Conclusion de la première partie

La mise au jour de formes “modalisatrices” et de termes “argumentatifs” spécifiques au discours éditorial de Lyon-Libération dans chacune des périodes rédactionnelles qui ont jalonné l’existence de ce journal quotidien aura permis de montrer que les deux périodes “Lépinay”, celles qui vont de pair avec l’idée de “faire du Libération” à Lyon, sont celles qui correspondent le mieux à la définition qu’a donnée Gérard Imbert du “genre” éditorial propre à la presse de référence. Ce constat ne vaut d’ailleurs pas tant pour les jugements de vérité et de réalité, dont aucune période ne peut prétendre au monopole, que pour les termes qui ressortissent au registre de l’évidence - « évidemment » est spécifique aux deuxième et quatrième périodes et sert en premier lieu à connoter l’agir de Michel Noir - et pour les formes verbales qui renvoient à des modalités virtualisantes (« voulu », « doit », « devra » et « faudra » sont exclusivement sur-employées dans la deuxième période). A ce titre, un terme comme « faudra », qui prend nécessairement place dans une tournure impersonnelle, est symptomatique d’une posture actantielle qui, de locuteur collectif, fait évoluer le journal vers un statut de destinateur moral. On a vu que le recours à cette modalité déontique lui permettait de s’adresser à la classe politique locale sous la forme d’interpellations afin de l’exhorter à (ré)agir en vue de l’Acte unique du 1er janvier 1993.

Si les termes qui correspondent à des modalités actualisantes sont mieux répartis dans les quatre périodes, il n’empêche qu’un hiatus est perceptible entre les périodes “Lépinay” et les deux autres. Les premières s’accordent davantage avec un discours de l’auctoritas ou à forte teneur persuasive, auquel cas le croire du lecteur est mis à contribution (« on peut penser », « il est trop tôt pour savoir », « il suffit pour s’en convaincre »). Et même si la première période, au contraire de la troisième, a en commun avec celles dirigées par Michel Lépinay une utilisation banale de « on », il n’empêche qu’une expression assertive comme on ne saurait + infinitif entre davantage en résonnance avec « certainement » et « paraît », formes également spécifiques dans la première période qui, de ce fait, se trouve avoir un lexique “modalisateur” davantage tourné vers le registre de la certitude que vers celui de l’évidence. Etant donné que le jugement de vérité qu’exprime ici « certainement » s’inscrit dans des contextes qui offrent d’approcher Lyon à l’aune de sa “lyonnité” et que le sur-emploi des guillemets, dans la même période, participent entre autres fonctions d’une visée polémique - qui n’a nul équivalent dans les phases suivantes - à l’encontre d’acteurs, politiques pour la plupart, qui sont partie prenante de la société lyonnaise, nous sommes donc en mesure d’affirmer que le discours éditorial de la période initiale transgresse les règles généralement admises dans la presse locale “traditionnelle”, en particulier la première d’entre elles, qui veut que l’on ne mette pas en cause des acteurs sociaux susceptibles de représenter une source habituelle d’informations. Mais il y a plus. En mettant à plusieurs reprises en opposition, à l’intérieur d’une construction restrictive avec « malgré », deux entités dépendant du même macro-actant Lyon, Lyon-Libération fait en sorte de dénier tout caractère d’évidence à Lyon, ce qui, là encore, équivaut à une attitude qui n’a pas cours dans la presse quotidienne régionale, peu encline à remettre en question l’existence de la ville en tant que telle.

Le sur-emploi de « mais » dans la deuxième période nous a encore permis, par affinage progressif, de mettre en valeur un autre acte de concession, contenu cette fois à hauteur du terme qui occupe la place initiale dans la construction certes (bien sûr,...)... mais. En nous appuyant sur les travaux d’Oswald Ducrot et de Jean-Claude Anscombre, tenants de modèles formels à même de rendre compte de la cohérence discursive depuis la langue comme détentrice d’une composante argumentative, il nous a été ainsi possible d’admettre le caractère “libéral” de Lyon-Libération dans son discours éditorial de la seconde période. Ailleurs, et toujours sur leurs brisées, nous avons été en mesure de montrer que l’usage des deux adverbes d’énonciation « décidément » et « finalement » (surreprésentés respectivement dans les deuxième et troisième périodes) entraîne une construction divergente des acteurs Charles Millon et Michel Noir, seule se dégageant du premier une capacité à agir. Quant aux termes « car » et « en effet », ce dernier en concurrence avec le premier pour indiquer une justification, leurs contextes les plus récurrents balisent les références au Front national tout au long des consultations électorales, à l’exception des municipales de 1989. En faisant appel à des paramètres quantitatifs, le journal accentue la dimension véridictoire de ce qu’il avance. C’est du reste au même procédé qu’il a recours au lendemain des élections régionales et cantonales de 1992, mais à l’encontre des “grands” partis politiques traditionnels et par le biais d’un raisonnement inspiré de la figure de l’enthymème (or...donc). Ce qui nous aura amené à affirmer au final que nous sommes en présence d’un discours éditorial imprégné par le Front national.

Par-delà ce dernier constat et tous ceux qui l’ont précédé, nous estimerions atteint l’objectif que nous nous étions fixé si cette première partie pouvait aussi avoir été lue à travers le prisme d’une construction de la réalité sociale non plus seulement appréciée à l’aune d’un type de discours, mais aussi d’une écriture approchée littéralement, autrement dit dont le décrytage “endogène” de certaines de ces composantes “stratégiques” participe d’une connaissance élargie des enjeux discursifs qui traversent tout énoncé de presse dès lors qu’il déroule un raisonnement.