2.1. Acteurs sociaux

Ce par quoi l’oeil est attiré, avant même d’entrer dans le détail, est constitué par l’agglomérat de noms propres qui se trouvent condensés à l’extrémité positive du premier axe (cf. p. 142). Non seulement ces formes propriales “font masse” mais encore elles sont près de deux fois plus importantes en nombre que celles qui leur font pendant du côté gauche du graphique, lesquelles ont en outre la particularité d’être disséminées de part et d’autre de l’axe. Cet éparpillement ne les empêche pas cependant de toutes contribuer à l’axe de manière forte, ce qui n’est le cas que de « Barbie » du côté droit (5 %). Les autres acteurs sociaux présents de ce côté-là du premier axe n’interviennent que comme formes illustratives293. Comme « Barbie », la Période 1 est bien représentée sur le premier axe qu’elle contribue à créer fortement (COR = 92 % ; CTR = 45 %). Le clivage est réalisée avec la Période 2 et la Période 3, même si cette dernière s’oppose plus nettement avec la Période 2 sur le deuxième axe (COR = 46 % ; CTR = 38 %). Les deux blocs qui s’opposent sur le premier axe dénotent chacun un contenu que l’on pourrait qualifier d’homogène. A quelques exceptions près, il est frappant de relever la “lyonnité” - qu’il serait possible de définir ici comme trait d’appartenance à la société lyonnaise - des noms propres situés dans le quadrant supérieur gauche du graphique par rapport à ceux qui se concentrent autour de la Période 1. En effet, hormis « Delangle », traiteur président du Salon des fines bouches... tous les autres acteurs désignés n’appartiennent pas à la société locale ou entretiennent avec elle un rapport particulier. C’est ainsi que l’« abbé Pierre », « Jarre » et « Frérot » ont vécu à Lyon. Les deux premiers sont essentiellement représentés comme des acteurs “en transit”. Leur passage par Lyon est lié à une occasion particulière : spectacle de fin de séjour du pape ou invitation par la mairie de Lyon à célébrer les « enfants célèbres » de la ville. « Frérot », pour sa part, désigne le membre d’Action directe que le journal met en scène depuis ses « carnets intimes », donc depuis un dire. En fait, la “récupération” de cette information, d’abord envisagée localement, a abouti à une publicité accrue du texte de Max Frérot mais non de l’acteur lui-même, dont le nom a déjà été diffusé à maintes reprises au niveau national294. A part peut-être « Wenders », qui apparaît dans un billet consacré aux Ailes du désir et signé par le journaliste “parisien” Serge Daney, tous les autres patronymes projetés sur le côté positif du premier axe s’inscrivent dans l’espace public local. Plus exactement, le discours assumé qui les prend en charge construit des espaces symboliques à partir de lieux concrets : un appartement (Lyon-Libération fait parler des ressortissants libanais sur le séjour d’Ibrahim Abdallah à Lyon), l’Opéra (le journal emploie quatre fois l’expression « Nouvel Opéra » ce qui, derrière le jeu de mots avec le nom de l’architecte, fait exister un bâtiment qui n’a rien de “nouveau” puisque encore à l’état de projet et objet d’un dissensus dans la majorité locale), le stade de Gerland (la venue de David Bowie n’y est pas souhaitée par l’adjoint aux sports) ou le palais de justice (dans le cadre du procès de Klaus Barbie). A ce titre, l’opposition sur le premier axe de « Barbie » et « Vergès » avec « Touvier » et « Hamy » est aussi une opposition entre lieu et absence de lieu. En effet, ce n’est pas tant l’inculpation de Touvier pour crime contre l’humanité par le juge lyonnais Hamy que le journal médiatise que l’interrogation quant à savoir où va se tenir le procès, à Paris ou à Lyon.

On notera encore, mais à part, le cas que représente Fernand « Braudel ». Le journal le mentionne dès son premier éditorial en faisant savoir que l’équipe de journalistes qui le réalise « est convaincue, avec l’historien Fernand Braudel, que la France est trop petite pour contenir à elle seule le destin de Lyon ». En fait, le journal se sert des écrits de Fernand Braudel comme d’une parole d’autorité, en particulier lorsqu’il s’agit de faire admettre la nécessité pour l’Eglise lyonnaise de recourir à des
« complicités » extérieures ou lorsqu’il en appelle à la reconstitution de l’« isthme » français après l’inauguration par le président de la République d’un tronçon d’autoroute dans l’Ain. Mais comme par ailleurs L’identité de la France fait fonction d’horizon référentiel incontournable chez un grand nombre d’intervenants locaux, et en particulier chez les techniciens de l’aménagement, il ne paraît pas faux d’affirmer que Lyon-Libération participe à sa manière à l’engouement ambiant qui finit par vider de toute substance la portée d’un travail historique réduit au rôle de faire-valoir295.

message URL AFC001.jpg
AFC périodes X noms propres d’acteurs sociaux (fréquence ≥ 3)
Noms propres d’acteurs sociaux - Axe n° 1 % d’inertie = 55 %
Formes +
(CTR = 40)
COR CTR Formes -
(CTR = 40)
COR CTR
Barbie
Nouvel
Frérot
Jean-Paul II
Vergès
Abdallah
Berlioz
Abbé Pierre
Amouroux
Bowie
Delangle
Wenders
Braudel
Jarre
994
985
985
985
985
987
987
985
985
985
985
985
709
709
58
34
29
29
29
25
25
22
22
22
22
22
20
20
Béraud
Françon
Lumière
Touvier
Hamy
Gérard
Karpov
459
961
817
470
863
357
357
153
93
92
78
70
52
52
Périodes +
(CTR = 250)
COR CTR Périodes -
(CTR = 250)
COR CTR
Période 1 924 447 Période 2
Période 3
481
471
320
230
Noms propres d’acteurs sociaux - Axe n° 2 % d’inertie = 33 %
Formes +
(CTR = 40)
COR CTR Formes -
(CTR = 40)
COR CTR
Béraud
Decourtray
Aulas
541
837
903
298
171
54
Gérard
Karpov
Savary
Touvier
564
564
731
192
137
137
75
52
Périodes +
(CTR = 250)
COR CTR Périodes -
(CTR = 250)
COR CTR
Période 2 517 569 Période 3 463 375

Le deuxième axe instaure un clivage assez semblable au premier : aux acteurs sociaux non directement en phase avec la société lyonnaise font pendant des acteurs dont l’activité est déterminée par une appartenance marquée au site : ainsi de l’écrivain Béraud dont Lyon-Libération craint que la réédition des romans par trois maisons d’édition, dont une régionale, n’aboutisse à la « banalisation », du cardinal « Decour-tray » que l’analyse factorielle nous montre comme “pesant” plus lourd en tant que pourfendeur de la Dernière tentation du Christ et qu’acteur en butte à la demande de reconnaissance d’une communauté - celle des « petites soeurs d’Israël » - qu’hôte du pape Jean-Paul II, ou de Jean-Michel « Aulas », industriel désireux de construire une équipe de football performante à Lyon. Sur le côté négatif de l’axe, on retrouve « Tou-vier », en compagnie cette fois du metteur en scène « Savary », directeur du théâtre du VIIIème en partance après avoir laissé un déficit évalué entre 5 et 8 MF (si son remplaçant, « Françon », est placé sur le premier axe, proche de la Période 2, c’est que le journal s’était déjà fait l’écho, avant l’élection municipale de 1989, de l’attente de sa nomination) et de « Karpov », acteur cité au moment du championnat du monde d’échecs qui a débuté à Lyon à la fin de l’année 1990. Le nom de « Gérard », dans le même quadrant inférieur gauche, renvoie à un homme dont le fils a été assassiné. Le journal a consacré cinq pages à sa confrontation (filmée) avec l’assassin présumée, vivant à Lyon et assigné à résidence dans le Rhône. Cet aspect a probablement commandé la parution de ce reportage dans les pages lyonnaises, alors même que le commentaire qui l’accompagne a été rédigé une fois encore par Serge Daney.

Notes
293.

Afin de ne pas alourdir la codification des plans factoriels, nous avons limité à quatre termes la légende de ces “cartes” :

- CAPITALES = formes projetables sur le premier axe ;

- CAPITALE EN ITALIQUE = formes projetables à la fois sur les premier et deuxième axes ;

- minuscules en italique = formes projetables sur le deuxième axe ;

- minuscules = formes projetables sur le troisième axe (axe non représenté dans ce travail).

Rien ne permet par conséquent de distinguer une forme qui contribue fortement à la constitution d’un axe (CTR) d’une forme qui ne serait qu’illustrative (COR importante mais CTR faible). Rien, sinon le commentaire qui accompagne ces “cartes” et les tableaux de chiffres.

294.

Robert Marmoz nous a fait savoir que René-Pierre Boullu avait envisagé de faire paraître les “carnets intimes de Max Frérot” à Lyon seulement. C’est ainsi que Serge July en a apprit l’existence tandis qu’il rendait visite à la rédaction lyonnaise, au moment même où une partie d’entre elle était occupée à retranscrire et à compléter le document original (récupéré par la journaliste Mireille Debard, sans aucun doute auprès d’un avocat). Le supplément est donc devenu national. Sans la “découverte” du directeur de Libération, il est probable, toujours selon Robert Marmoz, que la décision “isolée” de René-Pierre Boullu lui aurait coûté sa place de rédacteur en chef.

295.

Il n’est que de relever la façon dont est répété à l’envi, dans les présentations “promotionnelles” successives du projet Lyon 2010, l’extrait suivant : “Aujourd’hui comme hier, Lyon ne trouve son ordre et les conditions de son épanouissement que sur le plan international ; elle dépend de logiques à très large rayon. Il lui faut la complicité du dehors. Les fées qui la favorisent sont étrangères”.