4.3. Périodes “Lépinay” : justification et conclusion

La deuxième période sur-emploie l’expression « en effet » (+4.1) [-3.1 pour la période 1] tandis que sont surreprésentés dans la quatrième période les termes « car » (+4.0), « or » (+3.5, après désambiguïsation), « donc » (+3.8) [-2.3 pour la période 1] et « même », dès lors que ce terme sert à donner à un argument une force supérieure à un ou plusieurs autres (+2.7) [-2.2 pour la période 2].

Dans notre corpus, « en effet » et « car » relèvent du même registre de la justification. Leur emploi sert au journal à rendre vraisemblable le contenu d’un premier énoncé. Comme l’écrit Dominique Maingueneau :

‘Si dans « P car Q » [mais nous pourrions ici en dire de même de « P en effet Q »] il y a deux actes d’énonciation, dont le second est présenté comme destiné à légitimer le premier, cette légitimation peut porter sur le droit d’énoncer comme on l’a fait ou, le plus souvent, sur le fait de présenter Q comme une raison de croire P vrai.271

A regarder les contextes les plus récurrents de ces items, on se rend compte d’une part qu’ils balisent les références au Front national tout au long des consultations électorales majeures, à l’exception notable cependant des municipales de 1989 (élections présidentielle et législatives de 1988 puis élections cantonales et régionales de 1992), d’autre part qu’ils sont fortement corrélés avec la rénovation de la vie politique (locale) prônée par Michel Noir (constat valable uniquement pour « en effet » et la deuxième période). En fait, le sentiment qui prédomine à la lecture des différents environnements qui ont trait au Front national, c’est que le journal cherche à faire admettre que les résultats obtenus par ce parti le placent en position de dicter ses conditions au reste de la classe politique (et en particulier à la droite qu’il présente comme « civilisée »). L’apport de proportions dans son discours éditorial sert du reste son entreprise justificatrice : « avec sa moyenne de 18 % sur le Rhône », « dès lors que le Front national peut revendiquer près du quart des électeurs dans certaines banlieues » (au surlendemain du premier tour de l’élection présidentielle), « le parti de Bruno Gollnisch est devenu la deuxième force politique du département du Rhône, avec près de 20 % des voix » (après les élections cantonales et régionales). Pour ce qui concerne Michel Noir, l’utilisation de « en effet » permet au journal des enchaînements de cette nature :

On retrouve en fait ici l’usage d’arguments ad hominem tels que ceux que nous avons déceler dans certaines progressions de type certes... mais, dont on a vu qu’elles servaient au journal à commenter le dire d’acteurs issus de la classe politique. Nous avons de la sorte confirmation du fait que c’est prioritairement en tant que sujet de faire que Michel Noir est intégré à des mouvements de balancier argumentatifs, qui permettent in fine au journal de le placer devant les responsabilités qui découlent de ses choix.

Si l’on s’arrête maintenant sur le sur-emploi de « même » dans la quatrième période, on se rend compte qu’il fournit l’occasion au journal de faire une focalisation sur les socialistes, soit en soulignant leur défaite aux élections cantonales et régionales au point d’en accentuer l’aspect “déroutant”, soit en induisant leur éclatement après que Laurent Fabius, ancien premier ministre, eut réclamé d’être jugé par un jury d’honneur dans le cadre de l’affaire dite “du sang contaminé” :

‘Quand Fabius réclame un tribunal pour lui-même et que Kouchner ne se contient plus devant l’incurie qui régente l’univers de la santé publique dans ce pays, il faut y voir le signe que même le corset traditionnel de la solidarité gouvernementale ne résiste plus à l’émotion suscitée par le scandale des hémophiles transfusés.
Rude réveil pour les socialistes du Rhône. Même dans leurs pires cauchemars, Gilbert Chabroux [successeur de Charles Hernu à la mairie de Villeurbanne] et Gérard Collomb ne devaient pas imaginer pareille déroute. Avec ses 13 % de voix dans le département - 12 % à Lyon -, le PS ne réalise même pas le score des deux listes écologistes réunies.272

Comme l’indique Jean Gouazé, ‘“l’emploi de même présuppose que l’énonciation est faite en vue de soutenir une certaine conclusion, qui peut être explicitée ou non dans l’énoncé. L’argument introduit par même est présenté comme déterminant pour la thèse (r) explicitement posée dans l’énoncé”’ 273. L’application d’une telle description au deuxième énoncé fournit le mouvement argumentatif suivant : « Gilbert Chabroux et Gérard Collomb ne devaient pas imaginer pareille déroute » - thèse (r) - ; le fait que ce soit « dans leurs pires cauchemars» - argument (q) - qu’ils « ne devaient pas imaginer pareille déroute » - argument p effacé - est plus important pour prouver (r) que si l’argument (p) était le seul à être considéré274. Mais le rédacteur en chef ne se limite pas dans son commentaire à l’emploi de « même » pour faire adhérer ses lecteurs à l’idée que l’échec des socialistes aux élections cantonales et régionales est considérable :

‘Dans leur contestation des hommes politiques, les électeurs ont épargné les plus combatifs, envoyant les autres au tapis. Or les socialistes du Rhône avaient abdiqué leur rôle de principale force d’opposition bien avant d’en avoir perdu le rang. Leur score d’aujourd’hui vient en quelque sorte entériner cette réalité.275

Malgré l’absence de « donc » (implicite en fait), on reconnaît dans ce passage la figure de l’enthymème dans laquelle, selon Pierre-Alain Cahné, ‘“la rhétorique nous avait appris que (...) le coup de force n’est pas au niveau du donc, mais qu’il est au niveau de la prémisse qui feint de présenter une proposition vraisemblable comme une proposition certaine”’ 276. Quelle est-elle ici ? « les électeurs ont épargné les plus combatifs, envoyant les autres au tapis ». L’idée sous-jacente dans ce cas est que les « électeurs », non pas de façon discrète mais en tant que groupe homogène, se sont montré désireux d’épargner « les plus combatifs » des « hommes politiques », pour l’ensemble desquels leur consultation a malgré tout donné lieu à un vote-sanction. La conclusion à laquelle arrive le journal - « Leur score d’aujourd’hui vient en quelque sorte entériner cette réalité » - ne correspond pas du reste à une conséquence mais à une cause, celle-là même qui sert de véritable point de départ au rédacteur en chef pour échafauder un enthymème qui se fait passer, comme le dit Pierre-Alain Cahné, pour un syllogisme à la prémisse certaine. Le point de départ tel qu’il est donné dans le texte est donc en fait un point d’arrivée. Ou, pour le dire autrement, ce qui est donné à lire comme une information, ou comme un élément d’ordre factuel, est en réalité une conclusion argumentative. Dans un autre énoncé en rapport avec les mêmes élections, la proposition qui contient « donc » sous-tend une conséquence :

‘Les vaincus d’hier ne pourront invoquer l’absence aux urnes de leur électorat traditionnel. Près de 65 % des électeurs sont allés voter en Rhône-Alpes. Or à eux tous, RPR, UDF, Noiristes et candidats de la majorité présidentielle recueillent à peine plus de 50 % des suffrages dans la région. C’est donc bien un mouvement de fond qui s’est produit hier dont personne ne peut se prétendre quitte.277

Une fois de plus, la répercussion des résultats électoraux, qui représentent une donnée chiffrée officielle, semble offrir au journal matière à cautionner le mouvement argumentatif qu’il opère. Encore que par ce biais il ne s’agisse pas de dire quelque chose de ceux qui prennent place à l’intérieur d’un tel raisonnement que d’inférer la victoire du Front national sur tous les autres partis. Et puisqu’au lendemain de l’élection de Charles Millon à la tête de l’exécutif régional, il est encore possible de lire :

‘A moins d’un an de l’élargissement européen, la mission de la nouvelle assemblée est de faire le forcing pour porter Rhône-Alpes dans le peloton de tête des régions européennes. Or pour que Rhône-Alpes puisse jouer un jour dans la cour de ses grandes voisines, il faudra prendre des risques politiques. Quelle majorité de circonstance permettra donc de le faire ?278

il nous semble fondé de dire que le Front national imprègne le discours éditorial de Lyon-Libération. Car bien que cette élection soit allée de pair avec l’isolement de ce parti, c’est quand même à lui qu’il incombe la responsabilité d’une conclusion ouverte et, à ce titre, à valeur d’incertitude (« (...) donc (...) ? »). La recherche de « majorité de circonstance » sur chaque dossier (on notera d’ailleurs qu’ici « l’élargissement euro-péen » est réduit à en être un parmi d’autres) est en effet contrainte par le refus d’alors de Charles Millon de composer avec le parti d’extrême droite.

Notes
271.

L’analyse du discours, op. cit., p. 242. C’est l’auteur qui souligne.

272.

Sauve-qui-peut, Editorial Jean-Michel Helvig, 2 novembre 1992 et Crise d’identité, Commentaire Michel Lépinay, 24 mars 1992.

273.

“L’énonciation des titres”, in Stratégies de la presse et du droit, Lyon, PUL, 1979, p. 151.

274.

Construction librement inspirée de Jean Gouazé, qui lui-même emprunte à Jean-Claude Anscombre
(cf. “Même le roi de France est sage”, in Communications, 20, 1973, pp. 40-82).

275.

Crise d’identité, Commentaire Michel Lépinay, 24 mars 1992.

276.

“Les médias ont « leur rhétorique »”, in Mesure, 3, 1990, p. 26.

277.

Double défaite, Commentaire Michel Lépinay, 23 mars 1992.

278.

Le défi de Millon, Commentaire Michel Lépinay, 28 mars 1992.