4.1. Premier axe : passé versus avenir

Les noms propres que convoque le journal dans son discours assumé de la première période servent avant tout la mémoire, qu’elle ressortisse à la ville ou à une échelle beaucoup plus vaste. Plus exactement, il l’articule avec le présent de son énonciation. Cet aspect est particulièrement avéré au moment de la visite du pape en octobre 1986 mais aussi en marge du procès de Klaus Barbie, dès lors qu’il s’agit de faire écho à la demande de jumelage des Cantonais ou bien encore lorsque le journal fait un retour sur l’étape lyonnaise de Georges Ibrahim Abdallah, le chef des FARL. Ces “événements” sont l’occasion de produire du passé, d’articuler le dire actuel à un faire révolu. C’est ainsi que la venue de Jean-Paul II permet à Lyon-Libération d’affirmer la « double suprématie historique » de Lyon : celle obtenue sur les « Gaules » par Rome et celle que firent naître les chrétiens, « ces immigrés du Proche-Orient ». Cette dernière référence est aussi de mise au moment de commenter le séjour du leader des FARL à Lyon, mais pour dire combien le rôle de carrefour de la ville est tributaire des « anciennes relations entre Lyon et le Proche-Orient, notamment avec les chrétiens libanais ». Le rapprochement avec Canton fournit au journal matière à donner résonnance aux relations entretenues par Lyon avec l’Extrême-Orient :

‘« Vous leur direz que dans tous ces pays ce n’est pas le vendeur qui fait la loi, mais la clientèle ». C’est un des enseignements que tirait de son voyage en Chine la mission commerciale lyonnaise de 1895. L’aphorisme résume toujours, près d’un siècle plus tard, l’étrange mal oriental dont souffrent les industriels français dans leurs tentatives de conquête des marchés du far-east. Cela ne signifie pas, loin s’en faut, qu’en un siècle les rapports de la Chine à l’Occident n’aient pas changé.346

Le « Vietnam », enfin, sert d’anti-modèle au lendemain du jugement pour crime contre l’humanité prononcé à l’encontre de Klaus Barbie : « L’histoire du siècle étant ce que les journalistes en soupçonnent et rapportent au jour le jour, du Vietnam (avant) en Afghanistan et d’Argentine au Vietnam (après), beaucoup trop de procès de ce genre s’imposent désormais »347. Si l’on considère maintenant un référent comme « France », on remarque d’abord qu’il est majoritairement fait appel à lui dans des contextes où il est question de nucléaire, en particulier avec « Tchernobyl » comme thème porteur. Dans ce cas, le journal renforce le bien-fondé de sa démarche isolée de publier sous forme de bulletins météorologiques les relevés de radioactivité établis par la CRII-RAD en construisant un parallèle entre les “retombées radioactives” massives dans la région Rhône-Alpes et le fait que cette région connaisse la plus forte concentration de nucléaire civil au monde. Mais l’idée selon laquelle un territoire donné représente un danger potentiel par le seul fait que s’y cumulent plusieurs sites “à risques” n’est du reste pas propre à l’univers nucléaire dans le discours assumé de Lyon-Libération. Elle est avérée également après l’incendie du port « Edouard-Herriot » et sa disposition à proximité de ce qui est communément appelé le “couloir de la chimie”, du nom de cette enfilade de cuves d’hydrocarbures alignées le long du « Rhône », au sud de la ville. Mais dans ce cas, le discours du journal revient à qualifier de « fantasme » les dires tenus jusqu’alors qui projettent la probabilité d’une catastrophe en chaîne. Il est frappant de constater à quel point la référence au fleuve, au moment où se discute en comité interministériel la possibilité de prolonger la déclaration d’utilité publique à propos du canal « Rhin-Rhô-ne » ou « liaison mer Noire-Baltique-Méditerranée », articule une fois encore le passé au présent à l’égard de cette entreprise, alors même qu’on aurait pu penser, précisément parce qu’elle tient du projet, que le discours la concernant serait davantage tourné vers le futur : « Comme le projet de tunnel sous la Manche, le concept de canal du Rhône au Rhin est l’héritier d’une longue histoire jalonnée de déclarations d’intention, d’avancées, de reculs, mais aussi de spéculations immobilières et géopolitiques complexes »348. En fait, le journal prend prétexte de la prudence du premier ministre d’alors, Jacques Chirac, pour en élargir la portée à d’autres dossiers intéressant Lyon, non sans avoir pris soin au passage de qualifier l’agir gouvernemental d’« extension nationale, voire européenne, d’une spécialité particulièrement lyonnaise » : « Si l’on s’en tient aux désirs exprimés, l’ex-« capitale des Gaules » devrait être aujourd’hui pourvue, entre autres, d’un port presque maritime, d’un réseau routier évitant les bouchons estivaux et de toute l’infrastructure nécessaire à une métropole européenne »349. Sous-entendu : si l’Etat s’était résolu à être adjuvant plutôt que de dire qu’il le serait, au risque de donner le sentiment d’appliquer nationalement ce qui tient lieu de pratique locale.

C’est précisément l’inverse auquel est confronté le désignant « Minguettes », placé de l’autre côté du premier axe. L’emploi de ce nom propre intervient principalement, dans le discours éditorial de la deuxième période, en marge du double refus du préfet de région, donc de l’Etat, d’entériner le « changement d’image » du quartier Démocratie, intégré aux Minguettes. Mais à la différence du canal Rhin-Rhône, qui demeure alors à l’état d’esquisse (aujourd’hui, le projet est définitivement abandonné), les Minguettes existent et à travers la question de leur « devenir » se pose celle de la transformation du site. On notera encore, du côté gauche, la présence du quai « Achille-Lignon » qui, par contre, n’existe pas ou du moins pas dans sa version finalisée. Il est intéressant de constater à quel point la référence au devenir de cet espace urbain situé au nord de la ville, ancien site du Palais de la foire le long du parc de la Tête d’or, sert en même temps au journal à éprouver le vouloir-faire des municipalités à l’égard d’un lieu qu’il fait être de la sorte emblématique : « L’affaire va finir par tourner au gag. Longtemps affublé du titre de quai des brumes, Achille-Lignon va bientôt mériter celui de port de l’angoisse pour les municipalités successives qui s’efforcent de lui inventer un avenir »350. Si dans cet énoncé la portion de ville qui borde le Rhône au nord-est partage avec « Edouard-Herriot » la qualité de « port », il est clair qu’elle n’en représente malgré tout que la trace imaginaire, là où au sud-ouest le fragment urbain répondant à cette définition existe de fait. Comme existe à part entière « Gerland », qui contribue à l’axe pour 4 % à droite. Si cette forme propriale n’est pas explicitement cantonnée au passé dans les énoncés où elle est employée, il n’empêche qu’elle fait figure de site prégnant dans le discours assumé de la première période, en particulier dès l’instant où celui-ci est approché à l’aune de son profil de « technopôle ». Il est d’ailleurs frappant de constater que, dans son discours de la deuxième période, le journal fait de ce quartier de Lyon une « échappée d’importance » trouvée par Jacques Moulinier, l’adjoint à l’urbanisme de Francisque Collomb, « hors des inévitables Part-Dieu - Presqu’île ». L’opposition sur le premier axe entre « Gerland » et « Part-Dieu », ainsi que « Perrache », recèle à ce titre une distinction entre être et faire-être. Mais « Gerland », outre sa dimension technopolitaine, est aussi une réserve d’actions qui donnent lieu à polémiques : ce quartier est celui sur l’espace duquel l’attribution d’un terrain à une filiale de la société de promotion immobilière de Roland Fulchiron entraîne Lyon-Libération à accuser l’élu du 7ème arrondissement de délit d’ingérence, celui d’où part une controverse entretenue avec l’adjoint aux sports, celui encore qui accueille un meeting de Jean-Marie Le Pen explicitement désigné par le journal comme étant à l’origine d’un « raid » d’un « commando provocateur » sur les Pentes de la Croix-Rousse.

Pour leur part, la « Part-Dieu » et « Perrache » sont avant tout donnés à lire par le biais de leur « devenir ». Mais tandis que cet horizon futur sert de thème à part entière pour ce qui concerne le “centre décisionnel”, la projection qui est faite de l’échangeur de Perrache se limite pour l’essentiel à sa destruction, en marge de la présentation du document Lyon 2010 351. On peut relever encore sur le plan-graphique la projection de « Croix-Rousse » à proximité de « Perrache » et « Part-Dieu ». Mais cet emplacement ne doit pas faire illusion. Dans plus de la moitié de ses emplois (5 occurrences sur 9), cette expression entre à l’intérieur des descriptions définies « le député de la Croix-Rousse » et « l’élu de la Croix-Rousse ». Et même lorsqu’elle ne sert pas à désigner Michel Noir en personne, elle spatialise l’action de celui-ci sur sa circonscription, comme lorsqu’il s’interpose entre des opposants à Jean-Marie Le Pen et des policiers. Ce nom propre représente donc un cas à part dans le contexte prospectif qui nous paraît caractériser la dénomination territoriale inhérente au discours assumé de la deuxième période. Ce qui nous semble plus intéressant de relever, c’est que « Croix-Rousse » comme « Fourvière », ici placé dans le quadrant supérieur droit, sont, d’un point de vue probabiliste, communs aux quatre périodes et banals. Il serait bien sûr tentant d’y voir une confirmation de la pérennité d’un des deux “stéréotypes du regard extérieur” dont parle Bernard Poche352. Ce serait oublier cependant que ces deux référents se trouvent investis ici de contenus dissemblables tout au long du discours éditorial. C’est ainsi que « Croix-Rousse » renvoie d’abord à l’espace géographique avant de servir essentiellement à désigner Michel Noir puis d’être appréhendé comme espace aménageable dans les deux dernières périodes. De son côté, « Fourvière » évolue progressivement du site décisionnel (centre co-organisateur du séjour de Jean-Paul II) au désignant “physique” avant d’être approché à l’aune du « bouchon » et du célèbre ralentissement qu’il occasionne au moment des flux vacanciers (érigé en véritable lieu commun...), même si selon une lecture variable dans les deux dernières périodes : d’abord comme cause d’une image dépréciative pour la ville, ensuite comme source de polémique communautaire lorsque Michel Noir, sous couvert du Grand Lyon, cherche à apposer une image appréciative sur la précédente.

Le caractère commun et banal n’est pas l’apanage de « Croix-Rousse » et « Fourvière » puisque « Rhône-Alpes » possède le même profil, bien que pour sa part il faille ajouter une valeur de corrélation chronologique tout à fait significative : +0.99. Plus l’on progresse dans le discours éditorial de Lyon-Libération et plus ce nom propre se trouve usité. C’est sans doute la raison pour laquelle ce désignant est situé près du centre de gravité du graphique, mais de façon moindre cependant que « Grand Lyon » sur lequel nous aurons tout loisir de revenir dans la troisième section. Mais là encore, cet aspect invariant n’est pas sans recouvrir des contextes d’emploi fort disparates, à propos desquels il serait possible de faire nôtre la réflexion engagée par Yves de La Haye quant aux noms d’Etats :

‘Les noms des Etats ont ceci de particulier qu’ils désignent à la fois des acteurs et des espaces. Tiennent-ils surtout des anthroponymes ou des toponymes ? Leur genre est-il celui de l’acteur ou celui de l’espace désigné ? Et quelles sont les lois de leur évolution ? Peut-être y a-t-il d’ailleurs moins de différences qu’on ne pense entre les systèmes de ces deux grands types de noms propres et, notamment, une fluidité inattendue pour certains noms de lieux.353

Si l’on s’efforce de “colorer” la courbe de progression de « Rhône-Alpes » au gré des périodes rédactionnelles, il est clair que la première période est celle qui articule davantage « Lyon » et « Rhône-Alpes » en leur appliquant un mouvement le plus souvent centrifuge (Lyon “irradie” dans l’espace régional qui l’englobe), parfois centripète (comme lorsqu’il est dit que c’est toute la région Rhône-Alpes qui est impliquée dans l’Ecole normale supérieure), quand « Rhône-Alpes » n’est pas directement intégrée à la désignation de Lyon (« la capitale de Rhône-Alpes »). Par la suite, la corrélation de « Rhône-Alpes » avec le mouvement des « rénovateurs » de la droite, impulsé par Charles Millon à compter de mars 1989, est particulièrement avérée dans les deux périodes intermédiaires, même si celle dirigée par Robert Marmoz tend aussi à transposer une stratégie individuelle dans un registre qui relèverait plutôt du fait du prince (« Charles Millon président-baron de Rhône-Alpes »), tandis que la référence à « Rhône-Alpes » dans la dernière d’entre elles intervient surtout à titre délimitatif, non pas que le journal s’y applique, mais parce que le territoire rhônalpin dont il est question est circonscrit de fait (territoire du vote au moment des élections régionales de 1992 et territoire de diffusion, dès lors qu’il s’agit d’évoquer la fusion des deux titres “régionaux” le Progrès et Lyon Matin). Si l’on revient aux occurrences de « Rhône-Alpes » dans la deuxième période (le nom propre intervient comme élément illustratif du côté gauche du premier axe, non loin de la Période 2), on peut relever que plusieurs des unités rédactionnelles qui abritent une occurrence au moins de « Rhône-Alpes » s’appliquent chacune à construire un raisonnement en faveur d’une instance régionale - c’est-à-dire qualifiée comme telle -, que celle-ci recouvre un être concret (une « université régionale »), un être abstrait (le « fait régional ») ou un être intermédiaire qui participerait de l’identité territoriale (une « entité régionale »). Ce dernier cas est valable au moment où est rendu public le rapport Carrière, intitulé Rhône-Alpes, une prospective, commandé par Charles Millon et le préfet Gilbert Carrère. Le premier des constats que dresse la commission réunie par le président honoraire de la Société lyonnaise de banque est d’affirmer que la région Rhône-Alpes n’existe pas. Mais le document en appelle encore à “la volonté politique des villes” pour développer des comportements et des actions susceptibles de créer des alliances. C’est sur cette proposition que semble embrayer le journal lorsqu’il écrit :

‘Institutionnellement la Région ne peut s’imposer devant les désirs souvent centrifuges des départements. Contourner l’obstacle en faisant passer la création d’une entité régionale par la coopération entre les villes est astucieux. Mais, outre que les postulants à la direction de ces « cités » ne paraissent pas aujourd’hui préoccupés par cette idée, il reste une question majeure : le pouvoir politique régional a-t-il les moyens et le courage - jupitérien lui aussi - d’imposer aux intérêts locaux une « conscience rhônalpine » [qu’appellent de leurs voeux les auteurs du rapport] ?354

On voit donc que vient se greffer sur une « entité régionale » son corollaire, une « conscience », qui ne peut advenir qu’à condition que l’entité en question devienne effective. Nous sommes donc bien dans un discours qui tend à cerner le devenir de Rhône-Alpes. C’est du reste la même logique qui est à l’oeuvre lorsque le journal fait écho au souhait de Charles Millon de voir émerger une université de Rhône-Alpes355. Mais cette fois, il ne se contente pas de discuter le contenu du “transfert de compétences Etat-région” prôné par le président du conseil régional mais, cas marginal dans notre corpus et de ce fait suffisamment exceptionnel pour être souligné, en légitime les modalités :

‘Pour qu’il y ait un jour une grande « université régionale », il faudra que l’industrie locale ait apporté sa pierre à l’édifice. Et l’on voit mal ce qui pourrait convaincre des industriels de financer l’université sinon l’espoir de la voir dispenser des formations mieux ajustées à leurs besoins. Il ne faudra donc pas s’étonner de voir des universitaires d’habitude prompts à brandir l’étendard de l’anti-jacobinisme se retrancher derrière l’Etat, devenu garant de leur indépendance, ou même invoquer la dimension hexagonale de la culture française dès qu’on évoque une régionalisation. Du coup, le combat qu’engage aujourd’hui le président de la région Rhône-Alpes promet d’être long et incertain.356

Ce que vise ici le rédacteur en chef, c’est la limite de la décentralisation des pouvoirs en France. Mais comme dans la suite de son propos, il opère une analogie entre le traitement de ce “dossier” par Charles Millon et le lancement un mois plus tôt de sa proposition de “rénover” la droite, en les subsumant l’un et l’autre sous l’appellation de « néo-girondinisme », nous croyons pouvoir dire qu’à ce moment de son discours éditorial, le journal se fait porte-voix du programme défendu par Charles Millon. Mais dans une tournure où, en fin de compte, le site d’origine du dire journalistique semble compter davantage que son contenu.

Juste avant la tenue des élections européennes de 1989, le journal se fait le chantre d’une régionalisation du scrutin européen, seul à même selon lui, à l’instar de ce qui se produit en Italie ou en RFA, de fournir une occasion de prendre en compte le « fait régional ». Le journal estime alors que seuls les « rénovateurs » du RPR et de l’UDF se sont donné les moyens de construire une liste à partir des régions, même si en fin de compte leur entreprise n’a pas abouti357. Ce qui nous paraît intéressant, c’est qu’en marge de l’accession de Charles Millon à la tête de l’exécutif régional suite aux élections de 1992, le journal écrit que « six ans après la première élection régionale au suffrage universel, la région existe, les rhônalpins sont conscients de son importance »358. Or, les modalités de l’élection du Conseil régional sont restées les mêmes que celles de 1986. De plus, l’une et l’autre de ces échéances ont été gouvernées par une emprise des grands partis sur la désignation des candidats et la reproduction, à l’échelon régional, de débats partisans ayant cours au niveau national. Si l’on admet avec Elisabeth Dupoirier et H. D. Schajer que ‘“l’élection régionale n’est en aucune manière l’occasion d’émergence d’enjeux proprement régionaux” puisque “le choix du département comme circonscription électorale empêche de toute évidence la prise de conscience de problématiques régionales au moment de l’élection”’ 359, on peut penser que, par son propos, le journal se soit avant tout efforcé de construire un vivre ensemble régional à la lumière de la participation des électeurs, et d’elle seule.

L’échelon départemental est d’ailleurs remis en cause après le premier tour, et plus encore le second, des élections cantonales de 1988, les forts taux d’abstention réalisés ayant visiblement concouru à rendre “discutable” dans l’espace public l’avenir du département. Mais le journal ne se limite pas au conseil général. Il lui associe en effet la Courly, qu’il juge, comme le premier, inadaptée à « la réalité économique de la métropole lyonnaise ». Il n’est certainement pas innocent que ce type de discours soit tenu au moment même où Jean Rigaud soumet à la Courly la proposition de « créer un nouvel échelon administratif : la RUL, région urbaine de Lyon » (cette démarche intervient en effet durant l’entre-deux tours). En en appelant à la suppression du Conseil général et de la Courly - le premier en tant que concept étendu à la France entière, le second dans un contexte strictement lyonnais -, Lyon-Libération tend à construire une image d’“étroitesse” de ces espaces institutionnels. Mais le billet publié au lendemain du second tour des élections cantonales de 1988 nous semble procéder d’une fabrication des territoires qui dépasse ce premier niveau de lecture. Avant d’aller plus loin, il nous faut d’abord offrir d’en lire le fragment le plus significatif :

‘La semaine dernière, certains élus ont proposé de créer un nouvel échelon administratif : la RUL, région urbaine de Lyon. Avec comme justification - peu contestable - le fait que les cinq échelons administratifs lyonnais [conseil d’arrondissement, conseil municipal, conseil général - cantons et département -, communauté urbaine et conseil régional] se neutralisent mutuellement parce que leur zone d’influence se recoupe. Le département et la Courly ne sont plus adaptés à la réalité économique de la métropole lyonnaise, c’est incontestable. Faut-il pour autant rajouter un échelon à ce dispositif administratif stérilisant ? Lorsqu’on voit l’usage (réduit) que le Conseil régional a fait de la légitimité que lui confère l’élection au suffrage universel direct, on peut en douter. On peut même prévoir que Conseil général autant que Courly, loin de féliciter « l’épanouissement » de la RUL ou du Conseil régional vendront chèrement leur peau. Et quand bien même Rul et Région auraient le dernier mot, on pourra toujours leur opposer - dans la perspective de 92 - l’axe Lyon-Grenoble-Genève voire le « delta » Lyon-Barcelone-Turin.360

L’aspect prédominant dans ce long extrait est le procédé d’élargissement qui le sous-tend, un peu comme si la progression dans le texte se faisait parallèlement à une avancée territoriale symbolique. Mais une avancée qui ne procéderait pas par extension aveugle, plutôt par paliers, tout nouveau référent servant de base à une articulation avec le palier supérieur. Un constat s’impose cependant : chaque palier n’a pas pour contrepartie référentielle une seule entité, mais deux. De telle façon que l’on pourrait évoquer à leur sujet une bipolarité. La progression linéaire pourrait se traduire de la façon suivante :

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En réalité, l’articulation que l’on vient d’évoquer ne se réalise pas dans les mêmes termes d’un palier à l’autre. Le niveau 1 disqualifie la RUL selon un mode que nous pourrions ainsi gloser : est-il nécessaire d’envisager l’ajout de cet échelon supplémentaire au bipôle Département/Courly de toute façon obsolète ? Celui-ci est réactivé au niveau 2 au détriment de la Région, qui est donnée à voir comme incompétente en ce qu’elle ne tire pas partie de la légitimité que lui confère son élection au suffrage universel direct. Et si le bipôle Région/RUL devient sujet à part entière au niveau 3, ce n’est qu’en regard d’un anti-sujet composé de la paire Axe + Delta361. De telle manière que la nécessité de voir émerger une région urbaine à la place d’autres échelons apparaît comme discréditée. Il ressort même de la lecture du morceau extrait que ce sont les éléments des bipôles 1 et 3 qui subissent un meilleur traitement - il est ainsi dit que Conseil général et Courly « vendront chèrement leur peau » - que ceux qui sont placés à l’intérieur du bipôle 2. Pour apprécier cependant à sa juste mesure ce qui vient d’être avancé, il nous faut révéler - comme cela le serait pour le lecteur au gré de sa progression dans le texte - l’ultime phrase qui ponctue le billet de Michel Lépinay : « Faudra-t-il alors inventer un échelon administratif de plus, pour que Lyon devienne métropole européenne ? ». Il faut bien avouer que ce final nous laisse perplexe parce que nous éprouvons quelques difficultés à en déceler la véritable teneur. Peut-on parler en effet d’échelon administratif à propos d’entités dont la caractéristique commune se situe plutôt dans le fait d’appartenir à une classe “réseau de villes” ? Par conséquent, a-t-on affaire à ce stade à une formulation ironique ? Dans l’affirmative, il y aurait disqualification - en tout ou en partie - de l’échafaudage de sens qui précède cette conclusion. Dans le cas où la remise en cause serait totale, il n’est pas interdit de penser que cet “emballement” du texte à tendre vers le “bon” niveau de décision apporte une justification aux difficultés que peut ne pas manquer de ressentir le lecteur dès lors qu’il s’agit de définir au plus près la “circonscription” de son espace de vie.

Si le journal parle à propos de la Région urbaine de Lyon de création, c’est dans la mesure où la RUL est transformée alors en association de type loi 1901, tandis qu’elle faisait office d’instance de concertation depuis sa mise sur pied par l’Etat en 1978. Par contre, la référence à un « nouvel échelon » est erroné puisque la RUL ne correspond en rien à une nouvelle division administrative, encore moins à une nouvelle collectivité territoriale. Ce périmètre d’intervention publique, fonctionnel et non institutionnel, se veut pour l’essentiel le socle de mesures statistiques incluant les espaces d’influence de Lyon et de Saint-Etienne362. Ce qui nous paraît intéressant de noter ici, c’est que le développement de la RUL correspond à ce que Bernard Boureille et Nicole Commerçon nomment ‘“le deuxième temps de rupture de l’histoire de l’intercommunalité lyonnaise”’, le premier ayant été avéré après que l’Etat eut imposé à Lyon une communauté urbaine en 1969363. Selon ces auteurs, la RUL, d’outil de gouvernement local supervisé par l’Etat, évolue progressivement vers une logique de gouvernance urbaine dépassant le concept de gouvernement local, apte pour sa part à ne laisser percevoir de l’autorité locale que sa simple relation avec l’Etat, sans prise en compte de rationalités développées sur le terrain par des acteurs divers364. Lyon-Libération, en rattachant la RUL à la question de la pertinence des différents échelons administratifs, en dénature assurément le contenu au profit d’une lecture davantage centrée sur la superposition des espaces de démocratie urbaine. Et bien que Michel Noir réactive la RUL au lendemain de son accession à la mairie de Lyon en vue d’en faire l’instrument d’affirmation de son leadership sur une aire débordant les limites dévolues à la Courly, le journal s’interroge sur le « devenir » de celle-ci après que le maire de la ville-centre en a été nommé président ou fait écho aux propos de ceux qui, tel Charles Hernu, réclament que ce poste soit attribué au suffrage universel direct.

Notes
346.

Transferts, Editorial Michel Lépinay, 18 décembre 1986.

347.

Un crime est né, Editorial René-Pierre Boullu, 4 juillet 1987.

348.

Désirs contrariés, Editorial Francis Zamponi, 1er août 1987.

349.

Idem. C’est nous qui soulignons.

350.

Tour et détours, Billet Robert Marmoz, 18 septembre 1989.

351.

Réalisé dans les années 1970, le centre d’échanges de Perrache, ainsi dénommé parce qu’il représente une jonction physique entre différents modes de transports, entre dans une perspective plus large d’amélioration de l’accessibilité au centre. C’est pourquoi il ne faut pas perdre de vue que son inscription dans l’espace va de pair à l’époque avec la volonté des acteurs de l’Etat et de la Ville de créer un réseau de boulevards urbains, la fonction essentielle du tunnel sous Fourvière étant alors de permettre aux populations de l’ouest lyonnais d’accéder facilement au centre. Après la décision ministérielle de joindre les autoroutes A6 et A7 par le biais du tunnel, les esquisses du centre d’échanges évoluèrent. L’urbaniste Charles Delfante, qui fut chargé avec René Gagès d’une étude d’ensemble du quartier Perrache, estime que la tournure prise par le projet initial incombe à la mauvaise volonté de la SNCF, le résultat, bien que “satisfaisant du point de vue du service”, entraînant des conséquences “extrêmement pénalisantes : consolidation et élargissement de la barrière des voûtes [arcades servant de support à la gare, et qui font office de démarcation physique entre le nord de la Presqu’île et le sud en direction du confluent, ce qui amène d’aucuns à évoquer un véritable “mur de la honte”], cohérence des tissus urbains impossible, détérioration du paysage urbain (...), etc.” (cf. Cent ans d’urbanisme à Lyon, op. cit., p. 143).

352.

“Y a-t-il un roman lyonnais ?...”, loc. cit., p. 87. L’auteur rappelle que le stéréotype de l’opposition des deux fleuves a été inventé par Jules César et que Michelet est à l’origine de celui de l’opposition des deux collines.

353.

L’Europe sous les mots, Paris, Payot, 1979, pp. 149-150.

354.

Prospectives, Billet Robert Marmoz, 3 décembre 1988.

355.

Cette position est tout à fait en phase avec celle arrêtée dans le rapport Carrière puisqu’il y est plébiscité l’établissement d’une université de Rhône-Alpes, et non pas seulement en Rhône-Alpes.

356.

Les travaux pratiques d’un « néo-girondin », Commentaire Michel Lépinay, 28 avril 1989.

357.

En 1997, Michel Barnier, l’un des “rénovateurs” de la région Rhône-Alpes devenu ministre délégué aux affaires européennes dans le gouvernement d’Alain Juppé, a fait des propositions sur la réforme du mode d’élection des députés européens en France qui suggéraient la création de huit circonscriptions.

358.

Le défi de Millon, Commentaire Michel Lépinay, 28 mars 1992.

359.

“L’identité régionale. Problèmes théoriques, perspectives politiques”, in L’identité politique, Centre de relations internationales et de sciences politiques d’Amiens/Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Paris, PUF, 1994, p. 341.

360.

Alibis, Billet Michel Lépinay, 3 octobre 1988.

361.

Par anti-sujet, il faut entendre un “être doté d’une valeur négative pour un être donné” (cf. “Renouvellement du modèle actantiel”, loc. cit., p. 363).

362.

La RUL réunit alors, en plus de la Communauté urbaine, les départements du Rhône, de l’Isère et de l’Ain. L’adhésion de la Loire ne devient effective qu’à compter du 12 décembre 1991, tandis que la région Rhône-Alpes rejoint l’association le 2 mai 1996.

363.

“La Région urbaine de Lyon : une nouvelle instance de “gouvernance” territoriale ?”, in Revue de géographie de Lyon, vol. 73, 2, 1998, p. 144.

364.

Idem. Pour définir le concept de gouvernance urbaine, les auteurs citent Patrick Le Galès : ce concept “permet de reconnaître la fragmentation, l’incohérence et suggère de mettre l’accent sur les formes de coordination verticale et horizontale de l’action publique” (“Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine”, in Revue française de sciences politiques, vol. 45, 1, fév. 1995, p. 60).