4.2. Deuxième et troisième périodes : causalité et bilan

Le terme « décidément » est sur-employé dans la deuxième période (+2.2) tandis que l’item « finalement » l’est dans la troisième (+3.4) [-2.3 pour la période 1]. Cette distinction nous paraît d’autant plus remarquable que ces deux adverbes d’énonciation n’ont pas pour fonction d’apporter des informations mais de marquer le rapport qui relie le locuteur, ici le journal, à la situation. Une fois de plus, nous allons faire appel aux travaux d’Oswald Ducrot qui a eu l’occasion précisément de traiter l’un et l’autre de ces termes à l’aune d’une analyse contrastive. Ce qui peut représenter une aubaine, à condition bien sûr de ne pas perdre de vue le texte qui nous occupe ici.

La démarche d’Oswald Ducrot a été de montrer qu’en énonçant décidément P, le locuteur non seulement énonce P mais qu’il commente aussi son énonciation de P, qu’il présente comme découlant du fait qu’il a reconnu l’existence de X [une sorte de causalité que l’auteur nomme “force des choses”] : ‘“La répétition de faits F1... Fn analogues n’étant pas une pure coïncidence, je suis amené à dire P”’ 257. L’une des caractéristiques qu’Oswald Ducrot attribue, parmi d’autres, à décidément P, c’est la nécessité que les Fi soient coorientés, autrement dit que ‘“le locuteur leur attribue un caractère commun C et que c’est sur cette ressemblance qu’il fonde son énonciation”’ 258. Selon l’auteur, la coorientation serait le seul trait qui permette de distinguer décidément de finalement (lorsque celui-ci est employé comme adverbe d’énonciation). En effet, ‘“ces adverbes exigent tous deux une série précédente de Fi, dont le dernier, Fn, est orienté vers P. Mais ’ ‘finalement’ ‘ exige que l’un au moins des Fi soit orienté en sens inverse, ce qui est exclu avec décidément”’ 259. Dans ces conditions, on peut comprendre que les contraintes argumentatives de ces deux termes, selon l’expression de l’auteur, impliquent des effets de discours différents. Ce que nous allons maintenant nous proposer de vérifier par rapport à notre corpus, toujours après avoir pris soin de repérer des contextes récurrents.

Après examen des environnements de chacune des occurrences de « décidément » avérées dans la deuxième partie de notre corpus, il ressort que c’est une fois de plus Michel Noir mais aussi la campagne électorale qui se trouvent corrélés avec cet adverbe. En fait, si la référence à Michel Noir prend place à l’intérieur d’un même type d’emploi de « décidément », on ne peut pas en dire autant de la campagne électorale, sans compter qu’il est un contexte dans lequel ces deux actants se trouvent mêlés. A ce stade, il nous faut réutiliser la terminologie mise en place par Oswald Ducrot :

Dans deux des décidément P auxquels le journal a recours, la causalité qui subsume les faits qu’il met en avant renvoie à l’absence de lisibilité de Michel Noir, avant et après son élection :

Même lorsque le journal le donne à voir comme “incarné”, c’est à l’aune d’une direction bicéphale de la ville :

Des décidément P qui relèvent de la deuxième catégorie susmentionnée, à savoir celle dans laquelle il est aisée de repérer le dernier en date des faits qui conditionne son énonciation, nous pouvons retenir cette déclinaison à partir de la campagne municipale :

‘Décidément, cette campagne municipale est placée sous le signe de l’urbanisme. Qu’il s’agisse des pots de vin de la SORMAE, ou des « contorsions » de la SERL, l’actualité nous rappelle jour après jour un vieux dicton populaire : quand le bâtiment va, tout va... (en particulier les élus locaux) et depuis quelques temps, plus rien ne va. [Après la tenue du conseil d’administration de la SERL (Société d’équipement de la région de Lyon) à propos duquel le journal écrit, dans l’article qui jouxte le commentaire, que ‘“les grandes opérations d’urbanisme de l’agglomération semblent maintenant devoir systématiquement se faire selon des modalités dont la complexité oblige la SERL, qui souhaite être impérativement présente dans ces opérations, à de véritables contorsions juridiques et financières (...)”’.]265

Il est clair qu’ici le ton se veut davantage polémique. Ce qui entraîne cette lecture, c’est précisément la coorientation des deux faits « pots de vin de la SORMAE » et « « contorsions » de la SERL » rendue possible par la présence de « décidément ». Le deuxième fait joue bien le rôle du Fn puisqu’il renvoie à une actualité récente. Le rédacteur en chef n’est d’ailleurs pas dupe de cette dimension polémique puisqu’il précise un peu plus loin, comme s’il cherchait à se dédouaner (mais en conservant le bénéfice de ce qu’il avance et en maintenant le doute dans l’esprit du lecteur) : « En se gardant évidemment de tout amalgame entre les pratiques délictueuses de la société marseillaise, et les « acrobaties » de la société d’économie mixte lyonnaise, force est de constater qu’il existe un dénominateur commun : les brumes opaques dont aiment à se nimber la plupart des opérateurs d’aménagement ».

Il est un autre énoncé où l’identification d’un fait nouveau amène le journal à passer par décidément P pour dresser du président de Rhône-Alpes Charles Millon la figure d’un acteur à l’origine d’une pléthore de faire, qui plus est dans un espace de temps réduit (un mois) :

On retrouve du reste le même acteur dans la troisième période, mais dans le voisinage cette fois-ci de « finalement » :

‘Pas encore construit, apparemment loin s’en faut, le Lycée international peut se flatter déjà avoir formé un premier élève, et non des moindres : Charles Millon. Un élève qui finalement a appris assez vite une leçon sans doute indispensable à tout responsable politique qui veut reconquérir une crédibilité auprès des citoyens : c’est plus par des compétences gestionnaires que par l’alignement de petites phrases ou de grands projets à la dérive que passera la réconciliation entre le personnel politique et la société. [Après que Charles Millon a refusé les dépassements de coûts concernant la construction de cet édifice dans le quartier de Gerland.]267

Selon ce qui a été dit en amont, « finalement » exige qu’au moins l’un des faits présentés dans le texte soit orienté en sens inverse. Dans le présent passage, il revient aux « compétences gestionnaires » d’occuper cette position. On voit là qu’il y a une certaine continuité avec l’énoncé précédent, pourtant caractérisé par « décidément » : Charles Millon se “signale” avant tout par ses capacités à faire. Bien sûr, il serait prudent de replacer ce dernier passage dans son contexte situationnel. Si Charles Millon est montré en position de retenir une leçon, c’est que moins d’un mois auparavant, les groupes FN, PS et PCF de l’assemblée régionale ont refusé d’entériner les rallonges financières exigées par le projet de gare TGV à Satolas, ce que le journal avait alors traduit dans un chapô par ‘“Une cuisante défaite pour Charles Millon, un retard grave pour Rhône-Alpes”’. Mais la teneur n’est plus ici la même puisque le président de la région Rhône-Alpes est représenté comme ayant pris acte d’une situation antérieure pour se transposer à son tour en opposant : d’agi, il serait devenu agissant (ce que peut recouvrir du reste le double sémantisme de “leçons” - recevoir, donner - dans le titre du billet de Robert Marmoz : “Les leçons de l’élève Millon”). Il n’empêche que l’emploi de « finalement » à l’égard de cet acteur politique contraste nettement avec celui réservé au maire de Lyon. D’acteur obligé de composer avec André Soulier pour l’accession à la mairie ou peu prolixe sur ses programmes électoral et municipal, il évolue désormais vers un statut d’objet de discours dépossédé de toute initiative - « En tenant conférence de presse hier, Gérard Collomb espérait montrer du doigt les failles de la méthode Noir. Son intervention conduit finalement à plus s’interroger sur le « système-horloger Collomb » »268 - ou de sujet à propos duquel peut être dressé un constat paradoxal (directement à son encontre ou par l’entremise de son parti d’origine) :

‘On vit une époque formidable. Mais pas au RPR. Infortuné mouvement qui, il y a deux ans se frottait les mains d’avoir décroché enfin la seconde ville de France. Sa prise de l’Hôtel de ville ne lui aura finalement pas porté chance. [Tandis que débute la campagne pour l’élection législative partielle rendue nécessaire suite à la démission de Michel Noir du RPR.]
Suprême paradoxe, c’est finalement le « vainqueur » d’hier, Michel Noir, qui aura le plus perdu dans l’aventure. Elu par à peine plus d’un électeur sur cinq dans son fief, il a montré que ses analyses sur la situation internationale n’étaient pas encore au point. [Au lendemain du deuxième tour de l’élection législative partielle.]269

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que « finalement » fasse office de modalité de certitude à l’intérieur d’énoncés déclinés au futur antérieur dit de “bilan”. En passant par ce type de procès, le journal laisse entendre qu’on s’attendrait plutôt à ce que ce soit le contraire qui arrive270.

Notes
257.

Les mots du discours, Paris, Minuit, 1980, p. 138.

258.

Idem, p. 154.

259.

Id., p. 155.

260.

Id., pp. 139-140.

261.

Id., p. 147.

262.

Michel Noir est-il soluble dans la transparence ?, Billet Robert Marmoz, 10 mars 1989.

263.

Une rentrée discrète sur tous les tableaux, Commentaire Michel Lépinay, 4 septembre 1989.

264.

Un fauteuil pour deux, Commentaire Michel Lépinay, 25 janvier 1989. Le rédacteur en chef va jusqu’à écrire, non sans ironie : « Tous deux [ayant] des arguments à faire valoir (...) il n’y a qu’à élire l’un et l’autre... maire de Lyon ».

265.

Le couvercle a bougé, Commentaire Michel Lépinay, 17 février 1989.

266.

Les travaux pratiques d’un “néo-girondin”, Commentaire Michel Lépinay, 28 avril 1989.

267.

Les leçons de l’élève Millon, Billet Robert Marmoz, 29 septembre 1990.

268.

Timing, Billet Robert Marmoz, 22 novembre 1989.

269.

Implosion et Tous perdants, Billets Robert Marmoz, 7 janvier et 4 février 1991.

270.

Cf. Dominique Maingueneau, Approche de l’énonciation en linguistique française, op. cit., p. 78.