3.2. L’implicite : les points de suspension

Les points de suspension font partie des formes sur-employées dans la première période rédactionnelle (+4) et sous-employées dans la troisième (-5). Il nous est cependant apparu envisageable de subdiviser cet indice paralinguistique en fonction de ses trois configurations d’emploi principales - facilement repérables - en vue, dans un deuxième temps, de calculer leurs écarts réduits respectifs. Les critères distinctifs sont les suivants :

De cette ventilation plus fine, il ressort que toutes les configurations dont il a été question ici sont surreprésentées dans la première période, à l’exception de la première d’entre elles, celle dans laquelle les points de suspension ponctuent la phrase ou un fragment placé entre deux tirets, qui se trouve être spécifique de la seconde (+2.1)203. C’est ce type d’emploi seul qui va nous intéresser. En effet, nous pensons qu’il est à même de posséder une dimension implicite, au contraire des deux autres qui ne servent finalement qu’à désigner au lecteur une pause entre deux fragments parfaitement identifiables (même s’il est vrai au demeurant que cette pause entraîne un effet variable selon les contextes dans lesquels elle s’inscrit). Bien sûr, les points de suspension placés en fin de phrase ne suggèrent pas nécessairement l’idée d’implicite, puisqu’ils peuvent par exemple avoir pour fonction de marquer la possibilité d’une suite, auquel cas ils sont l’équivalent de etc. Si l’on a rencontré certaines occurrences qui répondaient à ce profil dans la deuxième période, le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas légion. Il arrive par ailleurs que des occurrences de points de suspension soient susceptibles de mêler le rôle de etc. avec celui d’un registre plus implicite, sans qu’il soit permis au bout du compte d’en retenir avec certitude l’un par rapport à l’autre. Cette confusion est perceptible en particulier dans les dires de Michel Noir, ce qui ne permet pas d’apprécier avec justesse l’intention du journal. Veut-il par là indiquer au lecteur qu’il ne lui transmet qu’une part de l’énoncé original par manque de place ou bien qu’il fait de lui son complice, pour admettre par exemple que « Il vaut mieux perdre une élection que son âme... » évolue vers un slogan vide de tout relief dès lors qu’il est répété à l’envi, voire que « ensemble nous nous aimons tous... » (prononcé le soir du deuxième tour des élections municipales) laisse mal augurer de la gestion à venir ? Mais l’ambiguïté persiste quand le journal utilise les points de suspension pour commenter le discours d’investiture du nouveau maire. Lorsqu’il indique que ce discours contient « très peu de référence à l’économie, à l’urbanisme, aux grands projets urgents pour l’agglomération... Mais de longs exposés sur l’échec scolaire, qui pourtant concerne bien peu les compétences d’un maire », rien ne permet d’affirmer sans se tromper que les points de suspension suggèrent l’idée d’une suite. Et s’ils avaient pour objectif de faire partager au récepteur l’“indignation polie” (selon l’expression d’Yves de La Haye) du rédacteur en chef, à l’instar de cet autre énoncé repéré dans le même commentaire et à propos duquel il est offert au lecteur matière à surenchérir (par exemple en usant d’un “on croit rêver !”) : « En caricaturant à peine, on peut résumer la pensée développée par Michel Noir depuis le 12 mars à une phrase : les électeurs rejettent les politiciens parce qu’ils ne se soucient pas assez des écoliers et des vieux... »204 ? Un sous-entendu du même acabit est du reste convoqué quelques mois plus tard, tandis que le nouveau maire de Lyon accorde un entretien à Lyon-Libération : « Le maire de Lyon annonce pour l’automne le bouclage de son programme sur « l’enfant dans la Cité »... »205.

Mais le rôle des points de suspension dans la deuxième période ne sert pas uniquement à faire partager au lecteur l’état d’esprit qui prévaut chez le journaliste à l’égard de ce qui fait l’objet de son discours. Il n’est que de penser aux énoncés à teneur ironique ou à ceux qui convoquent le savoir du lecteur (ce qui fournit dans ce cas une idée de l’image que le journal peut s’en faire). Pour illustrer les premiers d’entre eux, il nous faut au préalable citer deux nouveaux extraits :

‘On pourra évoquer la frilosité des bourgeois électeurs du 6ème déroutés par son [de Raymond Barre] « virage à gauche »... [Après le premier tour des élections municipales.]
Il faudra des juristes de haute volée pour inventer des règles réellement applicables, c’est-à-dire qui ne gênent pas trop l’activité industrielle des centres existants... [En marge de l’harmonisation européenne en matière d’environnement impulsée par le président Mitterrand.]206

On sait que Catherine Kerbrat-Orecchioni a montré que pour que soit prêté à des énoncés le statut d’énoncés ironiques à part entière, il faut que ‘“s’inscrivent quelque part dans le contexte verbal, et/ou para-verbal (intonation, mimo-gestualité), et/ou extra-verbal (état du référent, ensemble des savoirs que l’on possède sur [le locuteur], certains indices même flous, même simplement présomptifs, de cette inversion sémantique que constitue l’ironie”’ 207. Les points de suspension qui ponctuent les deux énoncés ci-dessus nous semblent participer directement du processus ironique qui y a cours (sans compter qu’ils sont les équivalents écrits de l’intonation, ainsi que le rappelle Yves de La Haye208). Ce que nous voulons suggérer par là, c’est que leur absence engendrerait une lecture littérale et, partant, “sincère” des énoncés produits par le journal (ainsi que Catherine Kerbrat-Orecchioni l’a mis en évidence). En usant des points de suspension, le journaliste institue un rapport privilégié avec le lecteur, le mettant en position de savoir qu’il pense non-p 209. Par conséquent, le « virage à gauche » (séquence guillemetée qui ne semble en rien la reproduction d’un énoncé d’origine mais une création imagée du journaliste) ne peut être qu’en décalage avec le type de politique effectivement menée par Raymond Barre, tandis que la non-perturbation des centres d’activité industrielles installés au sud de Lyon rend de facto caduques les « velléités régulatrices » du président de la République, sauf à transgresser les nouvelles réglementations en matière de permis de construire.

Comme on l’a mentionné précédemment, l’adjonction de points de suspension en fin de phrase peut encore obliger le lecteur à puiser dans son fonds de connaissance matière à combler l’espace laissé suspendu par le journaliste entre leurs deux postures. Que le lecteur laisse échapper la connotation de points de suspension ou soit incapable d’en apprécier la portée, et c’est tout l’édifice sémantique voulu (même inconsciemment) par le journaliste qui reste lettre morte, sans empêcher pour autant le propos de faire son office, de transmettre un message, mais par le biais d’une autre voie. Bien sûr, lorsque le journal écrit, tandis que le surrégénérateur de Superphénix est réactivé après un arrêt de 20 mois rendu nécessaire à la suite d’une fuite de sodium, que « l’initiative et le battage qui entoure [la relance du surrégénérateur] fera même sourire ceux qui ne manqueront pas d’évoquer une autre convocation de la presse internationale, devant une autre usine dont on voulait également démontrer l’inocuité... », il est aisé au lecteur d’identifier l’« autre usine » en question210. Mais il est un autre énoncé où la connaissance du contexte par le lecteur s’avère nécessaire pour l’apprécier à sa juste valeur : « Le projet est évidemment un argument de campagne pour la majorité sortante à Lyon, mais aussi à Ecully... »211. En produisant ce genre d’énoncé le jour où doit être dressé le bilan de deux mois de réunions concernant le projet d’agglomération “Lyon 2010” par Jean Rigaud, l’un de ses initiateurs, le journal entend rappeler que ce dernier est aussi maire d’Ecully et, qu’à ce titre, il compte intégrer “Lyon 2010” à sa prochaine communication en direction de ses administrés. Ce en quoi l’apport des points de suspension a peut-être pour objectif au final de porter à la lumière le décalage entre un projet dit “d’agglomération” et son exploitation centripète au niveau des communes et, à partir de là, son échec.

Notes
202.

Yves de La Haye, Journalisme, mode d’emploi, op. cit., p. 137.

203.

La troisième période demeure quant à elle sous-utilisatrice des points de suspension, quelle qu’en soit la déclinaison.

204.

Lisse comme le discours du maire de Lyon, Commentaire Michel Lépinay, 24 mars 1989.

205.

Une rentrée discrète sur tous les tableaux, Commentaire Michel Lépinay, 4 septembre 1989.

206.

Lyon, la preuve par 9 et Un casse-tête européen, Commentaire et Billet Michel Lépinay, 13 mars et 10 mai 1989.

207.

“Déambulation en territoire aléthique”, in Stratégies discursives, Lyon, PUL, 1978, p. 57 (pour une description approfondie, cf. “Problèmes de l’ironie”, in Linguistique et Sémiologie, 1976/2, pp. 9-46).

208.

Journalisme, mode d’emploi, op. cit., p. 136.

209.

Si l’énoncé ironique se décline de telle manière que L (pour locuteur) pense p, dit non-p, et veut faire entendre p, Catherine Kerbrat-Orecchioni estime qu’un énoncé ne sera reçu comme ironique que si R (pour récepteur) a de bonnes raisons d’admettre que L pense non-p d’une part, mais aussi que L sait que R sait que L pense non-p (cf. “Déambulation...”, op. cit., p. 58 et note 25, p. 92).

210.

Urgence, Commentaire Michel Lépinay, 13 janvier 1989. On pourrait considérer au premier abord cet énoncé comme ironique. Ce serait faire fi cependant du fragment « fera même sourire » qui désamorce de fait l’apport ironique du journaliste pour le transformer en description d’action à l’intérieur de son propos, qu’il se compte du reste parmi ceux qui sourient ou non.

211.

No future ?, Billet Michel Lépinay, 5 décembre 1988.