’ordre » auraient été à même de saturer le contenu laissé implicite sous « certaine » s’ils n’étaient apparus dans la suite de la phrase, le lecteur a tout lieu de s’interroger au final sur la nature de la « tradition » qui est dissimulée derrière ce marqueur d’indétermination.

On se souvient que des traces du jugement de vérité « certainement » ont été repérées également “en nombre” dans des contextes où sont évoqués Villeurbanne et son maire. Ce n’est d’ailleurs pas tant en sa qualité de premier édile que celui-ci est mis en question - « Charles Hernu est certainement le meilleur maire que Villeurbanne est jamais eu » - mais dans la façon dont il se comporte vis-à-vis d’“affaires” dans lesquelles il est mis en cause (Luchaire et Greenpeace) : Charles Hernu « est certainement capable de rebondissements imprévus »150. Mais c’est sans doute l’approche de Villeurbanne par le biais d’une lecture véridictoire qui concentre le plus fort degré de persuasion. Il s’agit en effet pour le journal d’instruire la thèse du nécessaire rattachement de Villeurbanne à Lyon dans l’optique de rendre opérationnelle toute comparaison internationale. Dans ces conditions, si l’existence de Villeurbanne n’est pas niée, elle n’en demeure pas moins disqualifiée puisqu’un glissement s’opère de l’être au paraître : « Villeurbanne existe-t-elle ? Certainement : comme un trompe-l’oeil »151. Mais le recours au registre de la vérité sert aussi au journal à placer les « politiques » - sans qu’il ne soit permis au lecteur de savoir de quels élus on parle - en porte-à-faux à l’égard d’une « opinion » présentée comme favorable à la vision “rattachiste” défendue par Lyon-Libération :

‘Dans l’agglomération même, certains sondages, mal vus des politiques, il y a quelques années « marchèrent sur la frontière » et la piétinèrent allègrement. L’opinion comme la volonté de puissance et de modernité choisirait certainement la fusion métropolitaine.152

En plaçant « la volonté de puissance et de modernité » du même côté que « l’opinion » - ensemble flou au demeurant -, l’enjeu in fine est de faire apparaître rétrogrades tous ceux qui, parmi les élus (locaux ?), restent favorables à une lecture effectuée à l’aune des communes. En fait, l’éditorial a été publié le jour même de la venue à Villeurbanne du président Mitterrand, ce dont le journal a du reste pris prétexte pour consacrer alors une grande part de sa pagination à la deuxième commune de l’agglomération. Même s’il n’est fait aucune allusion à cette visite présidentielle dans l’éditorial, il n’empêche que le fait qu’elle ait été limitée à Villeurbanne entérine de fait une vision “séparatiste”, celle-là même qui précisément n’a pas les faveurs du journal dans son discours assumé.

Notes
122.

Ce constat est valable pour le jugement de vérité « probablement » et le jugement de réalité « en fait », que nous nous abstiendrons par conséquent d’évoquer plus avant dans la suite du texte. Mais dans la mesure où ils sont tous deux présents dans la troisième période, il ne nous semble pas incongru de voir celle-ci posséder un “spectre” de jugement d’autant plus élargi que les traces qui lui correspondent ne se focalisent pas en priorité sur un référent ou un contenu identique.

123.

Annexion médiatique, Commentaire Michel Lépinay, 23 septembre 1991.

124.

Idem.

125.

2 à 0, Commentaire Michel Lépinay, 9 décembre 1991.

126.

L’article de Sophie Landrin qui jouxte le commentaire de Michel Lépinay se termine ainsi : “Jusqu’à présent, les rénovateurs de Rhône-Alpes s’étaient forgé leur fief : Charles Millon à la Région, Michel Noir à Lyon, Alain Carignon à Grenoble. Chacun respectant la citadelle des autres. Les élections régionales pourraient ouvrir une première brèche dans ces frontières établies. A moins, au contraire, qu’elles ne les renforcent, créant alors de véritables baronnies”.

127.

L’ensemble de ces commentaires sont signés par Michel Lépinay : respectivement Une ouverture opaque, 22 mars 1989 ; Lisse comme le discours du maire de Lyon, 24 mars 1989 ; Un petit air familier, 20 juin 1989 et Une rentrée discrète sur tous les tableaux, 4 septembre 1989.

128.

Respectivement Lisse comme le discours du maire de Lyon, Commentaire Michel Lépinay, 24 mars 1989 ; Etat de grâce et Dernière pierre, Billets Robert Marmoz, 3 avril et 6 juin 1989.

129.

Selon l’expression de Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, op. cit., p. 387.

130.

Le retour de Botton, Billet Robert Marmoz, 22 avril 1989.

131.

Mutisme, Billet Michel Lépinay, 3 mai 1988.

132.

Selon Simone Bonnafous (cf. “Le vocabulaire de Metz, étude quantitative”, in Langages, 71, septembre 1983, p. 66).

133.

Noir sans partage, Billet Michel Lépinay, 14 mars 1989.

134.

Malentendus, Billet Michel Lépinay, 14 novembre 1988.

135.

Le siège de Lyon, Editorial Michel Lépinay, 25 avril 1988. Le « fauteuil ministériel à Paris » fait référence au poste de ministre du commerce extérieur de Michel Noir dans le premier gouvernement de “cohabitation” (1986-1988). La Croix-Rousse est d’autre part le “quartier” de Lyon dont Michel Noir est député et où il réside. C’est dire à quel point le présent énoncé souhaiterait pouvoir délivrer une charge symbolique forte.

136.

On pourrait citer un exemple de transfert de cette image d’attentisme à propos d’une phrase qui ponctue un billet soulignant l’absence de décision concrète des élus à l’égard du contournement-est de la ville ou leur incapacité à s’accorder sur la mise en place d’une rocade à l’ouest : « Mais on pourra toujours, là encore, invoquer quelque cliché barro-lyonnais, façon : à Lyon on aime bien laisser le temps au temps... » (Le tube underground de l’année, Billet Michel Lépinay, 24 février 1989). Le rédacteur en chef, s’il qualifie ce qu’il avance de « cliché », n’en entérine pas moins, dans un mouvement circulaire somme toute assez courant, le contenu du fait même qu’il s’en sert comme thème à l’appui d’un développement antérieur.

137.

Une folle semaine, Billet Michel Lépinay, 1er décembre 1988.

138.

Lyon, la preuve par neuf, Commentaire Michel Lépinay, 13 mars 1989.

139.

Commencer par ouvrir les portes, Commentaire Michel Lépinay, 4 mars 1989.

140.

Frilosité, Billet Edouard Mir, 8 mars 1988. La veille au soir, le vote du budget de l’année 1988 a été entaché d’une polémique concernant la lutte contre la pauvreté. Dans la même édition, un article fait écho à une étude comparative commandée à un cabinet... parisien par l’Agence d’urbanisme de la Communauté urbaine, de laquelle il ressort que Lyon est avant-dernière d’un ensemble de huit métropoles européennes “passées au crible de critères d’internationalité : nombre de banques, d’entreprises de plus de 500 salariés, de sièges sociaux, etc.”. L’auteur de l’article, Brigitte Vital-Durand, en conclue que les ambitions internationales de Lyon représentent “l’Arlésienne de la capitale des Gaules”.

141.

Objectif troisième division, Commentaire Michel Lépinay, 21 avril 1989. Le propos est tenu en marge de la publicité faite au rapport (scientifique celui-là) du GIP-Reclus consacré aux “villes européennes”. Ici, le journal fait montre d’un discours plus nuancé : “La notion d’Eurocité ne concerne pas Lyon. Si l’on ne devait retenir qu’une douzaine de villes en Europe, elle serait dans les dernières. Mais elle a la taille européenne” est-il possible de lire dans un des articles publiés en marge du commentaire du rédacteur en chef.

142.

Confluences, Editorial René-Pierre Boullu, 26 septembre 1986.

143.

Gag !, Billet René-Pierre Boullu, 29 juin 1987.

144.

Née en 1982, cette confrérie, que le journal qualifie, dans une légende sous une photographie, de “sorte de licence IV de l’establishment lyonnais”, contient alors dans ses membres des personnalités telles que Francisque Collomb (maire de Lyon), Jean Palluy (président du conseil général du Rhône), Michel Noir (député du Rhône) ou Jean-Jacques Serra (directeur départemental des polices urbaines, en charge d’assurer la sécurité du pape lors de sa venue à Lyon en 1986). Il ne paraît pas superflu d’ajouter que Florent Dessus, dont l’objectif en cas d’élection est de faire du Parti radical du Rhône la première fédération radicale de France avec comme programme “la “lyonnitude” et la nouvelle radicalité”, est passé par le groupe Hersant et a été notamment rédacteur en chef d’une des “institutions” de la presse à Lyon : les Petites affiches lyonnaises.

145.

Rappelons que Pantagruel - qui deviendra par la suite le livre II - est paru à Lyon en 1532 sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, soit l’année même où Rabelais est nommé médecin à l’hôtel-Dieu de Lyon.

146.

S’il est question de « combat », c’est dans la mesure où la présidence de la fédération du Rhône était inoccupée depuis un an au moment de la nomination de Florent Dessus, suite à des querelles intestines et l’annulation par l’état-major parisien d’une assemblée générale devant se tenir à Lyon en décembre 1986 et durant laquelle devait être élu un nouveau président.

147.

Retour à la normale, Editorial René-Pierre Boullu, 15 septembre 1987.

148.

La mort d’un journal, Editorial René-Pierre Boullu, 3 novembre 1987.

149.

Pub, Editorial René-Pierre Boullu, 30 septembre 1987 (jour de publication par Lyon-Libération d’un guide pratique de l’avortement à Lyon).

150.

Les deux extraits émanent d’un même éditorial de René-Pierre Boullu (Le héros d’un jour... de trop ?, 5 novembre 1987).

151.

La ville dont le prince est Hernu, Editorial René-Pierre Boullu, 21 mars 1987.

152.

Idem.