3.1. Le questionnement : le point d’interrogation

C’est à la troisième période rédactionnelle qu’il revient de contenir la part la plus significative de points d’interrogation (+4) et, par conséquent, d’être caractérisée au premier chef par la modalité d’énonciation interrogative. Mais l’indication du sur-emploi de cette trace formelle dans la période dirigée par Robert Marmoz ne doit pas faire oublier qu’elle induit des effets de questionnement différents selon son mode d’apparition dans le texte. Pour ce qui concerne la troisième période de notre corpus, il y a loin par exemple entre les 7 occurrences de points d’interrogation (sur 62) qui ponctuent un éditorial, un commentaire ou un billet - transmettant par là même au lecteur ce qui, pour Yves de La Haye, représente ‘“l’état d’incertitude à l’égard d’une situation”’ 196 - et celles qui procèdent d’une apparition par rafales dans le discours éditorial de Lyon-Libération. L’enjeu ne semble pas être le même dans ces deux types de procédure, même si au bout du compte ‘“le fait de poser une question ramène la communication argumentative à la problématique de celui qui la pose”’ 197. Par deux fois, le rédacteur en chef pose trois questions d’affilée. Il est frappant de constater d’ailleurs que ces deux blocs discursifs prennent place à l’intérieur d’un développement où le Parti socialiste constitue le thème du discours assumé, soit par le biais d’un terme générique, soit par celui du référent « Gérard Collomb » :

‘Avec sa danse de la « décrispation » qui le fait chalouper autour de l’Elysée et du gouvernement, le député-maire [Michel Noir] donne le tournis à « ses » socialistes. Quel militant PS oserait critiquer sa très « douce France » décision sur la mosquée ? Qui pourrait se gausser trop fort de sa finalement chétive « carte santé » ? Quel responsable socialiste se sentirait prêt, en critiquant trop fort le contrat d’objectif signé hier [entre le ministre de l’Education nationale Lionel Jospin, Michel Noir et le maire socialiste de Rennes Edmond Hervé, en vue d’endiguer l’“échec scolaire”], à embarquer dans la même opprobre le ministre Jospin peu de mois avant un congrès indécis ? Toutes ses oppositions paralysées, Michel Noir joue sa politique et son image en ligne directe avec l’opinion publique.
Groggy par l’ampleur du triomphe noiriste, Gérard Collomb a mis du temps à se remettre. Qu’est-ce qui aura le plus joué dans son réveil d’hier ? L’approche dans quelques mois d’un congrès dont il pourrait sortir affaibli ? Ou la nécessité de se positionner très vite avant le grand show consensuel qui s’annonce lundi prochain avec l’arrivée du président de la République à Lyon [pour l’inauguration du siège d’Interpol] ? L’une ou l’autre, il lui fallait accélérer dans l’affirmation de son opposition et courir vite pour rattraper, aux yeux de ses camarades, le temps perdu. [Au lendemain d’une conférence de presse tenue par Gérard Collomb durant laquelle ce dernier a pris pour cible la politique d’urbanisme de Michel Noir.]198

Dans ces deux extraits, que nous avons été obligé de citer in extenso, le recours à des points d’interrogation “en chaîne” nous semble avant tout être mis au service du raisonnement du rédacteur en chef. Dans le premier cas, il s’agirait moins par ce biais de désigner au lecteur l’incapacité des socialistes locaux à représenter une opposition crédible à Michel Noir que de la nécessité pour eux de s’engager dans une rénovation en profondeur (ce par quoi se termine le billet), ne serait-ce qu’en vue déjà de posséder une marge de manoeuvre plus large. Dans le second cas, le journal “détourne” la convocation de la presse par Gérard Collomb pour interroger l’agir de celui-ci au détriment de la position qu’il a tenu à exprimer publiquement à l’encontre du député-maire de Lyon. Au final, le lecteur peut éprouver le sentiment que le “leader” socialiste n’est apte à se mettre en mouvement qu’à la faveur d’un agenda national (une visite présidentielle et un congrès). En fait, il est possible d’appliquer au premier des deux passages cités ici ce que Gérard Imbert a mis en évidence au moment de décrypter le discours du journal El País, à savoir que l’opinion publique est à appréhender comme un actant qui se construit dans et par le discours. Plus exactement, lorsqu’on peut lire « Toutes ses oppositions paralysées, Michel Noir joue sa politique et son image en ligne directe avec l’opinion publique », Lyon-Libération se fait destinateur dans la mesure où il prétend refléter cette dernière. Mais c’est l’autre statut actantiel du journal de référence pointé par Gérard Imbert qui se trouve être davantage représenté dans la troisième période à travers la surreprésentation de la modalité d’énonciation interrogative. De destinateur, le journal devient en effet anti-destinateur, ‘“lorsqu’il s’agit par exemple de convaincre [l’opinion publique]”’ 199. Cette posture est particulièrement à l’oeuvre dans le discours assumé de Lyon-Libération dès l’instant où le fait de poser des questions lui permet d’injecter dans les réponses correspondantes des évaluations modales épistémiques, comme dans les exemples suivants :

‘D’où vient l’offensive pour rapatrier ici un dossier que finalement seul un juge parisien a réussi à mener à bien en faisant arrêter Paul Touvier ? De la magistrature lyonnaise qui en son temps s’était déclarée, plusieurs fois, incompétente ? Ce serait saugrenu. De certains médias parlant au nom d’une opinion publique « soucieuse de symbole » ? L’opération est risquée, car à oublier le fond du débat, c’est dire l’intérêt historique qu’il y a à comprendre comment une partie de la population a pu s’adonner à la collaboration, on pourrait donner l’impression, certainement fausse, de jeter un rideau de fumée pour masquer la partie. [La veille, le garde des Sceaux Pierre Arpaillange a laissé entendre que le procès de Paul Touvier pourrait se tenir à Lyon.]
La tour d’escalade de Vaulx-en-Velin masquait-elle la situation explosive d’un quartier que l’on croyait assagi par plusieurs années de réhabilitation ? La tentation serait grande de le croire. Le calendrier y incite : ne s’est-il pas écoulé juste une semaine entre l’inauguration de cette tour, saluée par toute la classe politique locale comme la réussite d’une réhabilitation, et ce qu’il faut bien appeler une émeute qui a, ce week-end, secoué le quartier ? Pourtant, la proximité même de ces deux dates (...) incite à la prudence du commentaire. [Au lendemain de l’incendie d’un centre commercial et des affrontements qui se sont déroulés dans un quartier de Vaulx-en-Velin, faisant suite au décès de Thomas Claudio (jeune homme passager d’une moto percutée par une voiture de police).]200

Une fois encore, la citation in extenso des passages concernées s’avère nécessaire pour en apprécier le contenu. On remarquera d’ailleurs que l’apparition des points d’interrogation dans le texte se fait là aussi par rafales, même s’il existe une différence de taille avec ce qui a été présenté en amont. Ici, une réponse survient à la suite d’une phrase interrogative avant qu’une nouvelle n’apparaisse. Il y a bien comme une scansion qui donne l’impression que le journal intercale son discours dans celui qui serait en phase avec l’“opinion publique” (expression du reste partie intégrante du premier extrait). Il revient donc bien à Lyon-Libération de moduler le croire de l’“opinion” et, à travers elle, du lecteur : « un quartier que l’on croyait assagi », « la tentation serait grande de le croire », « ce serait saugrenu » (fragment susceptible d’être complété par :

« de croire cela »), « incite à la prudence du commentaire » (dont un des sous-entendus possibles pourrait être : « que vous seriez à même de tenir ») et la construction : « L’o-pération est risquée (...) c’est dire l’intérêt historique qu’il y a à comprendre (...) on pourrait donner l’impression, certainement fausse (...) ». Dans ce dernier fragment de phrase, le recours à un jugement de vérité a pour effet de renforcer l’adhésion du lecteur à la position du journal. Ce genre de termes véridictoires est d’ailleurs utilisé ailleurs, mais immédiatement à l’initiale de certaines des réponses que le journal apporte à ses propres questions, ce qui a pour effet de rendre plus “naturel” encore son discours sur le monde. Dans ces cas, les jugements de vérité s’articulent en effet directement avec le contenu des questions, ce qui tend en retour à en faire un donné en prise directe avec la réalité empirique. Ainsi dans les exemples suivants :

‘D’où venait ce charisme qui hier a balayé les interrogations, les critiques que posait son fonctionnement personnel en politique ? Sans doute que l’image qu’il renvoyait à ceux qui le regardaient leur permettait de s’identifier à l’acteur. [Au surlendemain du décès de Charles Hernu, au moment où il prononce un discours devant la communauté arménienne de Villeurbanne.]
Le PC, lui, avait un cheval de bataille : la manifestation de samedi. Comment embrayera-t-il en deuxième semaine ? Certainement à l’inverse du PS qui, après le succès de la manifestation pacifiste, jouera profil bas sur le sujet. [Deux jours plus tôt, à l’appel d’organisateurs “pacifistes”, dont le PCF, une manifestation a réuni à Lyon 10.000 personnes - selon le journal - opposées à la guerre du Golfe, tandis que s’achevait une première semaine de campagne pour les élections législatives partielles découlant de la démission de Michel Noir du RPR, un mois auparavant.]
L’extrême-droite serait-elle aujourd’hui plus raciste et antisémite qu’elle ne l’a été dans le passé ? Evidemment non. [L’avant-veille, la préfecture du Rhône et le maire de Villeurbanne Gilbert Chabroux ont interdit un meeting du FN pour risques de « trouble à l’ordre public ».]201

Ce qu’il y a de curieux dans ce dernier énoncé, c’est qu’il tend à faire du racisme et de l’antisémitisme des notions dont il serait possible de graduer la teneur, au gré dans ce cas des “épisodes” qui ont jalonné jusque-là l’existence du Front national. Si l’on y regarde de plus près, ce propos du rédacteur en chef adjoint “parisien” lui sert en fait d’appui au raisonnement selon lequel il y aurait une légitimité à s’interroger sur la politique gouvernementale et sur la tentation de priver alors systématiquement le Front national de réunions publiques et ce, après la profanation d’une tombe “juive” du cimetière de Carpentras. Le recours au registre de l’évidence pour répondre à une question au contenu “déplacé” permet à Jean-Michel Helvig de montrer l’inanité d’une telle mesure, sur le mode : le FN n’est pas plus raciste et antisémite qu’avant, ce qui n’empêche pas le gouvernement d’avoir recours pour la première fois à une mesure d’interdiction temporaire, alors même qu’à suivre cette logique on eût été en droit par le passé, via la législation antiraciste en vigueur, d’interdire définitivement le parti d’extrême droite : ce qui n’a pas été fait.

Notes
196.

Journalisme, mode d’emploi, Paris/Grenoble, La Pensée sauvage/ELLUG, 1983, p. 138.

197.

Uli Windisch, Le prêt-à-penser, op. cit., p. 154.

198.

Le hussard Noir et Timing, Billets Robert Marmoz, 4 octobre et 22 novembre 1989.

199.

Cf. Le discours du journal El País, op. cit., p. 58. A propos du journal de référence, Gérard Imbert écrit encore qu’“indépendamment de l’opinion (particulière) de ses lecteurs, le journal se situe par rapport à “l’opinion publique” (opinion générale si l’on veut) qu’il met en scène, dont il fait le protagoniste de son discours” (idem, p. 48). L’auteur s’inspire en fait largement des développements d’Eric Landowski (cf. en particulier “L’opinion publique et ses porte-parole”, Actes sémiotiques, 12, 1980) pour lequel l’“opinion publique”, telle qu’elle se trouve déclinée dans le discours médiatique, n’existe pas en tant que réalité sociologique tangible (position défendue du reste par Pierre Bourdieu) mais produit certains effets de sens précis dans le cadre d’un “logos (journalistico) politique”.

200.

Rideau de fumée et Echec à la tour ?, Billets Robert Marmoz, 21 octobre 1989 et 8 octobre 1990.

201.

Respectivement Quel charisme ?, Le grand décalage et La dernière tentation, Billet Robert Marmoz (19 janvier 1990), Commentaires Robert Marmoz et Jean-Michel Helvig (14 janvier 1991 et 31 mai 1990).